Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort samedi 28 février à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille sera inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) au centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhurriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’Aga (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Une planche originale de l'album d'Astérix Les Lauriers de César a été vendue 150 000 euros samedi 14 mars au profit des familles des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Le dessinateur Albert Uderzo doit dédicacer spécialement cette planche extraite du 18e album des Aventures d'Astérix le Gaulois, édité en 1971, pour l'acquéreur. Christie's, la maison de vente, a promis de ne pas prélever de commission.Deux jours après l'attentat contre Charlie Hebdo, le cocréateur d'Astérix avec René Goscinny avait repris son crayon et dédié un croquis de l'irréductible petit Gaulois aux morts de Charlie Hebdo. « Moi aussi je suis un Charlie », lançait le Gaulois au casque ailé en envoyant dans les airs, d'un coup de poing, non pas un soldat romain mais un personnage portant des babouches.« Charlie Hebdo et Astérix, ça n'a rien à voir évidemment. Je ne vais pas changer ma casaque d'épaule. Je veux simplement marquer mon amitié pour ces dessinateurs qui ont payé (leurs idées) de leur vie », avait-il ajouté.Des ventes recordsDurant la vente de samedi, entièrement consacrée à la bande dessinée, certaines planches originales ont trouvé preneur pour des montants inédits. Un « record mondial » a été établi pour une planche originale de La Marque jaune de la série Blake et Mortimer, du belge Edgar P. Jacobs (1904-1987), vendue 205 500 euros, selon Christie's. Un autre record a été atteint pour une planche de la La Foire aux immortels du dessinateur et scénariste Enki Bilal adjugée à 115.500 euros.Enfin une gouache réalisée par Jean Giraud pour la couverture de l'album Le Cheval de fer de la série Blueberry, a trouvé preneur à 109 500 euros, là aussi un record. Christies a réalisé un chiffre de ventes global de plus de 5 millions d'euros au cours de cette cession. Grâce à de jeunes dessinateurs au style singulier, la bande-dessinée espagnole connaît un renouveau. Des romans graphiques à la fibre sociale, qui s'exportent avec succès. Connaissez-vous Nadar ? Non pas le célèbre photographe français de la fin du XIXe siècle, mais un auteur de bande dessinée espagnol ayant choisi le même pseudonyme. Il y a peu de chances, et pour cause : ce dessinateur, né en 1985, vient tout juste de publier son premier album, Papier froissé (Futuropolis). S'il vous reste 30 euros en poche ce mois-ci, n'hésitez pas à investir dans ce récit de 390 pages qui témoigne d'une étonnante maturité sur le plan de la narration.L'histoire met en scène, à distance, deux personnages que rien ne rapproche : Javi, un adolescent qui joue du coup de poing devant son lycée pour gagner de l'argent de poche ; Jorge, un homme seul et mélancolique venu travailler dans une menuiserie. Avant de finir par se croiser, leurs destins respectifs vont se confronter à la réalité d'une société espagnole secouée par la crise économique et l'évolution des mœurs. Déstructuration des familles, délinquance, violence conjugale, harcèlement à l'école, isolement... Les thématiques sociales ne manquent pas dans ce roman graphique, dont la force est de brosser, à travers le portrait de deux individus, celui d'un pays en plein questionnement.Un goût prononcé pour les sujets contemporainsPapier froissé n'est pas un ovni dans le paysage actuel de l'historieta, nom donné à la bande dessinée de la péninsule. Plusieurs autres romans graphiques s'inscrivant dans le réel ont marqué l'actualité des sorties étrangères. Ainsi Moi, assassin (Denoël Graphic), d'Antonio Altarriba et Keko, les « aventures » d'un tueur en série contées de son propre point de vue.Ou encore Voir des baleines (Rackham), de Javier de Isusi, le récit (authentique) de la relation qu'ont entretenue en prison un militant de l'ETA et un membre des commandos paramilitaires qui traquaient les indépendantistes basques. Plus tôt en 2014, Paco Roca avait, lui, raconté dans La Nueve (Delcourt) comment des républicains espagnols avaient participé à la Libération de Paris en 1944. Cette inclination pour des sujets contemporains n'est pas le fruit du hasard. Elle s'inscrit dans le cadre d'un marché de la bande dessinée modeste, où dominent deux maisons d'édition de taille moyenne, Norma Editorial et Astiberri Ediciones. « Le fait qu'il n'y ait pas d'industrie de la BD comme il peut en exister en France offre paradoxalement plus de liberté aux auteurs. Personne ne viendra en effet leur demander des histoires commerciales. Ils font donc ce qu'ils veulent », explique Javier de Isusi, le créateur de Voir des baleines, une très jolie réflexion sur le thème de la réconciliation dans un pays déchiré.Des séries à succès de pur « divertissement » ont pourtant existé dans le passé, comme Mortadel et Filemon, de Francisco Ibañez, ou Torpedo, d'Enrique Sanchez Abuli et Jordi Bernet. Mais c'était avant que la bande dessinée ibérique manque de disparaître, au milieu des années 1990, avec l'extinction des revues spécialisées.Le roman graphique — terme désignant des récits longs et relativement sérieux — a alors pris la relève. « Nous vivons dans un pays où l'histoire récente conserve de nombreuses zones d'ombre, qu'il s'agisse des périodes de la guerre civile, du franquisme ou de la transition démocratique. Les institutions actuelles n'ayant pas une réflexion historique suffisante, les artistes sont tout désignés pour la mener, qu'ils soient romanciers, cinéastes ou auteurs de BD », estime le scénariste et universitaire Antonio Altarriba, coauteur de Moi, assassin (Grand Prix de la critique 2014 en France).Une reprise de Corto MalteseBien avant qu'apparaisse le terme même de roman graphique, un pionnier avait montré la voie de manière remarquable : Carlos Gimenez (né en 1941). Publié quelques mois après la mort de Franco, son récit-culte, Paracuellos, dans lequel il décrit son enfance dans un orphelinat sous la dictature, a fait pleurer des centaines de milliers de lecteurs en Espagne et en France (où il fut publié dans les pages de Fluide glacial).Maître de l'autobiographie, Gimenez est le père d'une œuvre pétrie d'humanité qui a marqué les générations d'auteurs qui ont suivi. L'un de ses autres grands succès, Les Professionnels, décrit de l'intérieur un studio de bande dessinée, dans le Barcelone des années 1960, spécialisé dans les séries à bas coût et les copies de comics américains. Tous les dessinateurs qui y travaillent rêvent de développer leur propre style, et d'en vivre... Tel est finalement le cas, cinquante ans plus tard, d'un tout petit nombre d'auteurs. « Moins d'une dizaine », évalue Javier de Isusi. Mais les temps changent. « Le discours sur la bande dessinée espagnole évolue dans les médias, indique de son côté Nadar, le créateur de Papier froissé. Emergent aussi de nouveaux éditeurs, qui donnent leur chance à de jeunes auteurs nationaux sans exiger de ceux-ci qu'ils aient été publiés auparavant dans d'autres pays. Les librairies et les bibliothèques, enfin, accordent de plus en plus de place à la bande dessinée. »Il n'empêche : le nombre d'auteurs espagnols « à succès » travaillant prioritairement pour des maisons d'édition américaines ou françaises reste encore important. Miguelanxo Prado (Trait de craie, Ardalen), Ruben Pellejero (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka), Javier Martin (Les Chroniques de Légion), sans oublier Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, les créateurs de la série policière « Blacksad », ont ainsi fait l'essentiel de leur carrière en France.Deux d'entre eux — Diaz Canales et Pellejero — se sont même vu confier récemment, par Casterman, la reprise d'un personnage star du neuvième art : Corto Maltese. Prévu pour octobre, vingt-cinq ans après la mort d'Hugo Pratt, leur album se déroulera dans le Grand Nord canadien. Loin, très loin de l'Espagne d'aujourd'hui et de ses questions sociales.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en 34 ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la Porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu fin janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle asséné.Les auteurs touchent un euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant qu’un euro par livre vendu - « soit à peine le prix d’une baguette » - était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion. Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. Grâce à de jeunes dessinateurs au style singulier, la bande-dessinée espagnole connaît un renouveau. Des romans graphiques à la fibre sociale, qui s'exportent avec succès. Connaissez-vous Nadar ? Non pas le célèbre photographe français de la fin du XIXe siècle, mais un auteur de bande dessinée espagnol ayant choisi le même pseudonyme. Il y a peu de chances, et pour cause : ce dessinateur, né en 1985, vient tout juste de publier son premier album, Papier froissé (Futuropolis). S'il vous reste 30 euros en poche ce mois-ci, n'hésitez pas à investir dans ce récit de 390 pages qui témoigne d'une étonnante maturité sur le plan de la narration.L'histoire met en scène, à distance, deux personnages que rien ne rapproche : Javi, un adolescent qui joue du coup de poing devant son lycée pour gagner de l'argent de poche ; Jorge, un homme seul et mélancolique venu travailler dans une menuiserie. Avant de finir par se croiser, leurs destins respectifs vont se confronter à la réalité d'une société espagnole secouée par la crise économique et l'évolution des mœurs. Déstructuration des familles, délinquance, violence conjugale, harcèlement à l'école, isolement... Les thématiques sociales ne manquent pas dans ce roman graphique, dont la force est de brosser, à travers le portrait de deux individus, celui d'un pays en plein questionnement.Un goût prononcé pour les sujets contemporainsPapier froissé n'est pas un ovni dans le paysage actuel de l'historieta, nom donné à la bande dessinée de la péninsule. Plusieurs autres romans graphiques s'inscrivant dans le réel ont marqué l'actualité des sorties étrangères. Ainsi Moi, assassin (Denoël Graphic), d'Antonio Altarriba et Keko, les « aventures » d'un tueur en série contées de son propre point de vue.Ou encore Voir des baleines (Rackham), de Javier de Isusi, le récit (authentique) de la relation qu'ont entretenue en prison un militant de l'ETA et un membre des commandos paramilitaires qui traquaient les indépendantistes basques. Plus tôt en 2014, Paco Roca avait, lui, raconté dans La Nueve (Delcourt) comment des républicains espagnols avaient participé à la Libération de Paris en 1944. Cette inclination pour des sujets contemporains n'est pas le fruit du hasard. Elle s'inscrit dans le cadre d'un marché de la bande dessinée modeste, où dominent deux maisons d'édition de taille moyenne, Norma Editorial et Astiberri Ediciones. « Le fait qu'il n'y ait pas d'industrie de la BD comme il peut en exister en France offre paradoxalement plus de liberté aux auteurs. Personne ne viendra en effet leur demander des histoires commerciales. Ils font donc ce qu'ils veulent », explique Javier de Isusi, le créateur de Voir des baleines, une très jolie réflexion sur le thème de la réconciliation dans un pays déchiré.Des séries à succès de pur « divertissement » ont pourtant existé dans le passé, comme Mortadel et Filemon, de Francisco Ibañez, ou Torpedo, d'Enrique Sanchez Abuli et Jordi Bernet. Mais c'était avant que la bande dessinée ibérique manque de disparaître, au milieu des années 1990, avec l'extinction des revues spécialisées.Le roman graphique — terme désignant des récits longs et relativement sérieux — a alors pris la relève. « Nous vivons dans un pays où l'histoire récente conserve de nombreuses zones d'ombre, qu'il s'agisse des périodes de la guerre civile, du franquisme ou de la transition démocratique. Les institutions actuelles n'ayant pas une réflexion historique suffisante, les artistes sont tout désignés pour la mener, qu'ils soient romanciers, cinéastes ou auteurs de BD », estime le scénariste et universitaire Antonio Altarriba, coauteur de Moi, assassin (Grand Prix de la critique 2014 en France).Une reprise de Corto MalteseBien avant qu'apparaisse le terme même de roman graphique, un pionnier avait montré la voie de manière remarquable : Carlos Gimenez (né en 1941). Publié quelques mois après la mort de Franco, son récit-culte, Paracuellos, dans lequel il décrit son enfance dans un orphelinat sous la dictature, a fait pleurer des centaines de milliers de lecteurs en Espagne et en France (où il fut publié dans les pages de Fluide glacial).Maître de l'autobiographie, Gimenez est le père d'une œuvre pétrie d'humanité qui a marqué les générations d'auteurs qui ont suivi. L'un de ses autres grands succès, Les Professionnels, décrit de l'intérieur un studio de bande dessinée, dans le Barcelone des années 1960, spécialisé dans les séries à bas coût et les copies de comics américains. Tous les dessinateurs qui y travaillent rêvent de développer leur propre style, et d'en vivre... Tel est finalement le cas, cinquante ans plus tard, d'un tout petit nombre d'auteurs. « Moins d'une dizaine », évalue Javier de Isusi. Mais les temps changent. « Le discours sur la bande dessinée espagnole évolue dans les médias, indique de son côté Nadar, le créateur de Papier froissé. Emergent aussi de nouveaux éditeurs, qui donnent leur chance à de jeunes auteurs nationaux sans exiger de ceux-ci qu'ils aient été publiés auparavant dans d'autres pays. Les librairies et les bibliothèques, enfin, accordent de plus en plus de place à la bande dessinée. »Il n'empêche : le nombre d'auteurs espagnols « à succès » travaillant prioritairement pour des maisons d'édition américaines ou françaises reste encore important. Miguelanxo Prado (Trait de craie, Ardalen), Ruben Pellejero (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka), Javier Martin (Les Chroniques de Légion), sans oublier Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, les créateurs de la série policière « Blacksad », ont ainsi fait l'essentiel de leur carrière en France.Deux d'entre eux — Diaz Canales et Pellejero — se sont même vu confier récemment, par Casterman, la reprise d'un personnage star du neuvième art : Corto Maltese. Prévu pour octobre, vingt-cinq ans après la mort d'Hugo Pratt, leur album se déroulera dans le Grand Nord canadien. Loin, très loin de l'Espagne d'aujourd'hui et de ses questions sociales.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. Grâce à de jeunes dessinateurs au style singulier, la bande-dessinée espagnole connaît un renouveau. Des romans graphiques à la fibre sociale, qui s'exportent avec succès. Connaissez-vous Nadar ? Non pas le célèbre photographe français de la fin du XIXe siècle, mais un auteur de bande dessinée espagnol ayant choisi le même pseudonyme. Il y a peu de chances, et pour cause : ce dessinateur, né en 1985, vient tout juste de publier son premier album, Papier froissé (Futuropolis). S'il vous reste 30 euros en poche ce mois-ci, n'hésitez pas à investir dans ce récit de 390 pages qui témoigne d'une étonnante maturité sur le plan de la narration.L'histoire met en scène, à distance, deux personnages que rien ne rapproche : Javi, un adolescent qui joue du coup de poing devant son lycée pour gagner de l'argent de poche ; Jorge, un homme seul et mélancolique venu travailler dans une menuiserie. Avant de finir par se croiser, leurs destins respectifs vont se confronter à la réalité d'une société espagnole secouée par la crise économique et l'évolution des mœurs. Déstructuration des familles, délinquance, violence conjugale, harcèlement à l'école, isolement... Les thématiques sociales ne manquent pas dans ce roman graphique, dont la force est de brosser, à travers le portrait de deux individus, celui d'un pays en plein questionnement.Un goût prononcé pour les sujets contemporainsPapier froissé n'est pas un ovni dans le paysage actuel de l'historieta, nom donné à la bande dessinée de la péninsule. Plusieurs autres romans graphiques s'inscrivant dans le réel ont marqué l'actualité des sorties étrangères. Ainsi Moi, assassin (Denoël Graphic), d'Antonio Altarriba et Keko, les « aventures » d'un tueur en série contées de son propre point de vue.Ou encore Voir des baleines (Rackham), de Javier de Isusi, le récit (authentique) de la relation qu'ont entretenue en prison un militant de l'ETA et un membre des commandos paramilitaires qui traquaient les indépendantistes basques. Plus tôt en 2014, Paco Roca avait, lui, raconté dans La Nueve (Delcourt) comment des républicains espagnols avaient participé à la Libération de Paris en 1944. Cette inclination pour des sujets contemporains n'est pas le fruit du hasard. Elle s'inscrit dans le cadre d'un marché de la bande dessinée modeste, où dominent deux maisons d'édition de taille moyenne, Norma Editorial et Astiberri Ediciones. « Le fait qu'il n'y ait pas d'industrie de la BD comme il peut en exister en France offre paradoxalement plus de liberté aux auteurs. Personne ne viendra en effet leur demander des histoires commerciales. Ils font donc ce qu'ils veulent », explique Javier de Isusi, le créateur de Voir des baleines, une très jolie réflexion sur le thème de la réconciliation dans un pays déchiré.Des séries à succès de pur « divertissement » ont pourtant existé dans le passé, comme Mortadel et Filemon, de Francisco Ibañez, ou Torpedo, d'Enrique Sanchez Abuli et Jordi Bernet. Mais c'était avant que la bande dessinée ibérique manque de disparaître, au milieu des années 1990, avec l'extinction des revues spécialisées.Le roman graphique — terme désignant des récits longs et relativement sérieux — a alors pris la relève. « Nous vivons dans un pays où l'histoire récente conserve de nombreuses zones d'ombre, qu'il s'agisse des périodes de la guerre civile, du franquisme ou de la transition démocratique. Les institutions actuelles n'ayant pas une réflexion historique suffisante, les artistes sont tout désignés pour la mener, qu'ils soient romanciers, cinéastes ou auteurs de BD », estime le scénariste et universitaire Antonio Altarriba, coauteur de Moi, assassin (Grand Prix de la critique 2014 en France).Une reprise de Corto MalteseBien avant qu'apparaisse le terme même de roman graphique, un pionnier avait montré la voie de manière remarquable : Carlos Gimenez (né en 1941). Publié quelques mois après la mort de Franco, son récit-culte, Paracuellos, dans lequel il décrit son enfance dans un orphelinat sous la dictature, a fait pleurer des centaines de milliers de lecteurs en Espagne et en France (où il fut publié dans les pages de Fluide glacial).Maître de l'autobiographie, Gimenez est le père d'une œuvre pétrie d'humanité qui a marqué les générations d'auteurs qui ont suivi. L'un de ses autres grands succès, Les Professionnels, décrit de l'intérieur un studio de bande dessinée, dans le Barcelone des années 1960, spécialisé dans les séries à bas coût et les copies de comics américains. Tous les dessinateurs qui y travaillent rêvent de développer leur propre style, et d'en vivre... Tel est finalement le cas, cinquante ans plus tard, d'un tout petit nombre d'auteurs. « Moins d'une dizaine », évalue Javier de Isusi. Mais les temps changent. « Le discours sur la bande dessinée espagnole évolue dans les médias, indique de son côté Nadar, le créateur de Papier froissé. Emergent aussi de nouveaux éditeurs, qui donnent leur chance à de jeunes auteurs nationaux sans exiger de ceux-ci qu'ils aient été publiés auparavant dans d'autres pays. Les librairies et les bibliothèques, enfin, accordent de plus en plus de place à la bande dessinée. »Il n'empêche : le nombre d'auteurs espagnols « à succès » travaillant prioritairement pour des maisons d'édition américaines ou françaises reste encore important. Miguelanxo Prado (Trait de craie, Ardalen), Ruben Pellejero (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka), Javier Martin (Les Chroniques de Légion), sans oublier Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, les créateurs de la série policière « Blacksad », ont ainsi fait l'essentiel de leur carrière en France.Deux d'entre eux — Diaz Canales et Pellejero — se sont même vu confier récemment, par Casterman, la reprise d'un personnage star du neuvième art : Corto Maltese. Prévu pour octobre, vingt-cinq ans après la mort d'Hugo Pratt, leur album se déroulera dans le Grand Nord canadien. Loin, très loin de l'Espagne d'aujourd'hui et de ses questions sociales.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle.Rendez-vous au Salon du livre de ParisLe Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €.Eric Chevillard Paulo A. Paranagua C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes.En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... Macha Séry En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues.Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste.Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée.Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse).Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Que ce soit dans ses livres publiés aux éditions Buchet-Chastel et aux Cahiers dessinés (Un Argentin à Paris, L’Air du temps) ou sur le blog qu’il a ouvert en juillet 2014 sur le site du Monde, Micaël n’a pas son pareil pour tourner en dérision les milieux culturels et bobos. Peintres maudits en quête de mouvement à créer, écrivains à l’ego trop grand pour tenir dans un format poche, visiteurs de musée se flattant à voix haute de leur snobisme… Nul n’échappe à l’humour faussement blasé de ce dessinateur argentin, né en 1982 à Paris, où il est revenu vivre voilà quelques années.Nourri aux mamelles de l’ironie distanciée façon Sempé ou Bretécher, ce fils de psychanalystes serait à ranger dans la catégorie des contempteurs féroces des mœurs de notre époque si son dessin, à la fois gracile et géométrique, ne diffusait une impression de profonde nostalgie.Chaque année, Micaël – de son vrai nom Micaël Queiroz – attend avec impatience le Salon du livre de Paris, moins pour sa programmation (le Brésil est le pays à l’honneur en 2015, et Cracovie et Wroclaw les villes invitées) que pour son casting renouvelé de romanciers, d’éditeurs, d’attachées de presse, d’agents littéraires…Il nous a spontanément envoyé une série de six dessins que nous vous offrons ici même. Un régal de détachement. Lire l’article d’Yves Frémion à propos de Micaël sur le blog BD du Monde, Les Petits Miquets.L’Air du temps, le blog de Micaël.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes.« La Clarinette » : perdre un ami, perdre un paysLe roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 €« – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202  Alain SallesJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ».La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... La romancière belge Amélie Nothomb a rejoint les rangs de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. L'écrivaine de 48 ans a été élue, samedi, « à une grande majorité », a fait savoir lundi 16 mars l'institution homologue de l'Académie française, fondée en 1920. Elle occupe le siège laissé vacant après la mort, en août 2014 à l'âge de 78 ans, de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys. La séance d'ouverture de l'Académie est prévue pour cet automne.Lire aussi la nécrologie (édition abonnés) : Mort du sinologue Simon LeysSelon Jacques De Decker, secrétaire perpétuel de l'institution, la romancière, qui a passé une partie de sa jeunesse en Asie, a connu son prédécesseur dans sa jeunesse. De son vrai nom Pierre Ryckmans, il a connu une notoriété internationale au début des années 1970 en dénonçant le régime communiste en place à Pékin, dans son ouvrage Les Habits neufs du président Mao.Lire aussi l'article (édition abonnés) : Quand « Le Monde » étrillait Simon Leys… avant de l'encenserVingt-trois romansM. De Decker, a loué « l'importance de l'œuvre [d'Amélie Nothomb], son originalité et sa cohérence, son rayonnement international ». Elle est l'auteure de vingt-trois romans, dont Hygiène de l'assassin, Stupeur et tremblements ou encore Pétronille, sorti en 2014.L'Académie royale de Belgique, ouverte aux femmes dès sa création, compte quarante fauteuils — vingt-six pour des écrivains et quatorze pour des philologues, dont un quart réservés à des étrangers. Elle décerne trente prix littéraires et avait d'ailleurs distingué Amélie Nothomb en 1998 pour son roman Mercure. Grâce à de jeunes dessinateurs au style singulier, la bande-dessinée espagnole connaît un renouveau. Des romans graphiques à la fibre sociale, qui s'exportent avec succès. Connaissez-vous Nadar ? Non pas le célèbre photographe français de la fin du XIXe siècle, mais un auteur de bande dessinée espagnol ayant choisi le même pseudonyme. Il y a peu de chances, et pour cause : ce dessinateur, né en 1985, vient tout juste de publier son premier album, Papier froissé (Futuropolis). S'il vous reste 30 euros en poche ce mois-ci, n'hésitez pas à investir dans ce récit de 390 pages qui témoigne d'une étonnante maturité sur le plan de la narration.L'histoire met en scène, à distance, deux personnages que rien ne rapproche : Javi, un adolescent qui joue du coup de poing devant son lycée pour gagner de l'argent de poche ; Jorge, un homme seul et mélancolique venu travailler dans une menuiserie. Avant de finir par se croiser, leurs destins respectifs vont se confronter à la réalité d'une société espagnole secouée par la crise économique et l'évolution des mœurs. Déstructuration des familles, délinquance, violence conjugale, harcèlement à l'école, isolement... Les thématiques sociales ne manquent pas dans ce roman graphique, dont la force est de brosser, à travers le portrait de deux individus, celui d'un pays en plein questionnement.Un goût prononcé pour les sujets contemporainsPapier froissé n'est pas un ovni dans le paysage actuel de l'historieta, nom donné à la bande dessinée de la péninsule. Plusieurs autres romans graphiques s'inscrivant dans le réel ont marqué l'actualité des sorties étrangères. Ainsi Moi, assassin (Denoël Graphic), d'Antonio Altarriba et Keko, les « aventures » d'un tueur en série contées de son propre point de vue.Ou encore Voir des baleines (Rackham), de Javier de Isusi, le récit (authentique) de la relation qu'ont entretenue en prison un militant de l'ETA et un membre des commandos paramilitaires qui traquaient les indépendantistes basques. Plus tôt en 2014, Paco Roca avait, lui, raconté dans La Nueve (Delcourt) comment des républicains espagnols avaient participé à la Libération de Paris en 1944. Cette inclination pour des sujets contemporains n'est pas le fruit du hasard. Elle s'inscrit dans le cadre d'un marché de la bande dessinée modeste, où dominent deux maisons d'édition de taille moyenne, Norma Editorial et Astiberri Ediciones. « Le fait qu'il n'y ait pas d'industrie de la BD comme il peut en exister en France offre paradoxalement plus de liberté aux auteurs. Personne ne viendra en effet leur demander des histoires commerciales. Ils font donc ce qu'ils veulent », explique Javier de Isusi, le créateur de Voir des baleines, une très jolie réflexion sur le thème de la réconciliation dans un pays déchiré.Des séries à succès de pur « divertissement » ont pourtant existé dans le passé, comme Mortadel et Filemon, de Francisco Ibañez, ou Torpedo, d'Enrique Sanchez Abuli et Jordi Bernet. Mais c'était avant que la bande dessinée ibérique manque de disparaître, au milieu des années 1990, avec l'extinction des revues spécialisées.Le roman graphique — terme désignant des récits longs et relativement sérieux — a alors pris la relève. « Nous vivons dans un pays où l'histoire récente conserve de nombreuses zones d'ombre, qu'il s'agisse des périodes de la guerre civile, du franquisme ou de la transition démocratique. Les institutions actuelles n'ayant pas une réflexion historique suffisante, les artistes sont tout désignés pour la mener, qu'ils soient romanciers, cinéastes ou auteurs de BD », estime le scénariste et universitaire Antonio Altarriba, coauteur de Moi, assassin (Grand Prix de la critique 2014 en France).Une reprise de Corto MalteseBien avant qu'apparaisse le terme même de roman graphique, un pionnier avait montré la voie de manière remarquable : Carlos Gimenez (né en 1941). Publié quelques mois après la mort de Franco, son récit-culte, Paracuellos, dans lequel il décrit son enfance dans un orphelinat sous la dictature, a fait pleurer des centaines de milliers de lecteurs en Espagne et en France (où il fut publié dans les pages de Fluide glacial).Maître de l'autobiographie, Gimenez est le père d'une œuvre pétrie d'humanité qui a marqué les générations d'auteurs qui ont suivi. L'un de ses autres grands succès, Les Professionnels, décrit de l'intérieur un studio de bande dessinée, dans le Barcelone des années 1960, spécialisé dans les séries à bas coût et les copies de comics américains. Tous les dessinateurs qui y travaillent rêvent de développer leur propre style, et d'en vivre... Tel est finalement le cas, cinquante ans plus tard, d'un tout petit nombre d'auteurs. « Moins d'une dizaine », évalue Javier de Isusi. Mais les temps changent. « Le discours sur la bande dessinée espagnole évolue dans les médias, indique de son côté Nadar, le créateur de Papier froissé. Emergent aussi de nouveaux éditeurs, qui donnent leur chance à de jeunes auteurs nationaux sans exiger de ceux-ci qu'ils aient été publiés auparavant dans d'autres pays. Les librairies et les bibliothèques, enfin, accordent de plus en plus de place à la bande dessinée. »Il n'empêche : le nombre d'auteurs espagnols « à succès » travaillant prioritairement pour des maisons d'édition américaines ou françaises reste encore important. Miguelanxo Prado (Trait de craie, Ardalen), Ruben Pellejero (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka), Javier Martin (Les Chroniques de Légion), sans oublier Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, les créateurs de la série policière « Blacksad », ont ainsi fait l'essentiel de leur carrière en France.Deux d'entre eux — Diaz Canales et Pellejero — se sont même vu confier récemment, par Casterman, la reprise d'un personnage star du neuvième art : Corto Maltese. Prévu pour octobre, vingt-cinq ans après la mort d'Hugo Pratt, leur album se déroulera dans le Grand Nord canadien. Loin, très loin de l'Espagne d'aujourd'hui et de ses questions sociales.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. »Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Une planche originale de l'album d'Astérix Les Lauriers de César a été vendue 150 000 euros samedi 14 mars au profit des familles des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Le dessinateur Albert Uderzo doit dédicacer spécialement cette planche extraite du 18e album des Aventures d'Astérix le Gaulois, édité en 1971, pour l'acquéreur. Christie's, la maison de vente, a promis de ne pas prélever de commission.Deux jours après l'attentat contre Charlie Hebdo, le cocréateur d'Astérix avec René Goscinny avait repris son crayon et dédié un croquis de l'irréductible petit Gaulois aux morts de Charlie Hebdo. « Moi aussi je suis un Charlie », lançait le Gaulois au casque ailé en envoyant dans les airs, d'un coup de poing, non pas un soldat romain mais un personnage portant des babouches.« Charlie Hebdo et Astérix, ça n'a rien à voir évidemment. Je ne vais pas changer ma casaque d'épaule. Je veux simplement marquer mon amitié pour ces dessinateurs qui ont payé (leurs idées) de leur vie », avait-il ajouté.Des ventes recordsDurant la vente de samedi, entièrement consacrée à la bande dessinée, certaines planches originales ont trouvé preneur pour des montants inédits. Un « record mondial » a été établi pour une planche originale de La Marque jaune de la série Blake et Mortimer, du belge Edgar P. Jacobs (1904-1987), vendue 205 500 euros, selon Christie's. Un autre record a été atteint pour une planche de la La Foire aux immortels du dessinateur et scénariste Enki Bilal adjugée à 115.500 euros.Enfin une gouache réalisée par Jean Giraud pour la couverture de l'album Le Cheval de fer de la série Blueberry, a trouvé preneur à 109 500 euros, là aussi un record. Christies a réalisé un chiffre de ventes global de plus de 5 millions d'euros au cours de cette cession. Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation.Les héros antiques reprennent du service Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 05.03.2015 à 10h19 • Mis à jour le05.03.2015 à 11h58 | Alain Beuve-Méry La France ne peut pas appliquer un taux réduit de TVA à la fourniture de livres électroniques contrairement aux livres papier, ce qu’elle fait depuis trois ans, en appliquant un taux réduit à 5,5 %, identique au taux dont bénéficie le livre imprimé. Cette querelle envenime les relations entre la Commission européenne et la filière du livre en France, soutenue à l’unisson par les pouvoirs publics de gauche, comme de droite. La réponse ne faisait pourtant guère de doute.La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché. Elle a rendu un arrêt, jeudi 5 mars, suite à une saisine de la Commission européenne estimant que la France et le Luxembourg contreviennent bien à la réglementation européenne, en appliquant un taux de TVA réduit sur le livre numérique, respectivement de 5,5 % pour la France et de 3 % pour le Luxembourg, où Amazon a son siège social en Europe.Campagne viralePour la Commission, le livre numérique est en effet considéré comme un service, dès lors selon son raisonnement, il doit être assujetti au taux classique de 20 % et ne doit pas bénéficier d’un régime dérogatoire. Pour les autorités françaises, au contraire, le livre quel que soit son support doit être considéré comme un bien de première nécessité et elles plaident en faveur d’un alignement des taux entre livres papiers et digitaux.Dans un passé récent, la Commission européenne a obtenu gain de cause, contre l’Espagne qui avait baissé son taux de TVA sur les livres numériques à 4 % et qui a été obligé de le remonter à 21 % actuellement. La surprise serait en effet que la Cour accepte le point de vue de la France et estime qu’une TVA réduite puisse s’appliquer aux livres numériques diffusés par téléchargement ou en streaming.Anticipant un arrêt européen qui contraindrait la France à repasser à un taux normal de TVA de 20 % sur le livre numérique, le Syndicat national de l’édition (SNE) française a décidé de prendre les devants et de lancer une campagne virale sur les réseaux sociaux, intitulé unlivreestunlivre.eu. Sur le site du même nom qui fonctionne en français et en anglais, les internautes sont invités à distinguer ce qui est livre de ce qui n’est pas un livre, sur le mode de « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Le SNE a aussi créé le hashtag #ThatIsNotABook.Il s’agit de montrer qu’un livre est une œuvre qui ne change pas, quel que soit son support, et que dans ces conditions, il apparaît absurde de le taxer différemment », explique Christine de Mazières, secrétaire générale de SNE. Mais pour obtenir un changement des règles européennes en matière fiscale, il faut un accord de tous les membres de l’Union européenne. Or pour l’instant le Royaume-Uni et le Danemark s’opposent à ce que le livre numérique soit retiré de la liste des biens et services et puisse à partir de là, bénéficier d’un taux de TVA réduit.Pour les éditeurs, le retour à un taux de TVA normal entraînera immanquablement un enchérissement du prix du livre numérique, puisqu’ils ont l’intention de répercuter en tout ou partie, de cette hausse sur la valeur faciale des livres numériques.Reste qu’en France, même si les ventes de livres numériques ont progressé de 45 % en valeur, atteignant 63,8 millions d’euros et de 60 % en volume, avec 8,3 millions de livres téléchargés, selon les données de l’institut GfK, le livre numérique ne pèse que faiblement dans le chiffre d’affaires des éditeurs. Il représente aujourd’hui 1,6 % du chiffre d’affaires total des éditeurs et 2,4 % des volumes. Sébastien Rouault, chargé du panel Livre à l’institut GfK considère que la décision de Bruxelles va poser « une équation économique difficile » et il ne prévoit, dans ces conditions, une progression du livre numérique que de 40 % en France en 2015.L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisés Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »Marie Jégo (Istanbul, correspondante)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée depuis 2013 par Benoît Mouchart, l’ancien directeur artistique du Festival d’Angoulême.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.JournalC’était l’un des secrets les mieux gardés de la littérature française : le Journal de l’avocat Maurice Garçon (1889-1967), soigneusement conservé par sa famille. La parution du tome couvrant les années 1939 à 1945 est l’un des événements de ce printemps.Maurice Garçon, à savoir ? Un mélange détonant de donquichottisme moral, de noctambulisme mondain et de funambulisme érudit, qui fit de ce ténor du barreau, académicien français et châtelain, un ami de Léautaud, un auteur pour le Grand-Guignol, un défenseur de Pauvert et d’Hara-Kiri mensuel. C’est l’envers de son dandysme que révèle ce Journal, où il se fait au jour le jour le chroniqueur impitoyable du naufrage de la IIIe République, faillite que parachève la sanglante pitrerie de l’Etat français. Gant de crin et paille de fer, rien ne résiste à sa mémoire exacte et à l’acuité de son regard. Ce journal est un témoignage capital, celui d’un humaniste désenchanté, trompant sa honte avec son dégoût, mais tenant bon. François Angelier Journal (1939-1945), de Maurice Garçon, édité par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres-Fayard, 704 p., 29 €.RomanC’est peu de dire que, pour la deuxième « saison » de la saga Vernon Subutex, Virginie Despentes fait le choix de surprendre. A l’infinie noirceur du premier tome, paru en janvier, succède la lumière. Ancien disquaire que la mort de la star Alex Bleach avait laissé sans personne pour payer son loyer, Vernon Subutex avait passé le premier tome à aller d’un canapé à l’autre, avant de se retrouver à la rue pour de bon. C’est là qu’on le retrouve au début du deuxième. Tous les anciens amis rencontrés dans la première partie, en le découvrant SDF, sont pris de culpabilité. Si Vernon refuse les propositions d’hébergement, ces hommes et ces femmes perclus de solitude, renfermés sur eux-mêmes, remâchant leurs échecs et leurs désillusions, se mettent à constituer un groupe autour de lui. Si l’on est surpris par la douceur qui se dégage de ce tome II, celle-ci gagne le lecteur. Parce qu’elle n’a rien de lénifiant ; parce qu’elle n’amollit pas le sens de l’observation de l’auteure, on referme ce deuxième tome impatient de lire le troisième, pour découvrir où tout ça va mener Vernon et les autres. Il est annoncé pour l’automne. Raphaëlle Leyris Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 €. En librairie le 9 juin.RomanC’était le temps où les papes avaient des enfants presque au grand jour. Lorsque, en 1492, Alexandre VI (Rodrigue Borgia) est élu à la sainte chaire de Rome, il convoque sa progéniture : Juan, 18 ans, César, 16, Lucrèce, 12, et Jofré, 10, auxquels on a toujours fait croire qu’il était leur oncle. Après Dumas, Hugo et bien d’autres, voici Dario Fo inspiré à son tour, pour son premier roman, par Lucrèce Borgia. Parcourant avec vivacité et humour les trente-neuf ans de son existence (1480-1519), le Prix Nobel de littérature 1997 la fait revivre au gré des alliances et des intrigues de la Renaissance. Son tableau est celui, passionnant, d’un être instrumentalisé par son père et son frère César, mais qui réussit pourtant à devenir une grande dame éprise de culture et d’humanité. Florence Noiville La Fille du pape (La figlia del papa), de Dario Fo, traduit de l’italien par Camille Paul, Grasset, 288 p., 19 €.DictionnaireLa présence de l’anarchisme dans les rayons des libraires est aujourd’hui loin d’être négligeable ; petits et grands éditeurs se lancent à l’envi dans les rééditions des textes phares du mouvement. Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire, qui vient de paraître en poche sous le titre Les Anarchistes, permet de remettre de l’ordre dans ces parutions, de ressaisir le fil historique d’un mouvement extrêmement divers dans ses aspirations et le profil de ses militants. Plus de 500 notices biographiques, de Bakoukine à Daniel Cohn-Bendit, en passant par l’écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac, éclairent sur les choix et les itinéraires de ces libertaires, des plus sages et inflexibles aux plus rocambolesques. Julie Clarini Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Editions de l’Atelier, « L’Atelier en poche », 862 p., 15 €. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.JournalC’était l’un des secrets les mieux gardés de la littérature française : le Journal de l’avocat Maurice Garçon (1889-1967), soigneusement conservé par sa famille. La parution du tome couvrant les années 1939 à 1945 est l’un des événements de ce printemps.Maurice Garçon, à savoir ? Un mélange détonant de donquichottisme moral, de noctambulisme mondain et de funambulisme érudit, qui fit de ce ténor du barreau, académicien français et châtelain, un ami de Léautaud, un auteur pour le Grand-Guignol, un défenseur de Pauvert et d’Hara-Kiri mensuel. C’est l’envers de son dandysme que révèle ce Journal, où il se fait au jour le jour le chroniqueur impitoyable du naufrage de la IIIe République, faillite que parachève la sanglante pitrerie de l’Etat français. Gant de crin et paille de fer, rien ne résiste à sa mémoire exacte et à l’acuité de son regard. Ce journal est un témoignage capital, celui d’un humaniste désenchanté, trompant sa honte avec son dégoût, mais tenant bon. François Angelier Journal (1939-1945), de Maurice Garçon, édité par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres-Fayard, 704 p., 29 €.RomanC’est peu de dire que, pour la deuxième « saison » de la saga Vernon Subutex, Virginie Despentes fait le choix de surprendre. A l’infinie noirceur du premier tome, paru en janvier, succède la lumière. Ancien disquaire que la mort de la star Alex Bleach avait laissé sans personne pour payer son loyer, Vernon Subutex avait passé le premier tome à aller d’un canapé à l’autre, avant de se retrouver à la rue pour de bon. C’est là qu’on le retrouve au début du deuxième. Tous les anciens amis rencontrés dans la première partie, en le découvrant SDF, sont pris de culpabilité. Si Vernon refuse les propositions d’hébergement, ces hommes et ces femmes perclus de solitude, renfermés sur eux-mêmes, remâchant leurs échecs et leurs désillusions, se mettent à constituer un groupe autour de lui. Si l’on est surpris par la douceur qui se dégage de ce tome II, celle-ci gagne le lecteur. Parce qu’elle n’a rien de lénifiant ; parce qu’elle n’amollit pas le sens de l’observation de l’auteure, on referme ce deuxième tome impatient de lire le troisième, pour découvrir où tout ça va mener Vernon et les autres. Il est annoncé pour l’automne. Raphaëlle Leyris Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 €. En librairie le 9 juin.RomanC’était le temps où les papes avaient des enfants presque au grand jour. Lorsque, en 1492, Alexandre VI (Rodrigue Borgia) est élu à la sainte chaire de Rome, il convoque sa progéniture : Juan, 18 ans, César, 16, Lucrèce, 12, et Jofré, 10, auxquels on a toujours fait croire qu’il était leur oncle. Après Dumas, Hugo et bien d’autres, voici Dario Fo inspiré à son tour, pour son premier roman, par Lucrèce Borgia. Parcourant avec vivacité et humour les trente-neuf ans de son existence (1480-1519), le Prix Nobel de littérature 1997 la fait revivre au gré des alliances et des intrigues de la Renaissance. Son tableau est celui, passionnant, d’un être instrumentalisé par son père et son frère César, mais qui réussit pourtant à devenir une grande dame éprise de culture et d’humanité. Florence Noiville La Fille du pape (La figlia del papa), de Dario Fo, traduit de l’italien par Camille Paul, Grasset, 288 p., 19 €.DictionnaireLa présence de l’anarchisme dans les rayons des libraires est aujourd’hui loin d’être négligeable ; petits et grands éditeurs se lancent à l’envi dans les rééditions des textes phares du mouvement. Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire, qui vient de paraître en poche sous le titre Les Anarchistes, permet de remettre de l’ordre dans ces parutions, de ressaisir le fil historique d’un mouvement extrêmement divers dans ses aspirations et le profil de ses militants. Plus de 500 notices biographiques, de Bakoukine à Daniel Cohn-Bendit, en passant par l’écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac, éclairent sur les choix et les itinéraires de ces libertaires, des plus sages et inflexibles aux plus rocambolesques. Julie Clarini Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Editions de l’Atelier, « L’Atelier en poche », 862 p., 15 €. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas, le romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon et dont une grand-mère était une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.JournalC’était l’un des secrets les mieux gardés de la littérature française : le Journal de l’avocat Maurice Garçon (1889-1967), soigneusement conservé par sa famille. La parution du tome couvrant les années 1939 à 1945 est l’un des événements de ce printemps.Maurice Garçon, à savoir ? Un mélange détonant de donquichottisme moral, de noctambulisme mondain et de funambulisme érudit, qui fit de ce ténor du barreau, académicien français et châtelain, un ami de Léautaud, un auteur pour le Grand-Guignol, un défenseur de Pauvert et d’Hara-Kiri mensuel. C’est l’envers de son dandysme que révèle ce Journal, où il se fait au jour le jour le chroniqueur impitoyable du naufrage de la IIIe République, faillite que parachève la sanglante pitrerie de l’Etat français. Gant de crin et paille de fer, rien ne résiste à sa mémoire exacte et à l’acuité de son regard. Ce journal est un témoignage capital, celui d’un humaniste désenchanté, trompant sa honte avec son dégoût, mais tenant bon. François Angelier Journal (1939-1945), de Maurice Garçon, édité par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres-Fayard, 704 p., 29 €.RomanC’est peu de dire que, pour la deuxième « saison » de la saga Vernon Subutex, Virginie Despentes fait le choix de surprendre. A l’infinie noirceur du premier tome, paru en janvier, succède la lumière. Ancien disquaire que la mort de la star Alex Bleach avait laissé sans personne pour payer son loyer, Vernon Subutex avait passé le premier tome à aller d’un canapé à l’autre, avant de se retrouver à la rue pour de bon. C’est là qu’on le retrouve au début du deuxième. Tous les anciens amis rencontrés dans la première partie, en le découvrant SDF, sont pris de culpabilité. Si Vernon refuse les propositions d’hébergement, ces hommes et ces femmes perclus de solitude, renfermés sur eux-mêmes, remâchant leurs échecs et leurs désillusions, se mettent à constituer un groupe autour de lui. Si l’on est surpris par la douceur qui se dégage de ce tome II, celle-ci gagne le lecteur. Parce qu’elle n’a rien de lénifiant ; parce qu’elle n’amollit pas le sens de l’observation de l’auteure, on referme ce deuxième tome impatient de lire le troisième, pour découvrir où tout ça va mener Vernon et les autres. Il est annoncé pour l’automne. Raphaëlle Leyris Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 €. En librairie le 9 juin.RomanC’était le temps où les papes avaient des enfants presque au grand jour. Lorsque, en 1492, Alexandre VI (Rodrigue Borgia) est élu à la sainte chaire de Rome, il convoque sa progéniture : Juan, 18 ans, César, 16, Lucrèce, 12, et Jofré, 10, auxquels on a toujours fait croire qu’il était leur oncle. Après Dumas, Hugo et bien d’autres, voici Dario Fo inspiré à son tour, pour son premier roman, par Lucrèce Borgia. Parcourant avec vivacité et humour les trente-neuf ans de son existence (1480-1519), le Prix Nobel de littérature 1997 la fait revivre au gré des alliances et des intrigues de la Renaissance. Son tableau est celui, passionnant, d’un être instrumentalisé par son père et son frère César, mais qui réussit pourtant à devenir une grande dame éprise de culture et d’humanité. Florence Noiville La Fille du pape (La figlia del papa), de Dario Fo, traduit de l’italien par Camille Paul, Grasset, 288 p., 19 €.DictionnaireLa présence de l’anarchisme dans les rayons des libraires est aujourd’hui loin d’être négligeable ; petits et grands éditeurs se lancent à l’envi dans les rééditions des textes phares du mouvement. Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire, qui vient de paraître en poche sous le titre Les Anarchistes, permet de remettre de l’ordre dans ces parutions, de ressaisir le fil historique d’un mouvement extrêmement divers dans ses aspirations et le profil de ses militants. Plus de 500 notices biographiques, de Bakoukine à Daniel Cohn-Bendit, en passant par l’écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac, éclairent sur les choix et les itinéraires de ces libertaires, des plus sages et inflexibles aux plus rocambolesques. Julie Clarini Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Editions de l’Atelier, « L’Atelier en poche », 862 p., 15 €. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... La Commission européenne a ouvert, jeudi 11 juin, une enquête formelle concernant certaines pratiques commerciales d’Amazon en matière de distribution de livres numériques, soupçonnant le géant du Net de pratiques anticoncurrentielles.L’enquête concerne certaines clauses des contrats signés par Amazon avec des maisons d’édition qui obligent les éditeurs à informer Amazon s’ils offrent des conditions plus favorables ou différentes à ses concurrents et à lui accorder des conditions analogues ou au moins aussi favorables.La Commission craint que cela n’entrave la concurrence et ne constitue un abus de position dominante de la part d’Amazon, le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. L’enquête se concentrera dans un premier temps sur les livres numériques en anglais et en allemand, qui constituent les principaux marchés de livres numériques dans l’espace économique européen.« Il est de mon devoir de veiller à ce que les accords conclus par Amazon avec des maisons d’édition ne portent pas préjudice aux consommateurs en empêchant d’autres distributeurs de livres numériques d’innover et d’exercer une concurrence effective vis-à-vis d’Amazon », a expliqué la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dans un communiqué.Identifier les obstacles au commerce transfrontalierLa Commission rappelle que l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de son issue, qui n’est soumise à aucun délai légal. Sa durée dépendra de divers éléments, dont la complexité de l’affaire, le degré de coopération de l’entreprise avec la Commission et l’exercice des droits de la défense.Amazon est déjà dans le collimateur de la Commission dans un autre dossier de concurrence, celui des rescrits fiscaux ou tax rulings. La Commission soupçonne le géant de la distribution par Internet d’avoir bénéficié d’un régime fiscal au Luxembourg lui apportant des avantages indus. Plusieurs autres multinationales font également l’objet d’enquêtes dans ce dossier : Fiat, Starbucks, Apple et McDonald’s.Lire aussi :La Commission européenne lance une enquête sur des « tax rulings » en BelgiqueLa Commission a aussi lancé en mars une vaste enquête sectorielle sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur du commerce électronique au sein de l’UE, pour tenter d’identifier les obstacles au commerce transfrontalier érigés par les entreprises. Cette enquête concernera autant les biens que les contenus numériques ; ce qui place Amazon, tout comme Google, en première ligne.Lire aussi :Impôts : Amazon modifie ses pratiques face à l’offensive de Bruxelles Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition français La France, l’autre pays du mangaSortie de « kalash »sur le Vieux-Porttous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... La Commission européenne a ouvert, jeudi 11 juin, une enquête formelle concernant certaines pratiques commerciales d’Amazon en matière de distribution de livres numériques, soupçonnant le géant du Net de pratiques anticoncurrentielles.L’enquête concerne certaines clauses des contrats signés par Amazon avec des maisons d’édition qui obligent les éditeurs à informer Amazon s’ils offrent des conditions plus favorables ou différentes à ses concurrents et à lui accorder des conditions analogues ou au moins aussi favorables.La Commission craint que cela n’entrave la concurrence et ne constitue un abus de position dominante de la part d’Amazon, le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. L’enquête se concentrera dans un premier temps sur les livres numériques en anglais et en allemand, qui constituent les principaux marchés de livres numériques dans l’espace économique européen.« Il est de mon devoir de veiller à ce que les accords conclus par Amazon avec des maisons d’édition ne portent pas préjudice aux consommateurs en empêchant d’autres distributeurs de livres numériques d’innover et d’exercer une concurrence effective vis-à-vis d’Amazon », a expliqué la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dans un communiqué.Identifier les obstacles au commerce transfrontalierLa Commission rappelle que l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de son issue, qui n’est soumise à aucun délai légal. Sa durée dépendra de divers éléments, dont la complexité de l’affaire, le degré de coopération de l’entreprise avec la Commission et l’exercice des droits de la défense.Amazon est déjà dans le collimateur de la Commission dans un autre dossier de concurrence, celui des rescrits fiscaux ou tax rulings. La Commission soupçonne le géant de la distribution par Internet d’avoir bénéficié d’un régime fiscal au Luxembourg lui apportant des avantages indus. Plusieurs autres multinationales font également l’objet d’enquêtes dans ce dossier : Fiat, Starbucks, Apple et McDonald’s.Lire aussi :La Commission européenne lance une enquête sur des « tax rulings » en BelgiqueLa Commission a aussi lancé en mars une vaste enquête sectorielle sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur du commerce électronique au sein de l’UE, pour tenter d’identifier les obstacles au commerce transfrontalier érigés par les entreprises. Cette enquête concernera autant les biens que les contenus numériques ; ce qui place Amazon, tout comme Google, en première ligne.Lire aussi :Impôts : Amazon modifie ses pratiques face à l’offensive de Bruxelles Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.JournalC’était l’un des secrets les mieux gardés de la littérature française : le Journal de l’avocat Maurice Garçon (1889-1967), soigneusement conservé par sa famille. La parution du tome couvrant les années 1939 à 1945 est l’un des événements de ce printemps.Maurice Garçon, à savoir ? Un mélange détonant de donquichottisme moral, de noctambulisme mondain et de funambulisme érudit, qui fit de ce ténor du barreau, académicien français et châtelain, un ami de Léautaud, un auteur pour le Grand-Guignol, un défenseur de Pauvert et d’Hara-Kiri mensuel. C’est l’envers de son dandysme que révèle ce Journal, où il se fait au jour le jour le chroniqueur impitoyable du naufrage de la IIIe République, faillite que parachève la sanglante pitrerie de l’Etat français. Gant de crin et paille de fer, rien ne résiste à sa mémoire exacte et à l’acuité de son regard. Ce journal est un témoignage capital, celui d’un humaniste désenchanté, trompant sa honte avec son dégoût, mais tenant bon. François Angelier Journal (1939-1945), de Maurice Garçon, édité par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres-Fayard, 704 p., 29 €.RomanC’est peu de dire que, pour la deuxième « saison » de la saga Vernon Subutex, Virginie Despentes fait le choix de surprendre. A l’infinie noirceur du premier tome, paru en janvier, succède la lumière. Ancien disquaire que la mort de la star Alex Bleach avait laissé sans personne pour payer son loyer, Vernon Subutex avait passé le premier tome à aller d’un canapé à l’autre, avant de se retrouver à la rue pour de bon. C’est là qu’on le retrouve au début du deuxième. Tous les anciens amis rencontrés dans la première partie, en le découvrant SDF, sont pris de culpabilité. Si Vernon refuse les propositions d’hébergement, ces hommes et ces femmes perclus de solitude, renfermés sur eux-mêmes, remâchant leurs échecs et leurs désillusions, se mettent à constituer un groupe autour de lui. Si l’on est surpris par la douceur qui se dégage de ce tome II, celle-ci gagne le lecteur. Parce qu’elle n’a rien de lénifiant ; parce qu’elle n’amollit pas le sens de l’observation de l’auteure, on referme ce deuxième tome impatient de lire le troisième, pour découvrir où tout ça va mener Vernon et les autres. Il est annoncé pour l’automne. Raphaëlle Leyris Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 €. En librairie le 9 juin.RomanC’était le temps où les papes avaient des enfants presque au grand jour. Lorsque, en 1492, Alexandre VI (Rodrigue Borgia) est élu à la sainte chaire de Rome, il convoque sa progéniture : Juan, 18 ans, César, 16, Lucrèce, 12, et Jofré, 10, auxquels on a toujours fait croire qu’il était leur oncle. Après Dumas, Hugo et bien d’autres, voici Dario Fo inspiré à son tour, pour son premier roman, par Lucrèce Borgia. Parcourant avec vivacité et humour les trente-neuf ans de son existence (1480-1519), le Prix Nobel de littérature 1997 la fait revivre au gré des alliances et des intrigues de la Renaissance. Son tableau est celui, passionnant, d’un être instrumentalisé par son père et son frère César, mais qui réussit pourtant à devenir une grande dame éprise de culture et d’humanité. Florence Noiville La Fille du pape (La figlia del papa), de Dario Fo, traduit de l’italien par Camille Paul, Grasset, 288 p., 19 €.DictionnaireLa présence de l’anarchisme dans les rayons des libraires est aujourd’hui loin d’être négligeable ; petits et grands éditeurs se lancent à l’envi dans les rééditions des textes phares du mouvement. Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire, qui vient de paraître en poche sous le titre Les Anarchistes, permet de remettre de l’ordre dans ces parutions, de ressaisir le fil historique d’un mouvement extrêmement divers dans ses aspirations et le profil de ses militants. Plus de 500 notices biographiques, de Bakoukine à Daniel Cohn-Bendit, en passant par l’écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac, éclairent sur les choix et les itinéraires de ces libertaires, des plus sages et inflexibles aux plus rocambolesques. Julie Clarini Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Editions de l’Atelier, « L’Atelier en poche », 862 p., 15 €. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... La Commission européenne a ouvert, jeudi 11 juin, une enquête formelle concernant certaines pratiques commerciales d’Amazon en matière de distribution de livres numériques, soupçonnant le géant du Net de pratiques anticoncurrentielles.L’enquête concerne certaines clauses des contrats signés par Amazon avec des maisons d’édition qui obligent les éditeurs à informer Amazon s’ils offrent des conditions plus favorables ou différentes à ses concurrents et à lui accorder des conditions analogues ou au moins aussi favorables.La Commission craint que cela n’entrave la concurrence et ne constitue un abus de position dominante de la part d’Amazon, le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. L’enquête se concentrera dans un premier temps sur les livres numériques en anglais et en allemand, qui constituent les principaux marchés de livres numériques dans l’espace économique européen.« Il est de mon devoir de veiller à ce que les accords conclus par Amazon avec des maisons d’édition ne portent pas préjudice aux consommateurs en empêchant d’autres distributeurs de livres numériques d’innover et d’exercer une concurrence effective vis-à-vis d’Amazon », a expliqué la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dans un communiqué.Identifier les obstacles au commerce transfrontalierLa Commission rappelle que l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de son issue, qui n’est soumise à aucun délai légal. Sa durée dépendra de divers éléments, dont la complexité de l’affaire, le degré de coopération de l’entreprise avec la Commission et l’exercice des droits de la défense.Amazon est déjà dans le collimateur de la Commission dans un autre dossier de concurrence, celui des rescrits fiscaux ou tax rulings. La Commission soupçonne le géant de la distribution par Internet d’avoir bénéficié d’un régime fiscal au Luxembourg lui apportant des avantages indus. Plusieurs autres multinationales font également l’objet d’enquêtes dans ce dossier : Fiat, Starbucks, Apple et McDonald’s.Lire aussi :La Commission européenne lance une enquête sur des « tax rulings » en BelgiqueLa Commission a aussi lancé en mars une vaste enquête sectorielle sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur du commerce électronique au sein de l’UE, pour tenter d’identifier les obstacles au commerce transfrontalier érigés par les entreprises. Cette enquête concernera autant les biens que les contenus numériques ; ce qui place Amazon, tout comme Google, en première ligne.Lire aussi :Impôts : Amazon modifie ses pratiques face à l’offensive de Bruxelles Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... La Commission européenne a ouvert, jeudi 11 juin, une enquête formelle concernant certaines pratiques commerciales d’Amazon en matière de distribution de livres numériques, soupçonnant le géant du Net de pratiques anticoncurrentielles.L’enquête concerne certaines clauses des contrats signés par Amazon avec des maisons d’édition qui obligent les éditeurs à informer Amazon s’ils offrent des conditions plus favorables ou différentes à ses concurrents et à lui accorder des conditions analogues ou au moins aussi favorables.La Commission craint que cela n’entrave la concurrence et ne constitue un abus de position dominante de la part d’Amazon, le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. L’enquête se concentrera dans un premier temps sur les livres numériques en anglais et en allemand, qui constituent les principaux marchés de livres numériques dans l’espace économique européen.« Il est de mon devoir de veiller à ce que les accords conclus par Amazon avec des maisons d’édition ne portent pas préjudice aux consommateurs en empêchant d’autres distributeurs de livres numériques d’innover et d’exercer une concurrence effective vis-à-vis d’Amazon », a expliqué la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dans un communiqué.Identifier les obstacles au commerce transfrontalierLa Commission rappelle que l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de son issue, qui n’est soumise à aucun délai légal. Sa durée dépendra de divers éléments, dont la complexité de l’affaire, le degré de coopération de l’entreprise avec la Commission et l’exercice des droits de la défense.Amazon est déjà dans le collimateur de la Commission dans un autre dossier de concurrence, celui des rescrits fiscaux ou tax rulings. La Commission soupçonne le géant de la distribution par Internet d’avoir bénéficié d’un régime fiscal au Luxembourg lui apportant des avantages indus. Plusieurs autres multinationales font également l’objet d’enquêtes dans ce dossier : Fiat, Starbucks, Apple et McDonald’s.Lire aussi :La Commission européenne lance une enquête sur des « tax rulings » en BelgiqueLa Commission a aussi lancé en mars une vaste enquête sectorielle sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur du commerce électronique au sein de l’UE, pour tenter d’identifier les obstacles au commerce transfrontalier érigés par les entreprises. Cette enquête concernera autant les biens que les contenus numériques ; ce qui place Amazon, tout comme Google, en première ligne.Lire aussi :Impôts : Amazon modifie ses pratiques face à l’offensive de Bruxelles Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La nouvelle agite depuis deux jours le milieu des tintinophiles. Poursuivie en justice par les héritiers de Hergé pour avoir reproduit sans autorisation des vignettes tirées des albums de Tintin, l’association néerlandaise Herge Genootschap, un club de 680 Bataves passionnés par les aventures du reporter à la houppette, a été relaxée fin mai par la Cour d’appel de La Haye, a révélé dimanche 6 juin le quotidien NRC Handelsblad.La justice néerlandaise estime que Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, ne peut pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’est pas autorisée à le faire.Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est en effet l’éditeur français Casterman qui possède les droits sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.La politique de Moulinsart SA remise en cause« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges de la Cour d’appel de La Haye dans leur décision, citée par l’AFP. Dirigée par Nick Rodwell, le second mari de Fanny Vlamynck, la veuve de Hergé, Moulinsart SA réclamait 35 000 euros par publication à l’association Hergé Genootschap, qui édite trois fois par an un magazine intitulé Duizend Bommen, uniquement destiné à ses membres.Pour spectaculaire qu’il soit, difficile d’estimer la portée de ce jugement. Selon certains, c’est toute la politique de Moulinsart SA qui pourrait être remise en cause. Depuis le milieu des années 1990, M. Rodwell surveille de manière très scrupuleuse l’utilisation de l’œuvre de Hergé, estimant que le personnage de Tintin risquait d’être galvaudé à force d’être reproduit un peu partout.Moulinsart SA n’octroie ainsi plus aucune licence depuis 1999 et gère en direct avec des entreprises partenaires la fabrication de produits dérivés (figurines, vêtements, jouets, vaisselle, etc.). De même, M. Rodwell exige que toute reproduction d’un dessin de Hergé, dans un livre ou dans la presse, soit au préalable autorisée par ses équipes, situées à Bruxelles.Distinction entre droit de publication et droit de reproductionNéanmoins, la décision de la Cour de La Haye ne devrait pas rompre les digues érigées par les ayants droit du célèbre auteur : si ce n’est pas Moulinsart qui détient les droits, c’est en effet Casterman. Or, l’éditeur historique n’a aucune raison de se fâcher avec Nick Rodwell et sa femme, aujourd’hui âgée de 80 ans, même si leurs relations ont pu être parfois tendues : Tintin reste l’un des best-sellers de Casterman et assure encore 15 % de son chiffre d’affaires. C’est également une vitrine prestigieuse pour la filiale de Gallimard, dirigée par Charlotte Gallimard, la propre fille d’Antoine Gallimard.Tout juste, espèrent les tintinophiles, l’éditeur sera-t-il plus conciliant à autoriser des reproductions dans des publications rendant hommage à l’œuvre phare de Hergé, dont l’aura ne faiblit pas alors que le dernier album paru, Tintin et les Picaros, date de 1976 et que l’auteur est décédé en 1983 !Lire aussi :Une couverture de Tintin vendue 2,5 millions d’eurosPar ailleurs, rien ne dit que le jugement néerlandais puisse être transposé dans d’autres pays. Selon le contrat signé par Georges Rémi, alias Hergé, le 9 avril 1942, qui a été publié par le site spécialisé Actua BD, seul le « droit de publication » a été concédé à Casterman, moyennant une « redevance de 10 % du prix de vente » sur chaque album écoulé.« Or, certaines législations distinguent droit de publication et droit de reproduction, explique un bon connaisseur du dossier. Publier des vignettes de Tintin sans demander l’autorisation à ses ayants droit reste donc risqué. »« Il faut être très prudent avec cette décision de justice, abonde Benoît Peeters, conseiller éditorial chez Casterman et spécialiste reconnu de l’oeuvre de Hergé. D’abord elle ne concerne que les Pays-Bas et ne fera pas nécessairement jurisprudence ailleurs. Ensuite, elle s’appuie sur un contrat de 1942 qui a très certainement connu de nombreux avenants ensuite, signés entre Casterman et Hergé, et que l’on ne connaît pas. »Interrogé par Le Monde, Nick Rodwell s’est pour l’instant refusé à tout commentaire, indiquant simplement que le dossier est « dans les mains des avocats ».Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Edwy Plenel raconte l’affaire GreenpeaceCoquelicots d’Irak, épisode 8 Antoine Gallimard, seul maître à bord du troisième groupe d’édition françaistous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Eric Chevillard Alors attention, car la démonstration qui suit est une acrobatie périlleuse, merci de ne pas perturber ma concentration par des hourras intempestifs : la littérature s’écrit quelquefois au mépris de la littérature, non pas contre elle mais sans se soucier aucunement d’en être. Nous connaissons mieux celle qui, à l’inverse, étale son jeu avec ostentation, qui s’épuise dans les travaux de façade et n’a plus un sou d’invention pour meubler son petit intérieur minable et lézardé. Mais celle qui ne se propose rien, qui n’obéit à aucune injonction, sur quoi donc se fonderait sa valeur ? J’évoquais pourtant dans ce feuilleton, il y a quelques semaines, Le Cerveau à sornettes (Wombat), de Roger Price. Un autre humoriste américain, Jack Handey, signe aujour­d’hui un roman délirant, Mésaventures à Honolulu, qui va aussi loin sans le non-sens – or il faut n’avoir vraiment ni queue ni tête pour aller loin dans le non-sens – et atteint une forme de perfection dans l’absurde. C’est alors qu’il devient nécessaire.Car l’idiot, mieux que le bouffon, introduit le doute dans les têtes et le ver xylophage dans la charpente de nos constructions mentales les plus solides. Le non-sens, écrit en préface Thierry Beauchamp, allègre traducteur du livre, peut « servir à sidérer l’esprit, à le stupéfier et à le rendre perméable au sentiment de l’impermanence du monde ». Et il y a chez Jack Handey, nous dit-il encore, une « recherche du gag verbal pur [qui] s’apparente à une ascèse poétique ». L’intrigue relève du roman d’aventures, mais un western... Agnès Desarthe « Comment fait-on pour traduire un poème ? Le ­traduire sans le détruire ?– Comme on attrape un oiseau : en plein vol et sans arme.– En plein vol ?– Oui, en plein vol et à mains nues.– Faut-il de la force ?– Suffisamment pour ne pas le laisser échapper. Mais si on serre trop, son ­squelette fragile s’effrite dans la paume.– Et ensuite, que se passe-t-il ? Une fois qu’on l’a attrapé ?– Eh bien, il vole.– A l’intérieur de la main ?– Non, la main a disparu. Ce n’est plus le problème. Il vole comme il volait avant d’être saisi. »Ce dialogue naît dans mon esprit au moment où je lis les poèmes de Zbigniew Herbert (1924-1998), réunis sous le titre Etude de ­l’objet, dans l’édition bilingue que ­propose Le Bruit du temps.Face à un bon poète je suis ébahie et tranquille, comme face à une belle femme, sûre de mon fait. Parfois, la beauté a quelque chose d’objectif, elle s’adosse à l’évidence. Le piège des goûts, la ruse des couleurs n’opèrent pas. Et puisqu’on parle de femme, de beauté et de poésie, voici un fragment de La Joconde :« avec un sourire assidunoiraude muette et rebondie Comme faite de verre bombéSur fond de paysage en creux(…)ses yeux rêvent d’éternitémais dans son regard dorment des limaces »La précision du trait, l’angle adopté, l’humour sont dignes de la toile qui les a inspirés.Brigitte Gautier, qui écrit dans notre langue ce recueil paru en Pologne en 1961, prouve ce que Marina Tsvetaeva avançait en évoquant Pouchkine : « On dit Pouchkine intraduisible. Pourquoi ? Chaque poème est la traduction du spirituel en matériel, de sentiments et de pensées en paroles. Si on a pu le faire une fois en traduisant le monde intérieur en ­signes extérieurs (ce qui frise le miracle !) pourquoi ne pas pouvoir rendre (…) la parole par la parole ? »Confiance et limpidité, voilà ce que nous offre cette traduction miraculeusement réussie. On goûte sa perfection aussi sûrement qu’on connaît, dès les premiers vers, la valeur du poète. S’ajoute à cela le plaisir si particulier que procurent les éditions bilingues. J’aime, dans ces volumes polyphoniques, contempler les poèmes couchés côte à côte sur la page comme deux faux jumeaux, à la fois parfaitement semblables et impossibles à confondre, inséparables et autonomes. Je ne comprends pourtant pas le polonais, mais l’alphabet latin que nous partageons me permet d’identifier certains mots, de reconnaître les racines slaves, de m’étonner. Ce n’est pas une coquetterie de bibliophile.On peut se demander ce qui guide ce choix d’éditeur, de lecteur. Pourquoi ce bilinguisme exhibé ? Devrait-on généra­liser l’usage ? On imagine en souriant l’énormité de Guerre et Paix… On se dit que le poème, par sa brièveté, invite à cette pratique. Je crois plutôt que c’est à cause de la fascination qu’exerce l’objet poétique sur l’œil et sur l’oreille : un monde clos, régi par une règle implacable autant qu’insaisissable, et je pense aux trapézistes que le Monsieur Loyal annonce en clamant qu’ils s’élancent sans filet. Le danger ajoute au spectacle. La traduction bilingue c’est le grand frisson.Etude de l’objet (Studium przedmiotu), de Zbigniew Herbert, traduit du polonais par Brigitte Gautier, préface d’Eric Chevillard, édition bilingue, Le Bruit du temps, 160 p., 8 €.Agnès Desarthe Frédéric Potet C’est un épisode sanglant, et peu connu en Occident, de ­l’immédiat après-guerre en Asie. En 1948, un soulèvement populaire enflamme l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Attachée à un mode de gestion collective qui lui est propre, la population est vue par Séoul comme un foyer communiste qu’il est urgent d’affaiblir. Les forces du gouvernement mis en place par les Etats-Unis ont la gâchette facile  : la répression va entraîner la mort de plusieurs dizaines de personnes dans cette île de 300 000 habitants. En 2012, le cinéaste coréen O Muel a raconté la résistance d’un groupe de 120 villageois ayant préféré se cacher dans une grotte ­pendant deux mois plutôt que de s’exiler dans des zones contrôlées. ­Arrêtés, ils furent massacrés sans pitié. Primé au festival de Sundance en 2013, son film, Jiseul, est aujourd’hui adapté en bande dessinée par sa compatriote Keum Suk Gendry-Kim.C’est une réussite que la publication de ce récit en sous-sol qui ­décline le thème de la révolte paysanne à travers la symbolique de la pomme de terre (jiseul, dans le dialecte de Jeju). Gendry-Kim a opté pour un dessin faussement maladroit. Sa variété de lavis, taches et autres grattages fait pénétrer dans les entrailles d’une tragédie dont l’humanité sort littéralement vaincue. Frédéric PotetJiseul, de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Mélissa David, Sarbacane, 264 p., 24,95 €.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Elisabeth Roudinesco Averroès l’inquiétant, de Jean-Baptiste Brenet, Les Belles Lettres, 144 p., 19 €.Qu’y a-t-il de commun entre Thomas d’Aquin, Aristote, Sigmund Freud, E. T. A. Hoffmann et Averroès, alias Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad Ibn Rusd (1126-1198), philosophe arabo-andalou considéré comme le prototype du penseur rebelle, véritable incarnation, depuis des siècles, d’un combat des Lumières contre le ­fanatisme religieux, qu’il soit chrétien ou musulman ?Dans Averroès l’inquiétant, petit essai fort bien écrit et d’une parfaite érudition, Jean-Baptiste Brenet, historien de la philosophie arabe, répond en treize chapitres à cette question. Le nom d’Averroès, dit-il, est celui d’un scandale. Voilà en effet un exégète d’Aristote et du Coran qui soutient une thèse selon laquelle la pensée serait séparée des individus, au point d’être unique pour toute l’espèce humaine : « Ça pense en moi. » Selon Averroès, ce n’est donc pas l’homme qui pense mais la présence universelle d’une altérité en lui.Implantée dans tout l’Occident chrétien – du Moyen Age latin à la Renaissance –, la doctrine ­ d’Aver­roès devient donc une réalité familière... Quand la presse traverse une crise, elle doit se tourner vers ses lecteurs. La tradition d’un journal, son identité, bref, son avenir, ce sont eux qui en parlent le mieux, tout simplement parce qu’ils en sont les vrais dépositaires. Etre à la hauteur de cette tradition, pour un collectif de plumes, ce n’est donc pas seulement respecter des principes hérités, c’est d’abord se montrer à la hauteur des exigences, anciennes et nouvelles, que les lecteurs adressent à leur journal. Voilà pourquoi, au Monde, le courrier des lecteurs a toujours fait l’objet d’un soin particulier. Bien avant l’apparition du dialogue sur Internet et sur les réseaux sociaux, la lecture de ce courrier a imposé une évidence : la vocation d’un quotidien n’est pas figée, elle se bâtit au jour le jour dans l’échange et le partage.Après les attentats de janvier, cette évidence est devenue urgence. Les gens du Monde, toutes les femmes et les hommes qui suivent ce journal comme on s’inscrit dans une communauté, ont ressenti la ­nécessité de prendre la parole. Ils l’ont fait avec beaucoup de force et de sensibilité. On le vérifiera en lisant le volume qui paraît sous le titre Qui est vraiment Charlie ? (François Bourin-Le Monde, 176 p., 19 €). Réunies par nos collègues Pascal Galinier (médiateur du Monde) et Dominique ­Buffier, ces missives relèvent tour à tour du témoignage et de l’analyse, de l’indignation et de l’espérance. S’y déploie une diversité de points de vue et, notamment, très tôt, des doutes concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11 janvier. De belles confidences, aussi, de la part de Français musulmans qui se trouvent soudain sommés de prendre ­position : « C’est ce que me demande le ­regard de tous sans l’exprimer », note ainsi Walid Bekhti. Et, enfin, partout, un appel lancé au Monde, une manière de dire : mettez des mots sur ce que nous vivons, donnez du sens à cette époque débous­solée, tenez-vous bien pour nous aider à tenir bon. Essayez de « comprendre un peu plus fort, débattre un peu plus fort », comme y invite Julie Desrousseaux. ­Mobilisez-vous pour dissiper la confusion et opposer les Lumières à l’obscurantisme, « la pensée droite à la pensée tordue », ­selon la formule d’Edouard Reichenbach. Bref, travaillez à lever ce que Jean-Charles Vegliante nomme superbement un « couvre-feu mental ».Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cédric Pietralunga Après des jours d’agitation médiatique, les héritiers de Hergé sortent enfin de leur silence. Déboutée le 26 mai par la cour d’appel de La Haye (Pays-Bas) dans l’affaire qui l’oppose à l’association néerlandaise Herge Genootschap, accusée d’avoir reproduit sans autorisation des vignettes des albums de Tintin, la société Moulinsart SA a annoncé qu’elle allait « exercer tous les recours que la loi hollandaise lui ouvre », selon un communiqué publié mercredi après-midi.La société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Hergé, dirigée par Nick Rodwell – le second mari de Fanny Vlamynck, veuve du célèbre auteur de BD – estime que « la Cour semble avoir fait une totale confusion entre les droits sur Tintin détenus respectivement par Moulinsart SA et les éditions Casterman », qui publient depuis les années 1930 les albums du reporter à la houppette.La cour d’appel de La Haye a estimé que Moulinsart SA ne pouvait pas réclamer de droits pour l’utilisation d’extraits d’albums de Tintin… parce qu’elle n’était tout simplement pas autorisée à le faire. Selon un contrat signé par Hergé en 1942, présenté à l’audience par l’association de tintinophiles, c’est l’éditeur français Casterman (propriété de Flammarion) qui possède « le droit de publication » sur les albums signés par le plus célèbre des Belges.« Il est apparu d’un document de 1942 (…) que Moulinsart n’est pas celui qui peut décider de qui peut publier des images tirées des albums et ne dispose donc pas des droits d’auteurs pertinents dans cette affaire », ont indiqué les juges néerlandais dans leur décision.Lire aussi :Le jugement qui agite les tintinophilesPoursuites depuis 2012« En vertu des relations contractuelles entre les parties, Hergé a concédé à Casterman les droits d’édition en toutes langues et pour le monde entier des albums papier [de] Tintin », reconnaît Moulinsart. Mais « tous les autres droits sont restés propriété de Hergé y compris les vignettes et autres dessins des albums exploités séparément », assure le communiqué, cosigné par l’éditeur français.Comprenez : c’est M. Rodwell qui autorise ou non la reproduction des dessins de Hergé ailleurs que dans les albums édités par Casterman. « Seule Moulinsart SA peut exploiter ou autoriser la reproduction des dessins et vignettes représentant Tintin et tous les personnages issus de l’univers de Hergé », assène le communiqué.Depuis 2012, Moulinsart SA poursuit Herge Genootschap, une association de quelques centaines de Bataves passionnés de Tintin, pour avoir reproduit sans autorisation des dessins du héros de papier dans leur revue Duizend Bommen, éditée trois fois par an et uniquement destinée à ses membres.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour réaliser leur film sur Paul Celan (1920-1970), Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt disposaient de peu de documents d’archives. Seulement quelques images en noir et blanc de Celan lisant. Beau visage, intense, voix harmonieuse : des moments très émouvants, ponctuant le récit. Les auteurs ont choisi une trame biographique, montrant les divers lieux de la vie de Celan. Et ils ont convoqué deux témoins : son fils, Eric (né en 1955), et Bertrand Badiou, l’éditeur, en allemand et en français, de l’œuvre de Celan et de sa correspondance (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »).C’est à Czernowitz, en Bucovine (désormais en Ukraine), que naît, le 23 novembre 1920, Paul Antschel, qui deviendra Celan après la guerre. Son père est un juif religieux, sa mère l’initie à la musique et à la littérature. Il étudie d’abord dans une école germanophone, puis dans une école hébraïque. L’allemand restera sa langue d’écriture – quand il ira en Israël, à la fin de sa vie, on lui reprochera de s’exprimer dans la langue des bourreaux. Mais il ne trouve de réconfort dans aucune langue pour « mettre en mots les extrémités de l’expérience humaine ».Descente aux enfersLe bel adolescent rêveur qui part pour la France en 1938 va très vite commencer une descente aux enfers que rien ne pourra arrêter. Rentré à Czernowitz à l’été 1938, pour les vacances, il ne peut repartir et doit porter l’étoile jaune. Pendant la guerre, ses parents sont déportés en Transnitrie et y meurent. Lui-même passe dix-huit mois dans un camp de travail.Quand les Russes arrivent à Czernowitz, Celan fuit. D’abord à Bucarest, puis à Vienne. Il participe à une revue littéraire et publie son premier recueil de poèmes. Il se lie à Ingeborg Bachmann (1926-1973), poète et membre du Groupe 47, qui rassemble, après la guerre, de jeunes écrivains allemands.Le 12 juillet 1948, Celan choisit la France. A Paris, il vit à l’hôtel, il est apatride, sans le sou. Pour survivre, il fait quelques traductions. Il a quelques amours éphémères, avant de rencontrer Gisèle de Lestrange, qu’il épouse en 1952. Leur fils décrit sa mère comme une « femme engagée, révoltée, une grande amoureuse », qui a tenté de rendre à Paul Celan le goût de la vie. C’est pour l’année 1952 qu’on a les images les plus bouleversantes, en Allemagne, devant les écrivains du Groupe 47. Celan lit un poème en mémoire de sa mère, et l’assistance rit aux éclats. C’est une scène épouvantable. Avant de rentrer en France, il se rend sur la tombe d’Hölderlin, avec lequel, souligne Bertrand Badiou, « il entretient un rapport très particulier ».Malgré la naissance de son fils, la visite, en 1960, de la grande poète Nelly Sachs (1891-1970), qui voudrait le libérer de ses angoisses de persécution, malgré le prix Georg-Büchner, Celan s’enfonce, dit son fils, « dans la maladie mentale », aggravée par l’accusation de plagiat portée contre lui par la veuve du poète Yvan Goll. Il fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.Il continue pourtant de se rendre en Allemagne, sa « terre d’angoisse ». En 1967, il rencontre Heidegger et lit devant lui ses poèmes sur la Shoah. « Je voulais qu’il me parle, je voulais lui pardonner », a dit Celan. Son dernier voyage sera à Stuttgart, en mars 1970, pour le bicentenaire d’Hölderlin. Là encore, « ses poèmes se refusent au public ». Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan met fin à son calvaire. Il se jette dans la Seine depuis le pont Mirabeau.Paul Celan, écrire pour rester humain, d’Ulrich H. Kasten et Hans-Dieter Schütt (All., 2014, 55 min). Mercredi 10 juin à 22h25 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.JournalC’était l’un des secrets les mieux gardés de la littérature française : le Journal de l’avocat Maurice Garçon (1889-1967), soigneusement conservé par sa famille. La parution du tome couvrant les années 1939 à 1945 est l’un des événements de ce printemps.Maurice Garçon, à savoir ? Un mélange détonant de donquichottisme moral, de noctambulisme mondain et de funambulisme érudit, qui fit de ce ténor du barreau, académicien français et châtelain, un ami de Léautaud, un auteur pour le Grand-Guignol, un défenseur de Pauvert et d’Hara-Kiri mensuel. C’est l’envers de son dandysme que révèle ce Journal, où il se fait au jour le jour le chroniqueur impitoyable du naufrage de la IIIe République, faillite que parachève la sanglante pitrerie de l’Etat français. Gant de crin et paille de fer, rien ne résiste à sa mémoire exacte et à l’acuité de son regard. Ce journal est un témoignage capital, celui d’un humaniste désenchanté, trompant sa honte avec son dégoût, mais tenant bon. François Angelier Journal (1939-1945), de Maurice Garçon, édité par Pascal Fouché et Pascale Froment, Les Belles Lettres-Fayard, 704 p., 29 €.RomanC’est peu de dire que, pour la deuxième « saison » de la saga Vernon Subutex, Virginie Despentes fait le choix de surprendre. A l’infinie noirceur du premier tome, paru en janvier, succède la lumière. Ancien disquaire que la mort de la star Alex Bleach avait laissé sans personne pour payer son loyer, Vernon Subutex avait passé le premier tome à aller d’un canapé à l’autre, avant de se retrouver à la rue pour de bon. C’est là qu’on le retrouve au début du deuxième. Tous les anciens amis rencontrés dans la première partie, en le découvrant SDF, sont pris de culpabilité. Si Vernon refuse les propositions d’hébergement, ces hommes et ces femmes perclus de solitude, renfermés sur eux-mêmes, remâchant leurs échecs et leurs désillusions, se mettent à constituer un groupe autour de lui. Si l’on est surpris par la douceur qui se dégage de ce tome II, celle-ci gagne le lecteur. Parce qu’elle n’a rien de lénifiant ; parce qu’elle n’amollit pas le sens de l’observation de l’auteure, on referme ce deuxième tome impatient de lire le troisième, pour découvrir où tout ça va mener Vernon et les autres. Il est annoncé pour l’automne. Raphaëlle Leyris Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 €. En librairie le 9 juin.RomanC’était le temps où les papes avaient des enfants presque au grand jour. Lorsque, en 1492, Alexandre VI (Rodrigue Borgia) est élu à la sainte chaire de Rome, il convoque sa progéniture : Juan, 18 ans, César, 16, Lucrèce, 12, et Jofré, 10, auxquels on a toujours fait croire qu’il était leur oncle. Après Dumas, Hugo et bien d’autres, voici Dario Fo inspiré à son tour, pour son premier roman, par Lucrèce Borgia. Parcourant avec vivacité et humour les trente-neuf ans de son existence (1480-1519), le Prix Nobel de littérature 1997 la fait revivre au gré des alliances et des intrigues de la Renaissance. Son tableau est celui, passionnant, d’un être instrumentalisé par son père et son frère César, mais qui réussit pourtant à devenir une grande dame éprise de culture et d’humanité. Florence Noiville La Fille du pape (La figlia del papa), de Dario Fo, traduit de l’italien par Camille Paul, Grasset, 288 p., 19 €.DictionnaireLa présence de l’anarchisme dans les rayons des libraires est aujourd’hui loin d’être négligeable ; petits et grands éditeurs se lancent à l’envi dans les rééditions des textes phares du mouvement. Le dictionnaire biographique du mouvement libertaire, qui vient de paraître en poche sous le titre Les Anarchistes, permet de remettre de l’ordre dans ces parutions, de ressaisir le fil historique d’un mouvement extrêmement divers dans ses aspirations et le profil de ses militants. Plus de 500 notices biographiques, de Bakoukine à Daniel Cohn-Bendit, en passant par l’écrivain Octave Mirbeau et le peintre Paul Signac, éclairent sur les choix et les itinéraires de ces libertaires, des plus sages et inflexibles aux plus rocambolesques. Julie Clarini Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, collectif, Editions de l’Atelier, « L’Atelier en poche », 862 p., 15 €. Patrick Modiano commence à exceller dans l’exercice qui semblait le moins fait pour lui : le discours officiel. Six mois après son texte très marquant de réception du prix Nobel à Stockholm, l’écrivain a de nouveau fait surgir l’émotion, lundi 1er juin, lors de l’inauguration de la promenade Dora Bruder, dans le 18e arrondissement de Paris.Lire aussi :Modiano, jour de gloire à StockholmDevant une petite assemblée d’élus parisiens, de membres de la famille de Dora Bruder, de représentants du monde juif et d’écoliers, Modiano a trouvé les mots simples et justes pour faire revivre l’espace d’un instant cette jeune fille déportée à Auschwitz en septembre 1942.Cette fugueuse de seize ans, qu’il a arrachée à l’oubli et à l’anonymat dans le plus poignant de ses livres, intitulé sobrement Dora Bruder (Gallimard, 1997), était une fille du quartier, a-t-il rappelé. « Ses parents se sont mariés à la mairie du 18e, elle est allée à l’école dont nous pouvons voir la façade, elle a fréquenté une autre école un peu plus haut sur la butte, elle a vécu avec ses parents rue Lamarck, boulevard Ornano », a souligné le romancier. Ses grands-parents habitaient « à quelques mètres de nous ». Lire aussi :A Paris, une promenade Dora-Bruder en mémoire des victimes du nazismeDéportée parce que juiveUne adolescente comme tant d’autres, en somme. En quelques phrases, le Prix Nobel a campé le décor. « Là où nous sommes, elle jouait avec un de ses cousins, et là aussi sans doute vers quinze ans elle donnait des rendez-vous », a-t-il dit de sa voix douce.« Les soirs d’été où les jeunes gens restaient tard sous les platanes du terre-plein à prendre le frais sur les bancs, elle a écouté les airs de guitare de ceux qu’on appelait les Gitans et dont plusieurs familles vivaient ici, parmi lesquelles la famille du musicien Django Reinhardt. Pour Dora et pour les enfants du quartier, ce terre-plein était un terrain de jeux qu’ils appelaient le talus. »A Paris, devant une école du 18e, Patrick Modiano et Anne Hidalgo dévoilent la plaque "Promenade Dora Bruder" http://t.co/7iZTk3YSqR— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);La suite de l’histoire est beaucoup moins joyeuse. A la suite d’une fugue, Dora Bruder est arrêtée, et envoyée à Auschwitz. Déportée parce que juive. Son père et sa mère connaîtront le même sort.« Elle représente la mémoire de milliers d’enfant »Aujourd’hui, « Dora Bruder devient un symbole, a déclaré Modiano. Elle représente désormais dans la mémoire de la ville les milliers d’enfants et d’adolescents qui sont partis de France pour être assassinés à Auschwitz, celles et ceux dont Serge Klarsfeld, dans son livre  Memorial [Le mémorial des enfants juifs déportés de France, FFDJF, 1994] a rassemblé inlassablement les photos pour qu’on puisse connaître leurs visages. »L’inauguration d’un lieu à son nom est une façon de faire pièce aux souhaits des nazis, qui voulaient faire disparaître Dora Bruder et ses semblables, et effacer jusqu’à leurs noms. « Je crois que c’est la première fois qu’une adolescente qui était une anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne », a noté Patrick Modiano.Évoquant Dora Bruder, Anne Hidalgo évoque les attentats de janvier : "70 ans après, on a entendu Mort aux juifs !" http://t.co/GW5KN0RGpZ— DenisCosnard (@Denis Cosnard)require(["twitter/widgets"]);Après l’écrivain, la maire de Paris Anne Hidalgo s’est chargée de donner un sens plus politique à cette inauguration. En janvier 2015, soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, des juifs ont de nouveau été assassinés à Paris pour ce qu’ils étaient, a-t-elle rappelé, en évoquant la tuerie de l’Hyper-Casher.« Soixante-dix ans après, on a de nouveau entendu “Mort aux juifs !” » D’où l’importance à ses yeux de comprendre le passé et de « conjurer l’oubli », comme l’a si bien fait Modiano.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Puissance des images, pouvoir du langageLe mot clé Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->Filippo d'AngeloVandaleEnfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierres les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierres, mais des coups de pierres dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierres boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et à dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable à celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait arrêté d’être un oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit. Le mot cléGeorges Didi-HubermanAperçuesAperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-à-dire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient. © DR Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Les familles : liaisons et déliaisons Avec Manu Joseph, Florence Seyvos et Zeruya ShalevMohammed, Céline et Taiye © Carlos Albino | © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 Fin novembre, mon marchand de fruits et légumes se faisait gentiment, mais publiquement, sermonner par une cliente bien intentionnée. C’est qu’il portait une longue barbe : la belle affaire ! Et son collègue, glabre, lui, mais également d’origine tunisienne, de m’expliquer à part, d’un air contrit et résigné, combien la vie devient difficile pour eux depuis quelques jours, avec tout ce qui se raconte dans les médias et dans la rue. Voilà des mois, en effet, qu’on entend partout, à la télévision, à la radio, qu’on lit partout, dans les journaux et les livres, des politiques, des philosophes, des écrivains patentés nous expliquer doctement que l’islam est, par nature, une religion de haine et que les musulmans seraient irrécupérables.Lire aussi :« Les fondamentalistes ne sont pas les vrais détenteurs du message coranique »Après les attentats du 13 novembre, la parole s’est encore davantage libérée, livrant à la vindicte publique islam et musulmans, boucs émissaires tout trouvés, alors même que les terroristes, nous le savons bien, ne représentent qu’une puissance étrangère et une secte particulière et s’attaquent, en premier lieu, au Proche-Orient, aux musulmans eux-mêmes. Les pires des sermonneurs sont ces spécialistes auto-assermentés, qui se permettent de donner des leçons de morale républicaine, et brandissent triomphalement telle sourate menaçante du Coran, dès qu’un imam libéral se propose de donner de sa religion une version compatible avec la modernité.Or il y en a assez d’enfermer les musulmans dans une essence fondamentaliste de violence et de haine dont, malgré la meilleure volonté du monde, ils seraient prétendument dans l’incapacité de sortir. Qu’il y ait dans le Coran des sourates odieuses par leur intolérance et leur agressivité, c’est indéniable. Mais, est-ce si différent dans les textes fondateurs des autres religions ? Quid de la Bible, et en particulier du Pentateuque, des commandements cruels qui s’y proclament, des femmes à lapider, des enfants dont on fracasse le crâne, de ce Dieu pervers et monstrueux qui endurcit délibérément le cœur des infidèles, afin que leur chute soit plus certaine ?Aucune religion n’est réductible à ses textes fondateursLire aussi :Musulmans, procédons à un examen critique de notre compréhension de la foiLe Nouveau Testament paraît plus acceptable peut-être, mais Jésus lui-même, le doux Jésus des Evangiles, promet partout « des pleurs et des grincements de dents », et les apôtres remercient le Seigneur d’avoir fait périr sous leurs yeux un couple de mauvais chrétiens. Tels sont les textes sacrés du judaïsme et du christianisme. Pourtant, juifs et chrétiens, dans notre France contemporaine, sont, en général, des gens tout à fait respectables, et personne ne s’aviserait de les exclure d’office du pacte républicain. Car les textes sont une chose, les religions, une autre. Au nom de la douceur évangélique, les chrétiens ont, sans doute, commis plus de crimes que les juifs avec leur féroce Torah, tant il y a peu de connexion entre la réalité d’une religion et les textes qui la fondent.Aucune religion n’est réductible à ses textes fondateurs : ils ne sont ni leur essence ni leur ADN, soumis qu’ils sont, par nature, à l’interprétation, à la tradition et à l’oubli, c’est-à-dire à ce qu’on appelle culture. Aucun texte, si sacré soit-il, n’a de sens par lui-même : il n’a que celui que veulent bien lui donner les hommes à tel moment, dans tel lieu, dans telle situation, selon tel régime herméneutique.Toutes les religions finissent par refléter, qu’elles le veuillent ou non, les valeurs de la société où elles sont pratiquées. Dans nos démocraties modernes, les églises et les synagogues sont porteuses, malgré elles, à des degrés divers, des valeurs républicaines issues des Lumières : rationalité, respect de l’autre, liberté de conscience.Lire aussi :« La non-violence absolue est la seule possibilité pour la religion dans notre monde moderne »Voilà pourquoi j’ai du mal à voir dans mon épicier ou mon voisin musulman un sanguinaire en puissance : ce n’est pas manquer de lucidité, mais considérer simplement la réalité comme elle est. Les musulmans ne sont pas le problème, ils font partie de la solution. Il leur revient, comme ils le font déjà, de pratiquer et développer un islam moderne, un islam de France, un islam de paix, compatible avec nos manières de vivre.On les a déjà suffisamment stigmatisés par des discours excessifs contre des coutumes anodines, tel le port du foulard. Voir les musulmans de France raser les murs et faire profil bas me met mal à l’aise. Ne les enfermons pas dans des cases toutes faites, ce serait faire le jeu de la haine et du terrorisme. Ne nous faisons pas aussi fondamentalistes que les fondamentalistes.William Marx est essayiste et critique. Il est professeur de littératures comparées à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense (Paris-X). Dernier ouvrage paru : La Haine de la littérature (éditions de Minuit, 224 p., 19 €). Julie Clarini A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre.Lire aussi :Lire « par-delà les flammes »Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué.Dimension globale des événementsParis est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine.Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. »« Deux titres bienvenus »La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies.«  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. »Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ».Julie ClariniJournaliste au Monde Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Par Karima BergerJe sors de l’exposition parisienne « Moïse, figures d’un prophète », emplie de tristesse. Nulle trace de mon Moïse, ce prophète qui dans le Coran reçoit « autorité et science », celui à qui Dieu parle sans intermédiaire et qui se tient debout dans ma culture comme une vigie de la parole divine, sans images, sans veau d’or et sans associés. Moïse, nourrisson abandonné aux flots du Nil a bercé mon imaginaire d’enfant, il est celui à qui Dieu parle ainsi « Ô Moïse ! Je t’ai choisi parmi les humains grâce à Mon Message et à Ma Parole. Prends ce que je te donne et sois parmi les reconnaissants » Coran 7-144. Ce Moïse est d’une immense richesse et complexité spirituelle, un prophète puisant aux sources bibliques mais se parant aussi de traits originaux proprement coraniques, tel cet étrange page qui sera identifié par la tradition comme Khezr (Le verdoyant) et qui « au confluent des deux mers » va soumettre Moïse à une série d’énigmes destinées à lui dévoiler peu à peu le mystère divin.Dans cette exposition, nulle évocation de la figure coranique, pas l’ombre de la nuée blanche qui enveloppe son visage dans l’iconographie musulmane, pas un mot, inexistant, rayé, barré. Pourtant, le nom de Moïse « peuple » le Coran selon la belle expression de Youssef Seddik. Il y est le prophète biblique le plus cité. Les visiteurs ne sauront rien du travail des philosophes et des experts qui ont pensé la figure de Moïse, ils ne découvriront pas les récits transmis par la tradition, ne pourront admirer les miniatures de l’Histoire des Prophètes (XVe siècle) où sa face est toujours entièrement illuminée, ils ne pourront goûter l’imagerie populaire qui transforme le bâton de Moïse en redoutable dragon ou les illustrations naïves dans les livres, tapis et objets. De Sayâdna Moussa [notre maître Moïse] on ne saura pas qu’il existe, sa filiation sera mutilée, privée de l’entièreté de sa gloire et de sa postérité musulmane.Une figure, même pour les musulmans agnostiquesJe ne doute pas que les organisateurs ont eu de très bonnes raisons de ne pas traiter la figure de Moïse dans ses prolongements coraniques mais alors la déontologie aurait exigé de changer le titre de l’exposition. de préciser qu’il s’agissait du Moïse biblique. « Moïse, figures d’un prophète » n’indique pas de limite mais semble hélas indiquer en creux l’inexistence d’un possible public autre que juif ou chrétien ou agnostique, ne concevant pas que des musulmans (y compris agnostiques) visitent cette exposition et n’imaginant même pas leur dépit en plus que d’être terrassés par la surprésence médiatique d’un islam néfaste et belliqueux. Comment expliquer qu’une telle impasse ait pu être commise sur ce pan entier de la grande bibliothèque monothéiste et « oublier » le Moïse du dernier grand texte de l’Antiquité tardive ?En ces temps de violence et de confusion, je suis tentée de lire cette impasse comme un symptôme de la méconnaissance de l’islam et de ses capacités culturelle et spirituelle. Hormis les orientalistes dont les lumières ont parfois filtré des murs de leurs congrès secrets, peu d’intellectuels contemporains se sont penchés sur cette Révélation pour tenter de nouer leur pensée à celle complexe des penseurs musulmans et enrichir leur savoir nourri de la tradition judéo-chrétienne en allant boire à cette autre source, certes tarie aujourd’hui (Oh la tragédie de ma religion !).Connait-on les penseurs du renouveau, les a-t-on découverts, lus, entendus ? Seule l’antienne Où sont les intellectuels musulmans, pourquoi ne parlent-ils pas ? occupe les bouches paresseuses : « L’islam, c’est compliqué, je n’y connais rien… ». À l’heure où la chaîne Arte fait œuvre de salut public en nous proposant une lecture de la diversité spirituelle de la France avec la série Jésus et l’islam, comment expliquer une telle erreur (un lapsus ?), erreur scientifique, épistémologique même qui fait violence à l’Histoire ; l’Histoire si essentielle aujourd’hui pour contextualiser et comprendre ce qui nous arrive. A-t-on simplement manqué de clairvoyance ou peut-être n’a-t-on pas osé l’intelligence de toutes les lumières qui éclairent chacune à sa façon la figure mosaïque ? Au fond ce blanc révèle à une toute petite échelle la méconnaissance de l’islam dans notre société. C’est un vrai travail de culture qui nous attend, tous.Karima Berger est écrivain ; elle est l’auteur de Les attentives, Un dialogue avec Etty Hillesum, Albin Michel, 2014. Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Chacun des membres de l’équipe du « Monde des livres » a choisi ses trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Les voici.Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Pour clore une année de lecture, les pages livres du Monde ont choisi le deuxième volume de la correspondance de Beckett, un personnage de Brecht devenu le héros d’une bande dessinée et le récit d’un romancier géographe parti pour Jérusalem, trois ouvrages qui explorent à leur façon le travail d’écriture.Correspondance. « Les Années Godot. Lettres II 1941-1956 », de Samuel BeckettC’est une métamorphose de Samuel Beckett à laquelle on ­assiste au long du deuxième volume de sa correspondance, qui court de 1941 à 1956. Ces années le voient opter pour le français comme langue d’écriture afin d’être « mal armé », écrit-il, après avoir réalisé qu’il lui fallait aller « dans le sens de l’appauvrissement, de la perte du savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de ­l’addition ». Résistant dès 1941, réfugié dans le Roussillon après avoir échappé de peu à la Gestapo en août 1942, Beckett ne rentre définitivement à Paris que fin 1945, ayant passé six mois dans les ruines de Saint-Lô, en Normandie, avec la Croix-Rouge irlandaise. Durant les cinq années qui suivent, il écrit coup sur coup quatre chefs-d’œuvre : les romans Molloy, Malone meurt, L’Innommable, que les éditions de Minuit publient en rafale à partir de 1951, et, bien sûr, En attendant Godot, créé par Roger Blin en 1953 et bientôt joué dans le monde entier. De lettre en lettre, c’est le cheminement abrupt vers une écriture à ras de parole qui fascine. Bertrand Leclair Les Années Godot. Lettres II 1941-1956 (The Letters of Samuel Beckett), de Samuel Beckett, traduit de l’anglais (Irlande) par André Topia, édité par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, Gallimard, 768 p., 54 €.BD. « Histoires de Monsieur Keuner », de Bertolt Brecht et Ulf K.C’est un homme qui se promène dans l’œuvre de Bertolt Brecht. Il s’appelle « Monsieur Keuner », et il apparaît pour la première fois en 1926 dans la pièce Fatzer, où il joue le rôle de commentateur critique. Pendant plus de trente ans, il va tenir un rôle dans différents textes, dramatiques ou non. Du vivant de Brecht (1898-1956), personne ne lui a prêté une grande attention, sauf ­Walter Benjamin, qui a aussitôt vu en ce Keuner, proche de keiner (« aucun », en allemand), une figure de l’homme sans qualités, un tiers pensant, en somme. Un autre « Monsieur K. », le dessinateur allemand Ulf K., dont on ne sait pas plus sur le nom, a choisi d’illustrer trente-quatre histoires de Monsieur Keuner. Il lui a inventé une grosse tête ronde à lunettes sur un petit corps passe-partout, qui lui permet de se fondre dans la foule. La première histoire du livre illustré ­publié par L’Arche le montre allongé sur un banc, à ne rien faire, comme s’il dormait sous un soleil de printemps. Son ami chapeauté, que l’on retrouvera souvent par la suite, vient lui demander ce qu’il fait. « Je me donne de la peine. Je prépare ma prochaine erreur », répond Monsieur Keuner. Voilà, en cinq cases, tout est dit. Le dessin est net et mélancolique. Les phrases, courtes et acerbes, signent la marque d’un ouvrage hautement recommandable, où l’on voit Monsieur Keuner observer le monde de son temps, un monde dur et ­inquiétant que Brecht aurait voulu voir changer, et qui rappelle le nôtre. Brigitte Salino Histoires de Monsieur Keuner (Geschichten vom Herrn Keuner), de Bertolt Brecht et Ulf K. (dessin), traduit de l’allemand par Rudolf Rach et Claire Stavaux, L’Arche, 138 p., 22 €.Récit. « Jérusalem terrestre », d’Emmanuel Ruben« Venu en Terre sainte pour écrire un roman et voir planer des cerfs-volants », Emmanuel Ruben est revenu d’Israël et de Palestine presque bredouille. De fiction, il n’y aura pas : seuls quelques vestiges subsistent, ici et là, dans Jérusalem terrestre. De littérature, en revanche, il y a beaucoup dans ce récit délicat, poignant et intelligent – où le « géographe défroqué » (Emmanuel Ruben est agrégé de géographie) cohabite avec le romancier sans roman et le reporter d’hommes et de paysages fragmentés. Car « la marge est partout et le centre est nulle part » dans cette Terre promise émiettée au gré des checkpoints, des frontières imaginaires ou réelles, des villes et des communautés. Auteur de La Ligne des glaces (Rivages, 2014), son troisième roman très remarqué, Emmanuel Ruben profite d’une invitation à animer des ateliers d’écriture pour arpenter un territoire qui le fascine de loin, lui, le « demi-juif » (il cite très justement Romain Gary à ce propos : « Demi-juif, c’est demi-parapluie »). Le texte qu’il en tire, cette Jérusalem terrestre, est un itinéraire faussement aléatoire de déviations et de chemins qui se perdent. L’équilibre est parfait quoique fragile. Beau, juste, travaillé sans en avoir l’air : un grand petit ­livre et un talent qui se confirme. Nils C. Ahl Jérusalem terrestre, d’Emmanuel Ruben, Inculte, 178 p., 16,90 €. Dans le secteur de la bande dessinée, il y a les années avec et les années sans Astérix. Lorsque paraît un album du héros le plus lucratif du 9e art, il occupe naturellement la première place des ventes, et 2015 n’échappe pas à la règle. Sorti le 22 octobre chez Hachette, le premier groupe d’édition en France, le 36e opus des aventures du petit Gaulois, Le Papyrus de César, devrait se vendre à plus de 2 millions d’exemplaires.Mais Astérix reste une exception dans un marché qui s’assagit. Selon le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), publié lundi 28 décembre, le nombre d’albums sortis en langue française a reculé de près de 3 % par rapport à 2014 : 5 255 ouvrages, dont 3 924 nouveautés stricto sensu, ont été publiés. Il s’agit seulement de la deuxième baisse observée en dix-sept ans, la première depuis 2013, selon le rapport de Gilles Ratier, le secrétaire général de l’association.Certes, la production ne descend pas en deçà des 5 000 titres et reste dix fois supérieure à ce qu’elle était il y a vingt ans. Mais il faut intégrer la publication abondante des mangas et des comics, qui ont su conquérir un public fidèle d’amateurs en France. Hors Japon, la France reste au coude-à-coude avec l’Allemagne, la première terre d’élection des séries asiatiques.Lire aussi :Corto Maltese, Astérix, Millenium... Les héros de l’édition ne meurent (plus) jamais88 titres à plus de 50 000 exemplairesDe fait, la production française se répartit en deux fois deux flux. D’un côté, les mangas et la BD traditionnelle franco-belge font presque jeu égal, avec respectivement 1 585 et 1 531 nouveautés ; de l’autre, les comics (BD américaines) et les romans graphiques atteignent 419 et 388 titres.Sur les neuf premiers mois de l’année, les ventes ont progressé de 3,5 %, soit un point de plus qu’en 2014. La sortie de poids lourds à l’automne, comme Astérix, mais aussi Titeuf, Le Chat, ou la relance de Corto Maltese, devraient confirmer et amplifier cette tendance.Comme dans les autres industries culturelles (avec le phénomène Star Wars pour le cinéma), quelques titres réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires dans ce secteur. Ainsi, 88 titres ont été imprimés à plus de 50 000 exemplaires lors de leur sortie, des tirages qui font rêver en littérature classique.Lire aussi :Le marché de la BD, de la niche ignorée aux ventes mondialesCette concentration sur des best-sellers n’empêche pas l’émergence de jolies performances, comme celles réalisées par les deux tomes de L’Arabe du futur, un roman graphique et autobiographique de Riad Sattouf aux éditions Allary. Mais aussi le succès de la série Les Vieux Fourneaux, de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, chez Dargaud, dont le troisième volume vient de paraître. Véritable phénomène de BD, la sympathie dont jouit cette série auprès d’un public à chaque fois plus large, qui raconte sur un ton humoristique l’histoire de vieux anarchistes antisystème, traduit, à n’en pas douter, un certain air du temps.Un empire du papierLa baisse de la production reflète une certaine maturité du marché, qui demeure dominé par trois grands groupes. Média-Participations (Dargaud, Blake et Mortimer, Kana, Urban Comics, Dupuis, Marsu et Lombard), mais aussi Delcourt (qui détient aussi Soleil et Tonkam), et enfin Glénat (avec Vent d’Ouest et ses déclinaisons mangas, comics et Disney), totalisent ensemble 35,2 % de la production, selon le rapport de l’ACBD. Juste après on trouve trois grands groupes : Panini, Hachette – qui détient les éditions Albert René et Pika – et Madrigall, propriétaire de Casterman et de Futuropolis. Au total, ce sont 15 groupes qui dominent le secteur et réalisent près de 70 % de la production.En France, comme d’ailleurs pour l’instant à l’étranger, la bande dessinée demeure un empire du papier. Même s’il progresse de 1 %, le marché de la bande dessinée numérique reste marginal. Les ventes continuent cependant de se développer régulièrement depuis cinq ans, en particulier dans le domaine du manga. Dans l’Hexagone, la plate-forme Izneo est leader du marché, avec un catalogue de 14 000 albums, couvrant 90 % des sorties, mais « le passage à la bande dessinée digitale a toujours du mal à trouver ses marques », estime M. Ratier.Lire aussi :Les services de lecture par abonnement d’Izneo, Youscribe et Youboox jugés légaux en FranceAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les nouvelles revendications et réaffirmations des adeptes du fondamentalisme qui sont en train de surgir dans le monde déstabilisent l’Occident. L’objet et l’enjeu de leurs réaffirmations religieuses échappent aux observateurs : les uns parlent de déshonneur de l’islam, les autres tiennent le fondamentalisme pour l’islam véritable ; sans oublier certains sociologues, qui remettent en question l’intégration des enfants de migrants et montrent du doigt l’échec du modèle français.Ces approches sont vides de sens pour comprendre les événements auxquels on assiste. Dans une « Lettre ouverte au monde musulman » diffusée sur Internet, le philosophe Abdennour Bidar demande aux musulmans d’ôter à haute voix toute islamité à ces fondamentalistes, en annonçant, très fermement : ils ne sont pas des musulmans, car l’islam est une religion de paix.Sur le bord opposé, certains affirment que l’interprétation littérale des radicaux musulmans de l’écriture correspond au sens véritable de l’islam. Ils estiment que, au-delà de cette acception primitive, tout relève de l’invention des musulmans occidentalisés, incapables de saisir le message coranique, par intérêt ou par faiblesse mentale. Ces approches ont, certes, la capacité de décrire la confusion des sociétés occidentales devant ces revendications religieuses, mais elles sont théologiquement et philosophiquement problématiques.Enfermé dans la rigidité d’un savoir canoniséThéologiquement, d’abord, car personne, en islam, n’aura l’autorité d’ôter l’islamité à un individu... Julie Clarini A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre.Lire aussi :Lire « par-delà les flammes »Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué.Dimension globale des événementsParis est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine.Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. »« Deux titres bienvenus »La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies.«  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. »Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ».Julie ClariniJournaliste au Monde Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Dans le secteur de la bande dessinée, il y a les années avec et les années sans Astérix. Lorsque paraît un album du héros le plus lucratif du 9e art, il occupe naturellement la première place des ventes, et 2015 n’échappe pas à la règle. Sorti le 22 octobre chez Hachette, le premier groupe d’édition en France, le 36e opus des aventures du petit Gaulois, Le Papyrus de César, devrait se vendre à plus de 2 millions d’exemplaires.Mais Astérix reste une exception dans un marché qui s’assagit. Selon le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), publié lundi 28 décembre, le nombre d’albums sortis en langue française a reculé de près de 3 % par rapport à 2014 : 5 255 ouvrages, dont 3 924 nouveautés stricto sensu, ont été publiés. Il s’agit seulement de la deuxième baisse observée en dix-sept ans, la première depuis 2013, selon le rapport de Gilles Ratier, le secrétaire général de l’association.Certes, la production ne descend pas en deçà des 5 000 titres et reste dix fois supérieure à ce qu’elle était il y a vingt ans. Mais il faut intégrer la publication abondante des mangas et des comics, qui ont su conquérir un public fidèle d’amateurs en France. Hors Japon, la France reste au coude-à-coude avec l’Allemagne, la première terre d’élection des séries asiatiques.Lire aussi :Corto Maltese, Astérix, Millenium... Les héros de l’édition ne meurent (plus) jamais88 titres à plus de 50 000 exemplairesDe fait, la production française se répartit en deux fois deux flux. D’un côté, les mangas et la BD traditionnelle franco-belge font presque jeu égal, avec respectivement 1 585 et 1 531 nouveautés ; de l’autre, les comics (BD américaines) et les romans graphiques atteignent 419 et 388 titres.Sur les neuf premiers mois de l’année, les ventes ont progressé de 3,5 %, soit un point de plus qu’en 2014. La sortie de poids lourds à l’automne, comme Astérix, mais aussi Titeuf, Le Chat, ou la relance de Corto Maltese, devraient confirmer et amplifier cette tendance.Comme dans les autres industries culturelles (avec le phénomène Star Wars pour le cinéma), quelques titres réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires dans ce secteur. Ainsi, 88 titres ont été imprimés à plus de 50 000 exemplaires lors de leur sortie, des tirages qui font rêver en littérature classique.Lire aussi :Le marché de la BD, de la niche ignorée aux ventes mondialesCette concentration sur des best-sellers n’empêche pas l’émergence de jolies performances, comme celles réalisées par les deux tomes de L’Arabe du futur, un roman graphique et autobiographique de Riad Sattouf aux éditions Allary. Mais aussi le succès de la série Les Vieux Fourneaux, de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, chez Dargaud, dont le troisième volume vient de paraître. Véritable phénomène de BD, la sympathie dont jouit cette série auprès d’un public à chaque fois plus large, qui raconte sur un ton humoristique l’histoire de vieux anarchistes antisystème, traduit, à n’en pas douter, un certain air du temps.Un empire du papierLa baisse de la production reflète une certaine maturité du marché, qui demeure dominé par trois grands groupes. Média-Participations (Dargaud, Blake et Mortimer, Kana, Urban Comics, Dupuis, Marsu et Lombard), mais aussi Delcourt (qui détient aussi Soleil et Tonkam), et enfin Glénat (avec Vent d’Ouest et ses déclinaisons mangas, comics et Disney), totalisent ensemble 35,2 % de la production, selon le rapport de l’ACBD. Juste après on trouve trois grands groupes : Panini, Hachette – qui détient les éditions Albert René et Pika – et Madrigall, propriétaire de Casterman et de Futuropolis. Au total, ce sont 15 groupes qui dominent le secteur et réalisent près de 70 % de la production.En France, comme d’ailleurs pour l’instant à l’étranger, la bande dessinée demeure un empire du papier. Même s’il progresse de 1 %, le marché de la bande dessinée numérique reste marginal. Les ventes continuent cependant de se développer régulièrement depuis cinq ans, en particulier dans le domaine du manga. Dans l’Hexagone, la plate-forme Izneo est leader du marché, avec un catalogue de 14 000 albums, couvrant 90 % des sorties, mais « le passage à la bande dessinée digitale a toujours du mal à trouver ses marques », estime M. Ratier.Lire aussi :Les services de lecture par abonnement d’Izneo, Youscribe et Youboox jugés légaux en FranceAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les nouvelles revendications et réaffirmations des adeptes du fondamentalisme qui sont en train de surgir dans le monde déstabilisent l’Occident. L’objet et l’enjeu de leurs réaffirmations religieuses échappent aux observateurs : les uns parlent de déshonneur de l’islam, les autres tiennent le fondamentalisme pour l’islam véritable ; sans oublier certains sociologues, qui remettent en question l’intégration des enfants de migrants et montrent du doigt l’échec du modèle français.Ces approches sont vides de sens pour comprendre les événements auxquels on assiste. Dans une « Lettre ouverte au monde musulman » diffusée sur Internet, le philosophe Abdennour Bidar demande aux musulmans d’ôter à haute voix toute islamité à ces fondamentalistes, en annonçant, très fermement : ils ne sont pas des musulmans, car l’islam est une religion de paix.Sur le bord opposé, certains affirment que l’interprétation littérale des radicaux musulmans de l’écriture correspond au sens véritable de l’islam. Ils estiment que, au-delà de cette acception primitive, tout relève de l’invention des musulmans occidentalisés, incapables de saisir le message coranique, par intérêt ou par faiblesse mentale. Ces approches ont, certes, la capacité de décrire la confusion des sociétés occidentales devant ces revendications religieuses, mais elles sont théologiquement et philosophiquement problématiques.Enfermé dans la rigidité d’un savoir canoniséThéologiquement, d’abord, car personne, en islam, n’aura l’autorité d’ôter l’islamité à un individu... Julie Clarini A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre.Lire aussi :Lire « par-delà les flammes »Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué.Dimension globale des événementsParis est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine.Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. »« Deux titres bienvenus »La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies.«  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. »Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ».Julie ClariniJournaliste au Monde Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Dans le secteur de la bande dessinée, il y a les années avec et les années sans Astérix. Lorsque paraît un album du héros le plus lucratif du 9e art, il occupe naturellement la première place des ventes, et 2015 n’échappe pas à la règle. Sorti le 22 octobre chez Hachette, le premier groupe d’édition en France, le 36e opus des aventures du petit Gaulois, Le Papyrus de César, devrait se vendre à plus de 2 millions d’exemplaires.Mais Astérix reste une exception dans un marché qui s’assagit. Selon le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), publié lundi 28 décembre, le nombre d’albums sortis en langue française a reculé de près de 3 % par rapport à 2014 : 5 255 ouvrages, dont 3 924 nouveautés stricto sensu, ont été publiés. Il s’agit seulement de la deuxième baisse observée en dix-sept ans, la première depuis 2013, selon le rapport de Gilles Ratier, le secrétaire général de l’association.Certes, la production ne descend pas en deçà des 5 000 titres et reste dix fois supérieure à ce qu’elle était il y a vingt ans. Mais il faut intégrer la publication abondante des mangas et des comics, qui ont su conquérir un public fidèle d’amateurs en France. Hors Japon, la France reste au coude-à-coude avec l’Allemagne, la première terre d’élection des séries asiatiques.Lire aussi :Corto Maltese, Astérix, Millenium... Les héros de l’édition ne meurent (plus) jamais88 titres à plus de 50 000 exemplairesDe fait, la production française se répartit en deux fois deux flux. D’un côté, les mangas et la BD traditionnelle franco-belge font presque jeu égal, avec respectivement 1 585 et 1 531 nouveautés ; de l’autre, les comics (BD américaines) et les romans graphiques atteignent 419 et 388 titres.Sur les neuf premiers mois de l’année, les ventes ont progressé de 3,5 %, soit un point de plus qu’en 2014. La sortie de poids lourds à l’automne, comme Astérix, mais aussi Titeuf, Le Chat, ou la relance de Corto Maltese, devraient confirmer et amplifier cette tendance.Comme dans les autres industries culturelles (avec le phénomène Star Wars pour le cinéma), quelques titres réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires dans ce secteur. Ainsi, 88 titres ont été imprimés à plus de 50 000 exemplaires lors de leur sortie, des tirages qui font rêver en littérature classique.Lire aussi :Le marché de la BD, de la niche ignorée aux ventes mondialesCette concentration sur des best-sellers n’empêche pas l’émergence de jolies performances, comme celles réalisées par les deux tomes de L’Arabe du futur, un roman graphique et autobiographique de Riad Sattouf aux éditions Allary. Mais aussi le succès de la série Les Vieux Fourneaux, de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, chez Dargaud, dont le troisième volume vient de paraître. Véritable phénomène de BD, la sympathie dont jouit cette série auprès d’un public à chaque fois plus large, qui raconte sur un ton humoristique l’histoire de vieux anarchistes antisystème, traduit, à n’en pas douter, un certain air du temps.Un empire du papierLa baisse de la production reflète une certaine maturité du marché, qui demeure dominé par trois grands groupes. Média-Participations (Dargaud, Blake et Mortimer, Kana, Urban Comics, Dupuis, Marsu et Lombard), mais aussi Delcourt (qui détient aussi Soleil et Tonkam), et enfin Glénat (avec Vent d’Ouest et ses déclinaisons mangas, comics et Disney), totalisent ensemble 35,2 % de la production, selon le rapport de l’ACBD. Juste après on trouve trois grands groupes : Panini, Hachette – qui détient les éditions Albert René et Pika – et Madrigall, propriétaire de Casterman et de Futuropolis. Au total, ce sont 15 groupes qui dominent le secteur et réalisent près de 70 % de la production.En France, comme d’ailleurs pour l’instant à l’étranger, la bande dessinée demeure un empire du papier. Même s’il progresse de 1 %, le marché de la bande dessinée numérique reste marginal. Les ventes continuent cependant de se développer régulièrement depuis cinq ans, en particulier dans le domaine du manga. Dans l’Hexagone, la plate-forme Izneo est leader du marché, avec un catalogue de 14 000 albums, couvrant 90 % des sorties, mais « le passage à la bande dessinée digitale a toujours du mal à trouver ses marques », estime M. Ratier.Lire aussi :Les services de lecture par abonnement d’Izneo, Youscribe et Youboox jugés légaux en FranceAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les nouvelles revendications et réaffirmations des adeptes du fondamentalisme qui sont en train de surgir dans le monde déstabilisent l’Occident. L’objet et l’enjeu de leurs réaffirmations religieuses échappent aux observateurs : les uns parlent de déshonneur de l’islam, les autres tiennent le fondamentalisme pour l’islam véritable ; sans oublier certains sociologues, qui remettent en question l’intégration des enfants de migrants et montrent du doigt l’échec du modèle français.Ces approches sont vides de sens pour comprendre les événements auxquels on assiste. Dans une « Lettre ouverte au monde musulman » diffusée sur Internet, le philosophe Abdennour Bidar demande aux musulmans d’ôter à haute voix toute islamité à ces fondamentalistes, en annonçant, très fermement : ils ne sont pas des musulmans, car l’islam est une religion de paix.Sur le bord opposé, certains affirment que l’interprétation littérale des radicaux musulmans de l’écriture correspond au sens véritable de l’islam. Ils estiment que, au-delà de cette acception primitive, tout relève de l’invention des musulmans occidentalisés, incapables de saisir le message coranique, par intérêt ou par faiblesse mentale. Ces approches ont, certes, la capacité de décrire la confusion des sociétés occidentales devant ces revendications religieuses, mais elles sont théologiquement et philosophiquement problématiques.Enfermé dans la rigidité d’un savoir canoniséThéologiquement, d’abord, car personne, en islam, n’aura l’autorité d’ôter l’islamité à un individu... Julie Clarini A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre.Lire aussi :Lire « par-delà les flammes »Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué.Dimension globale des événementsParis est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine.Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. »« Deux titres bienvenus »La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies.«  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. »Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ».Julie ClariniJournaliste au Monde Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Par Karima BergerJe sors de l’exposition parisienne « Moïse, figures d’un prophète », emplie de tristesse. Nulle trace de mon Moïse, ce prophète qui dans le Coran reçoit « autorité et science », celui à qui Dieu parle sans intermédiaire et qui se tient debout dans ma culture comme une vigie de la parole divine, sans images, sans veau d’or et sans associés. Moïse, nourrisson abandonné aux flots du Nil a bercé mon imaginaire d’enfant, il est celui à qui Dieu parle ainsi « Ô Moïse ! Je t’ai choisi parmi les humains grâce à Mon Message et à Ma Parole. Prends ce que je te donne et sois parmi les reconnaissants » Coran 7-144. Ce Moïse est d’une immense richesse et complexité spirituelle, un prophète puisant aux sources bibliques mais se parant aussi de traits originaux proprement coraniques, tel cet étrange page qui sera identifié par la tradition comme Khezr (Le verdoyant) et qui « au confluent des deux mers » va soumettre Moïse à une série d’énigmes destinées à lui dévoiler peu à peu le mystère divin.Dans cette exposition, nulle évocation de la figure coranique, pas l’ombre de la nuée blanche qui enveloppe son visage dans l’iconographie musulmane, pas un mot, inexistant, rayé, barré. Pourtant, le nom de Moïse « peuple » le Coran selon la belle expression de Youssef Seddik. Il y est le prophète biblique le plus cité. Les visiteurs ne sauront rien du travail des philosophes et des experts qui ont pensé la figure de Moïse, ils ne découvriront pas les récits transmis par la tradition, ne pourront admirer les miniatures de l’Histoire des Prophètes (XVe siècle) où sa face est toujours entièrement illuminée, ils ne pourront goûter l’imagerie populaire qui transforme le bâton de Moïse en redoutable dragon ou les illustrations naïves dans les livres, tapis et objets. De Sayâdna Moussa [notre maître Moïse] on ne saura pas qu’il existe, sa filiation sera mutilée, privée de l’entièreté de sa gloire et de sa postérité musulmane.Une figure, même pour les musulmans agnostiquesJe ne doute pas que les organisateurs ont eu de très bonnes raisons de ne pas traiter la figure de Moïse dans ses prolongements coraniques mais alors la déontologie aurait exigé de changer le titre de l’exposition. de préciser qu’il s’agissait du Moïse biblique. « Moïse, figures d’un prophète » n’indique pas de limite mais semble hélas indiquer en creux l’inexistence d’un possible public autre que juif ou chrétien ou agnostique, ne concevant pas que des musulmans (y compris agnostiques) visitent cette exposition et n’imaginant même pas leur dépit en plus que d’être terrassés par la surprésence médiatique d’un islam néfaste et belliqueux. Comment expliquer qu’une telle impasse ait pu être commise sur ce pan entier de la grande bibliothèque monothéiste et « oublier » le Moïse du dernier grand texte de l’Antiquité tardive ?En ces temps de violence et de confusion, je suis tentée de lire cette impasse comme un symptôme de la méconnaissance de l’islam et de ses capacités culturelle et spirituelle. Hormis les orientalistes dont les lumières ont parfois filtré des murs de leurs congrès secrets, peu d’intellectuels contemporains se sont penchés sur cette Révélation pour tenter de nouer leur pensée à celle complexe des penseurs musulmans et enrichir leur savoir nourri de la tradition judéo-chrétienne en allant boire à cette autre source, certes tarie aujourd’hui (Oh la tragédie de ma religion !).Connait-on les penseurs du renouveau, les a-t-on découverts, lus, entendus ? Seule l’antienne Où sont les intellectuels musulmans, pourquoi ne parlent-ils pas ? occupe les bouches paresseuses : « L’islam, c’est compliqué, je n’y connais rien… ». À l’heure où la chaîne Arte fait œuvre de salut public en nous proposant une lecture de la diversité spirituelle de la France avec la série Jésus et l’islam, comment expliquer une telle erreur (un lapsus ?), erreur scientifique, épistémologique même qui fait violence à l’Histoire ; l’Histoire si essentielle aujourd’hui pour contextualiser et comprendre ce qui nous arrive. A-t-on simplement manqué de clairvoyance ou peut-être n’a-t-on pas osé l’intelligence de toutes les lumières qui éclairent chacune à sa façon la figure mosaïque ? Au fond ce blanc révèle à une toute petite échelle la méconnaissance de l’islam dans notre société. C’est un vrai travail de culture qui nous attend, tous.Karima Berger est écrivain ; elle est l’auteur de Les attentives, Un dialogue avec Etty Hillesum, Albin Michel, 2014. Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe  siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages - un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre - tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Chacun des membres de l’équipe du « Monde des livres » a choisi ses trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Les voici.Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Julie Clarini A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre.Lire aussi :Lire « par-delà les flammes »Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué.Dimension globale des événementsParis est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine.Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. »« Deux titres bienvenus »La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies.«  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. »Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ».Julie ClariniJournaliste au Monde Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Par Karima BergerJe sors de l’exposition parisienne « Moïse, figures d’un prophète », emplie de tristesse. Nulle trace de mon Moïse, ce prophète qui dans le Coran reçoit « autorité et science », celui à qui Dieu parle sans intermédiaire et qui se tient debout dans ma culture comme une vigie de la parole divine, sans images, sans veau d’or et sans associés. Moïse, nourrisson abandonné aux flots du Nil a bercé mon imaginaire d’enfant, il est celui à qui Dieu parle ainsi « Ô Moïse ! Je t’ai choisi parmi les humains grâce à Mon Message et à Ma Parole. Prends ce que je te donne et sois parmi les reconnaissants » Coran 7-144. Ce Moïse est d’une immense richesse et complexité spirituelle, un prophète puisant aux sources bibliques mais se parant aussi de traits originaux proprement coraniques, tel cet étrange page qui sera identifié par la tradition comme Khezr (Le verdoyant) et qui « au confluent des deux mers » va soumettre Moïse à une série d’énigmes destinées à lui dévoiler peu à peu le mystère divin.Dans cette exposition, nulle évocation de la figure coranique, pas l’ombre de la nuée blanche qui enveloppe son visage dans l’iconographie musulmane, pas un mot, inexistant, rayé, barré. Pourtant, le nom de Moïse « peuple » le Coran selon la belle expression de Youssef Seddik. Il y est le prophète biblique le plus cité. Les visiteurs ne sauront rien du travail des philosophes et des experts qui ont pensé la figure de Moïse, ils ne découvriront pas les récits transmis par la tradition, ne pourront admirer les miniatures de l’Histoire des Prophètes (XVe siècle) où sa face est toujours entièrement illuminée, ils ne pourront goûter l’imagerie populaire qui transforme le bâton de Moïse en redoutable dragon ou les illustrations naïves dans les livres, tapis et objets. De Sayâdna Moussa [notre maître Moïse] on ne saura pas qu’il existe, sa filiation sera mutilée, privée de l’entièreté de sa gloire et de sa postérité musulmane.Une figure, même pour les musulmans agnostiquesJe ne doute pas que les organisateurs ont eu de très bonnes raisons de ne pas traiter la figure de Moïse dans ses prolongements coraniques mais alors la déontologie aurait exigé de changer le titre de l’exposition. de préciser qu’il s’agissait du Moïse biblique. « Moïse, figures d’un prophète » n’indique pas de limite mais semble hélas indiquer en creux l’inexistence d’un possible public autre que juif ou chrétien ou agnostique, ne concevant pas que des musulmans (y compris agnostiques) visitent cette exposition et n’imaginant même pas leur dépit en plus que d’être terrassés par la surprésence médiatique d’un islam néfaste et belliqueux. Comment expliquer qu’une telle impasse ait pu être commise sur ce pan entier de la grande bibliothèque monothéiste et « oublier » le Moïse du dernier grand texte de l’Antiquité tardive ?En ces temps de violence et de confusion, je suis tentée de lire cette impasse comme un symptôme de la méconnaissance de l’islam et de ses capacités culturelle et spirituelle. Hormis les orientalistes dont les lumières ont parfois filtré des murs de leurs congrès secrets, peu d’intellectuels contemporains se sont penchés sur cette Révélation pour tenter de nouer leur pensée à celle complexe des penseurs musulmans et enrichir leur savoir nourri de la tradition judéo-chrétienne en allant boire à cette autre source, certes tarie aujourd’hui (Oh la tragédie de ma religion !).Connait-on les penseurs du renouveau, les a-t-on découverts, lus, entendus ? Seule l’antienne Où sont les intellectuels musulmans, pourquoi ne parlent-ils pas ? occupe les bouches paresseuses : « L’islam, c’est compliqué, je n’y connais rien… ». À l’heure où la chaîne Arte fait œuvre de salut public en nous proposant une lecture de la diversité spirituelle de la France avec la série Jésus et l’islam, comment expliquer une telle erreur (un lapsus ?), erreur scientifique, épistémologique même qui fait violence à l’Histoire ; l’Histoire si essentielle aujourd’hui pour contextualiser et comprendre ce qui nous arrive. A-t-on simplement manqué de clairvoyance ou peut-être n’a-t-on pas osé l’intelligence de toutes les lumières qui éclairent chacune à sa façon la figure mosaïque ? Au fond ce blanc révèle à une toute petite échelle la méconnaissance de l’islam dans notre société. C’est un vrai travail de culture qui nous attend, tous.Karima Berger est écrivain ; elle est l’auteur de Les attentives, Un dialogue avec Etty Hillesum, Albin Michel, 2014. Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin.Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi].Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ?Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant…Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ?C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients.Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants.Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage.Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric NunèsJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».ROMAN. « Someone », d’Alice McDermottIl fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €.BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik DesmazièresDécrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €.BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît CollombatUn juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. Julie Clarini, Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet et Macha Séry Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Jean BirnbaumRoman. « Un amour impossible », de Christine AngotDe nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €.Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de KerangalL’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges.A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine SamoyaultA l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €.Julie ClariniEssai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Récit. « La Guerre de face », de Martha GellhornQuand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €.Raphaëlle LeyrisRomans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie DespentesRanimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun.Lire aussi :Virginie Despentes, colère intacteLire aussi :Despentes en gants de veloursRoman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David GrossmanUn soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 €Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €.Florence NoivilleRoman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Lire aussi :Marcello Fois dit le non-ditRoman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €.Lire aussi :Eka Kurniawan, enfant des mythesEssai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €.Lire aussi :André Markowicz : traduire c’est partagerFrédéric PotetRoman. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.BD. « Tungstène », de Marcello QuintanilhaMétal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €.Macha SéryRoman. « Six jours », de Ryan GattisDurant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €.Lire aussi :Westerns sans frontièresRoman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeMacha SéryJournaliste au MondeFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteFlorence NoivilleJournaliste au MondeJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Par Karima BergerJe sors de l’exposition parisienne « Moïse, figures d’un prophète », emplie de tristesse. Nulle trace de mon Moïse, ce prophète qui dans le Coran reçoit « autorité et science », celui à qui Dieu parle sans intermédiaire et qui se tient debout dans ma culture comme une vigie de la parole divine, sans images, sans veau d’or et sans associés. Moïse, nourrisson abandonné aux flots du Nil a bercé mon imaginaire d’enfant, il est celui à qui Dieu parle ainsi « Ô Moïse ! Je t’ai choisi parmi les humains grâce à Mon Message et à Ma Parole. Prends ce que je te donne et sois parmi les reconnaissants » Coran 7-144. Ce Moïse est d’une immense richesse et complexité spirituelle, un prophète puisant aux sources bibliques mais se parant aussi de traits originaux proprement coraniques, tel cet étrange page qui sera identifié par la tradition comme Khezr (Le verdoyant) et qui « au confluent des deux mers » va soumettre Moïse à une série d’énigmes destinées à lui dévoiler peu à peu le mystère divin.Dans cette exposition, nulle évocation de la figure coranique, pas l’ombre de la nuée blanche qui enveloppe son visage dans l’iconographie musulmane, pas un mot, inexistant, rayé, barré. Pourtant, le nom de Moïse « peuple » le Coran selon la belle expression de Youssef Seddik. Il y est le prophète biblique le plus cité. Les visiteurs ne sauront rien du travail des philosophes et des experts qui ont pensé la figure de Moïse, ils ne découvriront pas les récits transmis par la tradition, ne pourront admirer les miniatures de l’Histoire des Prophètes (XVe siècle) où sa face est toujours entièrement illuminée, ils ne pourront goûter l’imagerie populaire qui transforme le bâton de Moïse en redoutable dragon ou les illustrations naïves dans les livres, tapis et objets. De Sayâdna Moussa [notre maître Moïse] on ne saura pas qu’il existe, sa filiation sera mutilée, privée de l’entièreté de sa gloire et de sa postérité musulmane.Une figure, même pour les musulmans agnostiquesJe ne doute pas que les organisateurs ont eu de très bonnes raisons de ne pas traiter la figure de Moïse dans ses prolongements coraniques mais alors la déontologie aurait exigé de changer le titre de l’exposition. de préciser qu’il s’agissait du Moïse biblique. « Moïse, figures d’un prophète » n’indique pas de limite mais semble hélas indiquer en creux l’inexistence d’un possible public autre que juif ou chrétien ou agnostique, ne concevant pas que des musulmans (y compris agnostiques) visitent cette exposition et n’imaginant même pas leur dépit en plus que d’être terrassés par la surprésence médiatique d’un islam néfaste et belliqueux. Comment expliquer qu’une telle impasse ait pu être commise sur ce pan entier de la grande bibliothèque monothéiste et « oublier » le Moïse du dernier grand texte de l’Antiquité tardive ?En ces temps de violence et de confusion, je suis tentée de lire cette impasse comme un symptôme de la méconnaissance de l’islam et de ses capacités culturelle et spirituelle. Hormis les orientalistes dont les lumières ont parfois filtré des murs de leurs congrès secrets, peu d’intellectuels contemporains se sont penchés sur cette Révélation pour tenter de nouer leur pensée à celle complexe des penseurs musulmans et enrichir leur savoir nourri de la tradition judéo-chrétienne en allant boire à cette autre source, certes tarie aujourd’hui (Oh la tragédie de ma religion !).Connait-on les penseurs du renouveau, les a-t-on découverts, lus, entendus ? Seule l’antienne Où sont les intellectuels musulmans, pourquoi ne parlent-ils pas ? occupe les bouches paresseuses : « L’islam, c’est compliqué, je n’y connais rien… ». À l’heure où la chaîne Arte fait œuvre de salut public en nous proposant une lecture de la diversité spirituelle de la France avec la série Jésus et l’islam, comment expliquer une telle erreur (un lapsus ?), erreur scientifique, épistémologique même qui fait violence à l’Histoire ; l’Histoire si essentielle aujourd’hui pour contextualiser et comprendre ce qui nous arrive. A-t-on simplement manqué de clairvoyance ou peut-être n’a-t-on pas osé l’intelligence de toutes les lumières qui éclairent chacune à sa façon la figure mosaïque ? Au fond ce blanc révèle à une toute petite échelle la méconnaissance de l’islam dans notre société. C’est un vrai travail de culture qui nous attend, tous.Karima Berger est écrivain ; elle est l’auteur de Les attentives, Un dialogue avec Etty Hillesum, Albin Michel, 2014. Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €.« Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste.Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffueDe cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants.L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot.En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi.« Chirurgien de fer »Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission).L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force.Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe.Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ».POLAR. « Le Fils », de Jo NesboSonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €.ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio IngerflomVladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-CohenLe Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François KervéanC’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Adrien Pécout « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans.Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie.L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté.« Un corps qui s’est enfui »Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros.Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ».L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »…Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer.« Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros.Adrien PécoutJournaliste au Monde Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai.BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan JonesDe sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €.« Buffon/Picasso »Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €.« Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. WoodwardDe 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €.ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman ManeaMoins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €.ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean DelumeauSi tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation.L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde Emilie Grangeray et Macha Séry Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans.Macha SéryJournaliste au MondeEmilie GrangerayJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Macha Séry A ses lecteurs, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il n’avait rien caché de son cancer depuis quelques mois. L’écrivain Ayerdhal s’est éteint à Bruxelles, en Belgique, mardi 27 octobre, à l’âge de 56 ans. Il fut, avec Pierre Bordage, Serge Lehman et Jean-Marc Ligny, l’un des artisans les plus flamboyant du renouveau de la science-fiction française. En près de vingt-cinq ans et presque autant de livres, il a donné à lire quelques chefs-d’œuvre visionnaires, tels que Demain, une oasis (Fleuve noir, 1992), Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé (J’ai lu, 1997 ; rééd. 2009, Au Diable Vauvert, son éditeur depuis 2004, qui procède depuis à la réédition de son œuvre) ou Etoiles mourantes (avec Jean-Claude Dunyach, J’ai lu, 1999).Né le 26 janvier 1959, Ayerdhal, de son vrai nom Yal Soulier, a grandi dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, la banlieue rouge de Lyon. Son père est l’un des plus grands collectionneurs de SF d’Europe. Il possède, par exemple, l’intégralité des titres parus dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. Ils ont aiguisé son goût pour les sciences. Car pour Ayerdhal, la science-fiction exige de la crédibilité. Un écrivain « ne peut pas se contenter de répandre des poncifs ou des approches obsolètes pour décrire ce qu’il perçoit du monde et permettre au lecteur d’envisager ses devenirs potentiels. Loin d’être un privilège de la littérature d’anticipation, qui, par essence, se doit d’inclure les découvertes scientifiques et les progrès technologiques dans les hypothèses qu’elle met en scène », écrivait-il dans « Le Monde des livres » du 25 mai 2007.Dystopies et space operasTout en exerçant mille et un métiers (moniteur de ski, footballeur professionnel, éducateur, commercial chez L’Oréal, chef d’entreprise), Ayerdhal a toujours écrit. A 28 ans, il se décide enfin à envoyer un manuscrit à un éditeur. La Bohème et l’Ivraie (Fleuve noir, 1990) met en scène un artiste qui se révolte contre un régime politique. Admirateur des Américains Ray Bradbury, Frank Herbert et Norman Spinrad, il signera par la suite d’autres dystopies ainsi que des space operas. Ayerdhal se voyait un peu comme un éclaireur, répétant cette phrase de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Même ancrée sur des planètes improbables, sa fiction est éminemment réaliste et toujours politique. Elle exalte la rebellion libertaire. Ayerdhal tenait, en effet, la science-fiction pour l’héritière de la philosophie et la dernière instance où l’on délibère encore sur l’humanité et son devenir.Depuis Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), Ayerdhal avait migré de la science-fiction au polar. Plutôt, il était parvenu à mixer les deux. Témoin, Bastards (Au Diable Vauvert, 2014), qui débute tel un policier classique avant de basculer dans le surnaturel. Cependant, le romancier venait de renouer avec ses premiers amours, prévoyant d’ajouter un cinquième tome aux aventures d’Eylia, l’héroïne de son cycle « Cybione », employée pour des opérations suicides puisqu’elle ressuscite chaque fois, la mémoire amputée de sa dernière vie. Il n’aura pas eu le temps de l’achever.Tolérance, écologie et partage des richessesD’un genre à l’autre, ses préoccupations liées à la tolérance, à l’écologie et au partage des richesses sont demeurées intactes. Vingt ans après avoir reçu le Grand Prix de l’imaginaire pour Demain, une oasis, en 1993, roman futuriste où des commandos humanitaires enlèvent un médecin à Genève puis l’abandonnent dans un village subsaharien afin qu’il exerce son métier dans des camps de réfugiés, Ayerdhal retrouvait l’Afrique et la dénonciation du pillage de ses ressources naturelles dans le thriller Rainbow Warriors (Au Diable Vauvert, 2013). Une œuvre d’anticipation que l’on peut lire au choix comme une fiction politique, une utopie sociale, un roman d’aventures ou d’espionnage en terre africaine, un ouvrage de vulgarisation sur les barbouzeries dont se rendent coupables les Etats occidentaux afin de protéger leurs intérêts. L’argument ? Une armée de 5 000 LGBT (lesbiennes, gays, bis, transsexuels) originaires des cinq continents se forme pour renverser une dictature homophobe qui brade ses cultures et son sous-sol à des multinationales.Militant de la cause des auteurs, Ayerdhal avait fondé en octobre 2000 le collectif Le droit du Serf pour faire respecter leur droit à jouir décemment de leurs œuvres.Macha SéryJournaliste au Monde require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Damien LeloupJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. » En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.Sortir d’un monde « exigu »Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com. Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. » L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est “bankable”, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. » Piqûres de rappelLibres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique.Aline LeclercJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Macha Séry A ses lecteurs, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il n’avait rien caché de son cancer depuis quelques mois. L’écrivain Ayerdhal s’est éteint à Bruxelles, en Belgique, mardi 27 octobre, à l’âge de 56 ans. Il fut, avec Pierre Bordage, Serge Lehman et Jean-Marc Ligny, l’un des artisans les plus flamboyant du renouveau de la science-fiction française. En près de vingt-cinq ans et presque autant de livres, il a donné à lire quelques chefs-d’œuvre visionnaires, tels que Demain, une oasis (Fleuve noir, 1992), Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé (J’ai lu, 1997 ; rééd. 2009, Au Diable Vauvert, son éditeur depuis 2004, qui procède depuis à la réédition de son œuvre) ou Etoiles mourantes (avec Jean-Claude Dunyach, J’ai lu, 1999).Né le 26 janvier 1959, Ayerdhal, de son vrai nom Yal Soulier, a grandi dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, la banlieue rouge de Lyon. Son père est l’un des plus grands collectionneurs de SF d’Europe. Il possède, par exemple, l’intégralité des titres parus dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. Ils ont aiguisé son goût pour les sciences. Car pour Ayerdhal, la science-fiction exige de la crédibilité. Un écrivain « ne peut pas se contenter de répandre des poncifs ou des approches obsolètes pour décrire ce qu’il perçoit du monde et permettre au lecteur d’envisager ses devenirs potentiels. Loin d’être un privilège de la littérature d’anticipation, qui, par essence, se doit d’inclure les découvertes scientifiques et les progrès technologiques dans les hypothèses qu’elle met en scène », écrivait-il dans « Le Monde des livres » du 25 mai 2007.Dystopies et space operasTout en exerçant mille et un métiers (moniteur de ski, footballeur professionnel, éducateur, commercial chez L’Oréal, chef d’entreprise), Ayerdhal a toujours écrit. A 28 ans, il se décide enfin à envoyer un manuscrit à un éditeur. La Bohème et l’Ivraie (Fleuve noir, 1990) met en scène un artiste qui se révolte contre un régime politique. Admirateur des Américains Ray Bradbury, Frank Herbert et Norman Spinrad, il signera par la suite d’autres dystopies ainsi que des space operas. Ayerdhal se voyait un peu comme un éclaireur, répétant cette phrase de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Même ancrée sur des planètes improbables, sa fiction est éminemment réaliste et toujours politique. Elle exalte la rebellion libertaire. Ayerdhal tenait, en effet, la science-fiction pour l’héritière de la philosophie et la dernière instance où l’on délibère encore sur l’humanité et son devenir.Depuis Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), Ayerdhal avait migré de la science-fiction au polar. Plutôt, il était parvenu à mixer les deux. Témoin, Bastards (Au Diable Vauvert, 2014), qui débute tel un policier classique avant de basculer dans le surnaturel. Cependant, le romancier venait de renouer avec ses premiers amours, prévoyant d’ajouter un cinquième tome aux aventures d’Eylia, l’héroïne de son cycle « Cybione », employée pour des opérations suicides puisqu’elle ressuscite chaque fois, la mémoire amputée de sa dernière vie. Il n’aura pas eu le temps de l’achever.Tolérance, écologie et partage des richessesD’un genre à l’autre, ses préoccupations liées à la tolérance, à l’écologie et au partage des richesses sont demeurées intactes. Vingt ans après avoir reçu le Grand Prix de l’imaginaire pour Demain, une oasis, en 1993, roman futuriste où des commandos humanitaires enlèvent un médecin à Genève puis l’abandonnent dans un village subsaharien afin qu’il exerce son métier dans des camps de réfugiés, Ayerdhal retrouvait l’Afrique et la dénonciation du pillage de ses ressources naturelles dans le thriller Rainbow Warriors (Au Diable Vauvert, 2013). Une œuvre d’anticipation que l’on peut lire au choix comme une fiction politique, une utopie sociale, un roman d’aventures ou d’espionnage en terre africaine, un ouvrage de vulgarisation sur les barbouzeries dont se rendent coupables les Etats occidentaux afin de protéger leurs intérêts. L’argument ? Une armée de 5 000 LGBT (lesbiennes, gays, bis, transsexuels) originaires des cinq continents se forme pour renverser une dictature homophobe qui brade ses cultures et son sous-sol à des multinationales.Militant de la cause des auteurs, Ayerdhal avait fondé en octobre 2000 le collectif Le droit du Serf pour faire respecter leur droit à jouir décemment de leurs œuvres.Macha SéryJournaliste au Monde require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Damien LeloupJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. » En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.Sortir d’un monde « exigu »Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com. Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. » L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est “bankable”, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. » Piqûres de rappelLibres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique.Aline LeclercJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique François Hollande et Manuel Valls appellent les ministres à « maîtriser » leurs paroles Riss, Astro Teller, Matthieu Ricard ou Youssoupha, retour sur des rencontres du « Monde » Festival Marathon culturel aux Bouffes du Nordtous les articles de la thématique« Scander le monde » : tel est le thème autour duquel se sont re­trouvés la romancière Christine Angot et le rappeur Youssoupha, dimanche 27 septembre, à l’Opéra Bastille, à Paris, dans le cadre du Monde Festival. Voici des extraits de leur échange.Lire aussi :Scander le monde, dialogue entre Christine Angot et YoussouphaQuand nous avons annoncé que le rappeur Youssoupha allait dialoguer avec la romancière Christine Angot au Monde Festival, on a eu quelques réactions étonnantes, sur le mode « Ah ! Voilà que “Le Monde” court après le public des banlieues ! » Le rap a déjà laissé des traces dans la langue française, bien au-delà du seul « public des banlieues », et pourtant certains voudraient encore l’en ­exclure. Comment expliquez-vous cela ? Youssoupha Cela fait très longtemps que le rap n’est plus seulement la musique des banlieues. Ceux qui viennent des banlieues, d’ailleurs, écoutent eux-mêmes du rap mais aussi du raggamuffin, du rock, de la pop… Ces cases, ces clivages n’existent plus. De même on a maintenant beaucoup de rappeurs qui viennent de province ou de Paris intra-muros. Donc, en fait, il y a déjà un éclatement de ce qu’on peut appeler le rap, comme à un moment il y a eu un éclatement de la chanson française. La chanson à texte c’est pas les yéyés, les yéyés c’est pas Patrick Juvet, Patrick Juvet c’est pas Pascal Obispo… Le problème n’est pas de juger, c’est un fait. A partir de là une question se pose : est-il intéressant de croiser le rap, en tant que discipline d’écriture, avec le travail de Christine Angot ? Se poser encore cette question de la légitimité du rap, en 2015, c’est avoir trois débats de retard. Moi, aujourd’hui, en tant que rappeur, quand on m’invite ici je ne me dis pas : « C’est Le Monde, c’est Angot, on est en train de me faire une fleur. » Non, je me dis juste : « Je vais rencontrer des gens intéressants pour parler d’écriture. »Vous-même, Christine Angot, vous connaissez bien la force du ­préjugé, vous savez ce que c’est que de se voir refuser, sur la scène littéraire, un droit de cité… Christine Angot Bien sûr qu’il y a des castes, mais je ne souhaite pas m’en occuper. En revanche, à propos des réactions dont vous parliez, je peux répondre quelque chose. La réciproque existe. En imaginant que le rap soit méprisé par le public du Monde, et ne soit écouté que dans les banlieues, ce qui n’est pas le cas, ça marche aussi dans l’autre sens. En juin, j’étais avec une équipe de tournage qui filmait pour Arte des écrivains là où ils ont grandi, on était à Châteauroux, dans ma première maison, puis dans une ZUP à la périphérie, et quand on est arrivés à la ZUP, avec caméra, perche, réalisateur, écrivain qui a grandi là, etc., il a fallu se justifier, montrer des papiers, assurer qu’on disait la vérité, dire à quelle adresse j’avais vécu, le prénom du réalisateur, David (c’était David Teboul), a donné lieu à des plaisanteries pas très drôles, des types ont cherché à nous intimider, disant que la télé était un repaire de juifs, bref, c’était très violent. On a filmé quelques scènes sous les quolibets, et quand on est partis ils nous ont dit de bien saluer le Talmud, je vous assure qu’on n’était pas à l’aise. Donc, juste pour dire que le public des banlieues, lui aussi, à l’occasion, fait ses choix.Il y a autre point commun entre vous, c’est que votre écriture passe pour ­tapageuse, voire violente, alors qu’elle est sans cesse structurée par l’amour. Dans vos textes, Youssoupha, il n’y a ni flingues ni filles en string, et vous n’hésitez pas à définir votre rap comme un rap sentimental, un rap d’amour, un «  rap de cœur »…Y. Il y a eu un moment où l’amour était une espèce de gros mot. Quand on parlait d’empathie, de tendresse… on nous caricaturait, on était « ceux qui vivent dans le monde des Bisounours ». Mais j’ai l’impression que l’époque s’est retournée. Aujourd’hui, c’est le cynisme qui manque d’originalité. Tout le monde fait ça. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux, de lire la presse, de regarder les émissions d’éditorialistes… La parole qui se veut grinçante, pleine de mauvais esprit, c’est devenu la norme. De même, le rap de rue, qui se voulait gangster, c’est ce qui est devenu commercial. Le plus alternatif, c’était de prendre un créneau que personne n’assumait pleinement, même si mon approche demeure aussi sociale et parfois politique. Plus le temps passe, plus je déteste les gens qui ont des certitudes. Dans le rap, on a souvent ce mauvais réflexe et, moi-même, j’ai pu l’avoir dans le passé. Se contredire est quelque chose d’humain. Moi, je crois à la vérité de l’émotion du moment.Christine Angot, comme Youssoupha, votre littérature est sociale et ­politique, mais on pourrait aussi ­parler d’une « littérature du cœur ». Votre dernier roman, « Un amour ­impossible » (Flammarion), qui rend justice au personnage de la mère, en témoigne magnifiquement…C. A. Dans ce que je fais, je ne distingue pas les sentiments, l’amour, la haine, la déception, le sentiment d’être rejeté, etc., de la politique, des conflits sociaux. Ce qu’on appelle une histoire d’amour c’est aussi une histoire de guerre sociale. On le sait tous. Parce qu’on l’a vécu, ou parce qu’on a préféré l’éviter, on n’a pas envie de vivre des conflits sociaux en amour. Pourtant, ça s’invite quand même. Il y a déjà la guerre des sexes, si on ajoute les conflits de culture, de métissage, l’un a de l’argent, l’autre n’en a pas, l’un est noir, l’autre est blanc, l’un est cultivé, l’autre moins… On est dans l’amour, c’est vrai, on est dans le sentiment, mais on est aussi dans la politique, bien sûr. Et, que l’on parle de politique et de conflits sociaux, ou d’amour, il y a des discours. Un mot comme « cœur » fait souvent partie des discours. Des certitudes, pour reprendre le mot de Youssoupha. Et ils ont une part de mensonges, de semblants. Je crois que les discours sur l’amour sont ceux qui nous font le plus souffrir.Lire aussi :Christine Angot : « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature »« La rage comme guide et c’est pour ça que je parle toujours des mêmes ­choses », dit le rappeur Booba. « Je répète toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose », disait Bernanos, ce prince de la punchline. Chez vous aussi, il y a cette rage de la répétition, l’idée que la création appelle un ressassement, un « éternel recommencement »…Y. Je ne connaissais pas les mots de Bernanos, mais si je les avais connus je l’aurais dit comme ça dans mon morceau Eternel recommencement [2005]. A l’époque, j’étais nouveau, et le projet était : « La situation sociale que je vous décris, plus je la décris, et plus je me rends compte qu’elle a déjà été décrite par ceux qui m’ont précédé, par IAM, MC Solaar, Ministère A.M.E.R ou d’autres. Je le dis avec mes propres mots, mais ce que je suis en train de réécrire, c’est la même chose. » Dans le rap, on parle pour des gens qui sont sous-représentés médiatiquement et politiquement, et comme les situations ne changent pas beaucoup on revient sans cesse avec ces thématiques-là. Moi, j’ai la chance de beaucoup voyager, je connais mieux la France que Jean-Pierre Pernaut. Et la France est un pays génial, je le dis, je le sais. Mais c’est l’impression contraire qu’on peut avoir, vu de certaines banlieues. Et si le rap ne porte pas la voix de ceux qui n’ont pas de voix, ça devient compliqué. Alors, effectivement, ça ne suffira pas, un Youssoupha qui écrit là-dessus pendant toute sa carrière, ça ne suffira pas. Avant, les autres, ça n’a pas suffi non plus. Mais tant pis, on prend le relais, on parle. On le redit, on le redit, on le redit.Christine Angot, certains vous reprochent également de « ressasser » une seule histoire, celle de l’inceste. Or chacun de vos livres introduit un point de vue différent et une variation qui éclairent non seulement votre vie, mais aussi celle de vos lecteurs…C. A. Est-ce qu’on voudrait enfermer mes livres dans cette question-là, m’enfermer dans une certaine identité ? Je ne sais pas. Mais aucun être humain ne peut le supporter. Personne n’a envie d’être enfermé dans une identité, puisque la vérité c’est qu’il n’y a pas d’identité. On a tous des vies différentes mais on est tous pareils. Par-delà nos vies différentes, les sentiments sont tous les mêmes, quand on aime, quand on déteste, quand on se sent rejeté, quandon a honte, on le ressent tous de la même façon, quel que soit le barreau d’échelle sociale sur lequel on se tient. Et la répétition, ça n’existe pas, ce qui existe c’est la nuance, la vie, les vies, les nuances, les récits, les phrases, la voix… Mais le discours social, lui, il veut que ça avance, « c’est fini, ça va mieux, on peut passer à autre chose ? Tourner la page ? » Mon travail, c’est écrire. Je ne suis pas là pour tourner des pages, je suis là pour en écrire.Lire aussi :Riss, Astro Teller, Matthieu Ricard ou Youssoupha, retour sur des rencontres du « Monde » FestivalJean Birnbaum Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Cette semaine, le supplément littéraire du Monde vous propose une biographie, un roman italien, une autobiogaphie et un essai.Une biographie. « Aragon », de Philippe ForestD’Aragon, que ne savons-nous aujourd’hui ? En proposant une nouvelle biographie de l’écrivain (1897-1982), Philippe Forest ne cherche pas à débusquer des faits inconnus, ou à se placer sur le plan de l’érudition : il s’adresse moins aux spécialistes qu’à un très large public, désireux de ressaisir dans son étonnante continuité, ses brusques volte-face et, surtout, ses irréductibles contradictions, la vie de cet homme. Un homme capable de se faire, dans les années 1950, le porte-parole dogmatique d’un « sinistre stalinisme à la française » et néanmoins d’apparaître, au soir de sa longue vie, en 1982, comme le Victor Hugo du XXe siècle, mêlant durant plus de soixante ans classicisme et modernité en prose aussi bien qu’en vers, et cela sans jamais dissocier son œuvre des « circonstances » historiques traversées par le pays. Qu’il évoque les amours, la trajectoire politique d’Aragon ou son œuvre, Philippe Forest mêle de manière équilibrée empathie et distance critique. Jean-Louis Jeannelle Aragon, de Philippe Forest, Gallimard, « NRF Biographies », 908 p., 29 €Un roman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Florence Noiville Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Une autobiographie. « Le 16e Round «, de Rubin « Hurricane » CarterLe 14 octobre 1966, les Afro-Américains Rubin Carter et son ami John Artis sont arrêtés et inculpés pour le meurtre de trois Blancs, quatre mois plus tôt. Un premier jugement, confirmé en appel, les condamne à la prison à perpétuité. La carrière de boxeur de Rubin Carter, surnommé « Hurricane » (« Ouragan ») pour sa faculté à mettre K.-O. ses adversaires, est terminée. Commence un long combat pour la vérité. Libéré en 1985, Rubin Carter (1937-2014) obtiendra un non-lieu en 1988.En prison, il lit, étudie le droit et se consacre à sa défense, qui prend la forme d’une autobiographie parue en 1973 aux Etats-Unis et enfin traduite en France, Le 16e Round. Narrée avec moult détails et chapitrée en 15 rounds, – le 16e « n’est pas achevé, et dépasse largement un titre de boxe ou un titre bien juteux » –, celle-ci excède, sur le plan littéraire, le genre du plaidoyer. Si de larges pans traitent de l’affaire, l’ouvrage retrace aussi le parcours d’un Afro-Américain né entre les deux guerres et en butte, depuis l’enfance, à la ségrégation raciale. Implacable et éclairant. Macha Séry Le 16e Round (The Sixteenth Round), de Rubin « Hurricane » Carter, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Vasseur, Les Fondeurs de briques, 496 p., 24 €.Un essai de sociologie. « Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue », de Fabien TruongPendant cinq ans, le jeune sociologue Fabien Truong a suivi régulièrement le parcours scolaire de plusieurs enfants de manutentionnaires, d’ouvriers ou d’épiciers que le hasard a fait naître en banlieue de parents le plus souvent immigrés. Il ne les a pas seulement questionnés sur leur parcours, car « les épreuves les plus déterminantes, écrit-il, ne sont pas académiques. Elles se logent dans ce qu’intime la puissance des regards portés sur soi, c’est-à-dire dans la capacité à affronter le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme et les phobies engendrées par la pratique de la religion musulmane ». Fabien Truong décrit dès lors la façon dont ces élèves se construisent un « badge de dignité » susceptible d’être opposé au stigmate de leur origine. Il les observe qui changent au fil des années. Le « gars de la street » devient parfois un étudiant posé. C’est toute cette transformation de soi produite par les études que Fabien Truong analyse dans cette enquête nous faisant entrer presque physiquement dans la vie de ces jeunes et comprendre les rapports qu’ils entretiennent à l’école ainsi que la « course contre la déception » qui caractérise leurs études. Gilles Bastin Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, de Fabien Truong, La Découverte, « L’envers des faits », 320 p., 22 €. Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique François Hollande et Manuel Valls appellent les ministres à « maîtriser » leurs paroles Riss, Astro Teller, Matthieu Ricard ou Youssoupha, retour sur des rencontres du « Monde » Festival Marathon culturel aux Bouffes du Nordtous les articles de la thématique« Scander le monde » : tel est le thème autour duquel se sont re­trouvés la romancière Christine Angot et le rappeur Youssoupha, dimanche 27 septembre, à l’Opéra Bastille, à Paris, dans le cadre du Monde Festival. Voici des extraits de leur échange.Lire aussi :Scander le monde, dialogue entre Christine Angot et YoussouphaQuand nous avons annoncé que le rappeur Youssoupha allait dialoguer avec la romancière Christine Angot au Monde Festival, on a eu quelques réactions étonnantes, sur le mode « Ah ! Voilà que “Le Monde” court après le public des banlieues ! » Le rap a déjà laissé des traces dans la langue française, bien au-delà du seul « public des banlieues », et pourtant certains voudraient encore l’en ­exclure. Comment expliquez-vous cela ? Youssoupha Cela fait très longtemps que le rap n’est plus seulement la musique des banlieues. Ceux qui viennent des banlieues, d’ailleurs, écoutent eux-mêmes du rap mais aussi du raggamuffin, du rock, de la pop… Ces cases, ces clivages n’existent plus. De même on a maintenant beaucoup de rappeurs qui viennent de province ou de Paris intra-muros. Donc, en fait, il y a déjà un éclatement de ce qu’on peut appeler le rap, comme à un moment il y a eu un éclatement de la chanson française. La chanson à texte c’est pas les yéyés, les yéyés c’est pas Patrick Juvet, Patrick Juvet c’est pas Pascal Obispo… Le problème n’est pas de juger, c’est un fait. A partir de là une question se pose : est-il intéressant de croiser le rap, en tant que discipline d’écriture, avec le travail de Christine Angot ? Se poser encore cette question de la légitimité du rap, en 2015, c’est avoir trois débats de retard. Moi, aujourd’hui, en tant que rappeur, quand on m’invite ici je ne me dis pas : « C’est Le Monde, c’est Angot, on est en train de me faire une fleur. » Non, je me dis juste : « Je vais rencontrer des gens intéressants pour parler d’écriture. »Vous-même, Christine Angot, vous connaissez bien la force du ­préjugé, vous savez ce que c’est que de se voir refuser, sur la scène littéraire, un droit de cité… Christine Angot Bien sûr qu’il y a des castes, mais je ne souhaite pas m’en occuper. En revanche, à propos des réactions dont vous parliez, je peux répondre quelque chose. La réciproque existe. En imaginant que le rap soit méprisé par le public du Monde, et ne soit écouté que dans les banlieues, ce qui n’est pas le cas, ça marche aussi dans l’autre sens. En juin, j’étais avec une équipe de tournage qui filmait pour Arte des écrivains là où ils ont grandi, on était à Châteauroux, dans ma première maison, puis dans une ZUP à la périphérie, et quand on est arrivés à la ZUP, avec caméra, perche, réalisateur, écrivain qui a grandi là, etc., il a fallu se justifier, montrer des papiers, assurer qu’on disait la vérité, dire à quelle adresse j’avais vécu, le prénom du réalisateur, David (c’était David Teboul), a donné lieu à des plaisanteries pas très drôles, des types ont cherché à nous intimider, disant que la télé était un repaire de juifs, bref, c’était très violent. On a filmé quelques scènes sous les quolibets, et quand on est partis ils nous ont dit de bien saluer le Talmud, je vous assure qu’on n’était pas à l’aise. Donc, juste pour dire que le public des banlieues, lui aussi, à l’occasion, fait ses choix.Il y a autre point commun entre vous, c’est que votre écriture passe pour ­tapageuse, voire violente, alors qu’elle est sans cesse structurée par l’amour. Dans vos textes, Youssoupha, il n’y a ni flingues ni filles en string, et vous n’hésitez pas à définir votre rap comme un rap sentimental, un rap d’amour, un «  rap de cœur »…Y. Il y a eu un moment où l’amour était une espèce de gros mot. Quand on parlait d’empathie, de tendresse… on nous caricaturait, on était « ceux qui vivent dans le monde des Bisounours ». Mais j’ai l’impression que l’époque s’est retournée. Aujourd’hui, c’est le cynisme qui manque d’originalité. Tout le monde fait ça. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux, de lire la presse, de regarder les émissions d’éditorialistes… La parole qui se veut grinçante, pleine de mauvais esprit, c’est devenu la norme. De même, le rap de rue, qui se voulait gangster, c’est ce qui est devenu commercial. Le plus alternatif, c’était de prendre un créneau que personne n’assumait pleinement, même si mon approche demeure aussi sociale et parfois politique. Plus le temps passe, plus je déteste les gens qui ont des certitudes. Dans le rap, on a souvent ce mauvais réflexe et, moi-même, j’ai pu l’avoir dans le passé. Se contredire est quelque chose d’humain. Moi, je crois à la vérité de l’émotion du moment.Christine Angot, comme Youssoupha, votre littérature est sociale et ­politique, mais on pourrait aussi ­parler d’une « littérature du cœur ». Votre dernier roman, « Un amour ­impossible » (Flammarion), qui rend justice au personnage de la mère, en témoigne magnifiquement…C. A. Dans ce que je fais, je ne distingue pas les sentiments, l’amour, la haine, la déception, le sentiment d’être rejeté, etc., de la politique, des conflits sociaux. Ce qu’on appelle une histoire d’amour c’est aussi une histoire de guerre sociale. On le sait tous. Parce qu’on l’a vécu, ou parce qu’on a préféré l’éviter, on n’a pas envie de vivre des conflits sociaux en amour. Pourtant, ça s’invite quand même. Il y a déjà la guerre des sexes, si on ajoute les conflits de culture, de métissage, l’un a de l’argent, l’autre n’en a pas, l’un est noir, l’autre est blanc, l’un est cultivé, l’autre moins… On est dans l’amour, c’est vrai, on est dans le sentiment, mais on est aussi dans la politique, bien sûr. Et, que l’on parle de politique et de conflits sociaux, ou d’amour, il y a des discours. Un mot comme « cœur » fait souvent partie des discours. Des certitudes, pour reprendre le mot de Youssoupha. Et ils ont une part de mensonges, de semblants. Je crois que les discours sur l’amour sont ceux qui nous font le plus souffrir.Lire aussi :Christine Angot : « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature »« La rage comme guide et c’est pour ça que je parle toujours des mêmes ­choses », dit le rappeur Booba. « Je répète toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose », disait Bernanos, ce prince de la punchline. Chez vous aussi, il y a cette rage de la répétition, l’idée que la création appelle un ressassement, un « éternel recommencement »…Y. Je ne connaissais pas les mots de Bernanos, mais si je les avais connus je l’aurais dit comme ça dans mon morceau Eternel recommencement [2005]. A l’époque, j’étais nouveau, et le projet était : « La situation sociale que je vous décris, plus je la décris, et plus je me rends compte qu’elle a déjà été décrite par ceux qui m’ont précédé, par IAM, MC Solaar, Ministère A.M.E.R ou d’autres. Je le dis avec mes propres mots, mais ce que je suis en train de réécrire, c’est la même chose. » Dans le rap, on parle pour des gens qui sont sous-représentés médiatiquement et politiquement, et comme les situations ne changent pas beaucoup on revient sans cesse avec ces thématiques-là. Moi, j’ai la chance de beaucoup voyager, je connais mieux la France que Jean-Pierre Pernaut. Et la France est un pays génial, je le dis, je le sais. Mais c’est l’impression contraire qu’on peut avoir, vu de certaines banlieues. Et si le rap ne porte pas la voix de ceux qui n’ont pas de voix, ça devient compliqué. Alors, effectivement, ça ne suffira pas, un Youssoupha qui écrit là-dessus pendant toute sa carrière, ça ne suffira pas. Avant, les autres, ça n’a pas suffi non plus. Mais tant pis, on prend le relais, on parle. On le redit, on le redit, on le redit.Christine Angot, certains vous reprochent également de « ressasser » une seule histoire, celle de l’inceste. Or chacun de vos livres introduit un point de vue différent et une variation qui éclairent non seulement votre vie, mais aussi celle de vos lecteurs…C. A. Est-ce qu’on voudrait enfermer mes livres dans cette question-là, m’enfermer dans une certaine identité ? Je ne sais pas. Mais aucun être humain ne peut le supporter. Personne n’a envie d’être enfermé dans une identité, puisque la vérité c’est qu’il n’y a pas d’identité. On a tous des vies différentes mais on est tous pareils. Par-delà nos vies différentes, les sentiments sont tous les mêmes, quand on aime, quand on déteste, quand on se sent rejeté, quandon a honte, on le ressent tous de la même façon, quel que soit le barreau d’échelle sociale sur lequel on se tient. Et la répétition, ça n’existe pas, ce qui existe c’est la nuance, la vie, les vies, les nuances, les récits, les phrases, la voix… Mais le discours social, lui, il veut que ça avance, « c’est fini, ça va mieux, on peut passer à autre chose ? Tourner la page ? » Mon travail, c’est écrire. Je ne suis pas là pour tourner des pages, je suis là pour en écrire.Lire aussi :Riss, Astro Teller, Matthieu Ricard ou Youssoupha, retour sur des rencontres du « Monde » FestivalJean Birnbaum Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du dernier AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui. « La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi :Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel AstérixFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Drôle, bien construit, respectueux de l’œuvre originelle, dense – un peu trop sans doute… Voilà qui résume le nouvel album d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est attendue jeudi 22 octobre. Le Monde a pu lire en avant-première et en exclusivité ce 36e épisode de la série – le deuxième depuis qu’elle a été reprise par de nouveaux auteurs, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin).Lire aussi :Dans les coulisses de la réalisation du nouvel AstérixLa question n’est pas de savoir s’il est du même niveau que ceux de l’époque de René Goscinny et Albert Uderzo : la réponse sera non, forcément non. Trop d’éléments interfèrent : le génie des créateurs, la mémoire de nos émotions de jeunes lecteurs, la nostalgie… Rien n’étant jamais mieux qu’avant, il paraît préférable, en revanche, de se demander si cet album est plus réussi que… le précédent, Astérix chez les Pictes, sorti en 2013, et qui n’était pas indigne, loin s’en faut (en tout cas bien meilleur que les albums réalisés en solo par Uderzo après la disparition de son alter ego). Et là, la réponse est oui.« La Guerre des Gaules » et Julian AssangeLe choix de sa thématique y est pour beaucoup. Jean-Yves Ferri a eu la bonne idée de faire commencer son histoire avec la publication, à Rome, de la Guerre des Gaules, l’œuvre en sept volumes dans laquelle Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois. Bonus Promoplus, conseiller et éditeur du conquérant, recommande à ce dernier de censurer un passage dans lequel il confie avoir subi un certain nombre de revers face à d’« irréductibles Gaulois d’Armorique ». La révélation de ces faits risquerait de ternir l’image de César. Ni une ni deux, les copies du chapitre en question sont saisies, à l’exception d’un exemplaire qui finira entre les mains d’un activiste gaulois, « colporteur sans frontières » aux faux airs de Julian Assange. Ce point de départ va alors permettre au scénariste de « broder » un récit autour de sujets très actuels : le traitement de l’information, les relations entre médias et pouvoir, les nouveaux outils de communication (ici incarnés par des pigeons voyageurs) ... Le tout sur fond de réalité historique : la place de l’oralité dans la culture gauloise et l’habitude qu’avait Jules César de réécrire l’histoire à sa gloire servent de toile de fond à l’histoire.Running gagsL’autre crédit à donner à Jean-Yves Ferri est d’avoir composé son histoire avec la totalité des éléments qui fondent le succès d’Astérix depuis plus de cinquante-cinq ans. A savoir des bagarres, des running gags (le naufrage des pirates, l’interdiction faite à Obélix de boire de la potion magique…), des citations latines, des anachronismes, des sangliers, des caricatures (Assange donc, mais aussi Jacques Séguéla, Franz-Olivier Giesbert et Alfred Hitchcock)... Sans oublier les jeux de mots. Deux ou trois sont vraiment excellents (les « scribes numides », ancêtres des « nègres littéraires »).Ferri s’est même payé le luxe d’ajouter des clins d’œil à des scènes illustres tirées de la collection, comme la fameuse orgie fellinienne d’Astérix chez les Helvètes (1970) ou le coup de folie du druide Panoramix dans le Combat des chefs (1966). Les lecteurs plus âgés salueront cet hommage aux créateurs de la série. Au bout du compte, l’entreprise consistant à combiner ces ingrédients au sein d’un récit cohérent se révèle plutôt réussie, même si se dégage parfois un léger effet de trop-plein. Sans verser dans la contemplation, Goscinny s’autorisait en effet des séquences sans action afin de faire respirer son lecteur. Il y en a peu ici, comme si le scénariste s’était retrouvé avec trop de matière sur les bras.Les limites de la « copie »L’impression est compensée par la souplesse du dessin de Didier Conrad, que l’on sent plus à son aise qu’en 2013. Le dessinateur avait réussi un tour de force herculéen pour la réalisation d’Astérix chez les Pictes : en seulement huit mois, il avait dû, à la fois, analyser le style d’Albert Uderzo, apprendre à dessiner Astérix et ses compagnons, créer de nouveaux personnages et dessiner un album de 44 planches comme si de rien n’était. Pour éprouvante qu’elle fut, cette expérience porte ses fruits aujourd’hui. Son trait a gagné en générosité. Le coup de pinceau est plus « coulé » et naturel qu’il y a deux ans. Sa forêt des Carnutes, que traversent Astérix, Obélix et Panoramix à la recherche d’un druide à la mémoire encyclopédique, est magnifique. Mais là se trouvent aussi les limites de ce travail de « copie ». Il manque aux protagonistes du Papyrus de César ce supplément d’humanité qui habite le dessin d’Uderzo : cette vie derrière les regards, cette familiarité quasi charnelle, comme si les personnages appartenaient à notre cercle d’amis. A quoi cela tient-il ? A peu de chose, sans doute : la douceur d’un trait, l’ovale d’un sourire, la captation d’une attitude… A moins que tout cela ne soit qu’une affaire de paternité. Astérix est l’enfant de la main d’Uderzo, mais aussi de son être, de son éducation, de sa culture, de sa relation au travail…Dupliquer cette complexité bien connue des faussaires en peinture n’est pas une mince affaire. Et n’est pas forcément plus simple en bande dessinée, où doivent également être pris en compte des éléments narratifs : rebondissements, ellipses, phylactères, illusion du mouvement… Nul ne fera jamais « du Uderzo » aussi bien qu’Uderzo. Idem de Goscinny. Et c’est finalement très bien ainsi, se dit-on en refermant cet album exécuté avec sincérité et professionnalisme, qu’il faut lire sans bouder son plaisir. Et sans se demander si c’était mieux avant.Astérix. Le papyrus de César, de Didier Conrad et Jean-Yves Ferri, Albert-René, 48 p., 9,95 €. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Laura Geiswiller et Olivier Clairouin De la sexualité compliquée des superhéros, à l’inquiétude d’une calvitie naissante, Philippe Chappuis, alias Zep, laisse Titeuf de côté et nous raconte son quotidien sur son blog, What a Wonderful World !. A l’occasion de la parution d’un album réunissant certains de ses dessins, Zep revient avec nous sur son blog, un an après l’avoir créé.Pourquoi a-t-il proposé une planche avec Titeuf dans la peau d’un réfugié ? Quelle est la place de la sexualité dans son travail ? Les réponses du dessinateur.Laura GeiswillerJournaliste au MondeOlivier ClairouinJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 €Abel MestreJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’écrivain italien Erri De Luca, assigné en justice par les dirigeants de Lyon-Turin ferroviaire (LTF) pour avoir déclaré à la presse en 2013 : les « sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile », a été relaxé, lundi 19 octobre. Le parquet de Turin avait requis huit mois de prison ferme pour « incitation au sabotage » contre M. De Luca, qui militait alors contre le percement d’un tunnel de 57 kilomètres pour le futur TGV Lyon-Turin.L’annonce du verdict a déclenché dans la salle d’audiences les vivats et les cris de joie des partisans de l’écrivain, Prix Femina étranger en 2002 pour son roman Montedidio. « Le délit n’est pas constitué », a brièvement expliqué la présidente du tribunal, Immacolata Iadeluca. Les détails de cette décision ne seront pas connus avant plusieurs semaines.Lire nos explications :Que reprochait-on à Erri De Luca ?Un verbe « noble et démocratique »Avant que la cour ne se retire pour délibérer, Erri De Luca a répété, debout, qu’il considérait « le verbe saboter [comme] noble et démocratique » :« Je défends l’origine du mot saboter dans son sens le plus efficace et le plus vaste. Je suis prêt à subir une condamnation pénale pour son emploi, mais non pas à laisser censurer ou réduire ma langue italienne. »Cet écologiste longtemps militant d’extrême gauche a conclu en se disant une nouvelle fois convaincu que « la ligne soi-disant à grande vitesse en val de Suse d[eva]it être freinée, entravée, donc sabotée pour la légitime défense de la santé, du sol, de l’air, de l’eau d’une communauté menacée ». « Une injustice a été évitée », a simplement commenté M. De Luca peu après le verdict.Lire aussi :L’expression libre d’Erri De Luca Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. Martine Aubry, ex-ministre du travail et maire (PS) de Lille, ainsi que l’avocat pénaliste Georges Kiejman ont signé, jeudi 15 octobre, la pétition de soutien à l’écrivain Erri de Luca, qui demande – sans citer le nom de François Hollande - à l’Etat français et à l’Etat italien de retirer leur plainte contre le romancier italien.Le tribunal de Turin doit se prononcer lundi 19 octobre sur le sort d’Erri de Luca après que le parquet a requis une peine de huit mois de prison pour « incitation au sabotage » du chantier du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.Les noms de ces deux anciens ministres de François Mitterrand viennent s’ajouter à ceux de nombreux éditeurs (Antoine Gallimard, PDG de Gallimard, Olivier Nora, patron de Grasset, Olivier Cohen, président des éditions de l’Olivier ou la romancière Geneviève Brisac, éditrice à l’Ecole des loisirs), écrivains (Annie Ernaux, Adrien Bosc, Daniel Pennac, Philippe Claudel), artistes (comme le sculpteur Daniel Buren), ou encore cinéastes (Pascale Ferran, Arnaud Desplechin, Mathieu Amalric, Jacques Audiard ou Wim Wenders), et de responsables ou ex responsables d’Europe Ecologie les Verts, comme Cécile Duflot et Noël Mamère.Tous ces signataires invoquent le droit à la « liberté d’expression ».Ariane CheminGrand reporterSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. On en sait un peu plus du 36e épisode des aventures d’Astérix, Le Papyrus de César, dont la sortie est prévue le 22 octobre. Les deux nouveaux auteurs de la série, Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin), ont dévoilé une petite partie de son contenu, lundi 12 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse matinale donnée dans un salon de la tour Eiffel et à laquelle participaient également le cocréateur du célèbre Gaulois Albert Uderzo, 88 ans, et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (mort en 1977).Tiré à 2 millions d’exemplaires en France (4 millions en tout dans le monde entier), l’album traitera d’un sujet très contemporain : le traitement de l’information et le rôle joué par les outils de communication. Le point de départ est la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules (De bello Gallico), l’ouvrage en sept livres dans lequel Jules César relate les opérations militaires de sa campagne d’assujettissement des peuples gaulois ayant eu lieu entre 58 et 51-50 av. J.-C. On savait déjà que le rôle du « méchant » était campé par un conseiller occulte de César, également éditeur, du nom de Bonus Promoplus, dont les traits rappellent ceux du publicitaire Jacques Séguéla. On sait désormais qu’un « colporteur sans frontières » fait également partie du casting : il s’appelle Doublepolémix, exerce le métier de correspondant au Matin de Lutèce et ressemble, lui, à Julian Assange.Un autre journaliste apparaît également dans l’album, a-t-on appris par ailleurs. Il n’a pas de nom et travaille pour un organe de presse appelé… Le Mundus, cousin (très) éloigné du quotidien du soir fondé par Hubert Beuve-Méry en 1944. Ce personnage secondaire de l’histoire n’est présent que dans quelques cases, dont celle que nous publions ici en exclusivité.Ne pas voir d’hommage particulier au Monde dans ce détournement : Le Mundus a été baptisé ainsi « simplement parce que c’est un titre dont la sonorité en latin fonctionne, explique Jean-Yves Ferri. L’Expressus ou Le Novum Observatoris, ça marche moins bien. On devine aussi que c’est la référence à Rome en matière de journal. »Ce confrère des temps anciens se révèle être, à l’évidence, un homme de réseaux : « Il fallait un personnage bien en vue des médias romains et en cheville avec Bonus Promoplus, l’éditeur de César, poursuit le scénariste. On apprend au passage que ce journaliste a encensé La Guerre des Gaules dans son article du Mundus – ce que Le Monde, nettement plus impartial, ne ferait pas pour l’œuvre d’un Hollande ou d’un Sarkozy, hein ? » Le dessinateur Didier Conrad lui a donné les traits de Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur des rédactions du Nouvel Observateur, du Figaro et du Point. « Giesbert est un de ces journalistes de la presse écrite dont la tête est connue. Jean d’Ormesson ou Christophe Barbier auraient aussi pu faire l’affaire », explique Jean-Yves Ferri.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste C’était une encyclopédie vivante du mouvement Dada, un homme charmant, de grande culture, curieux de tout, qui aimait la vie et les longs débats entre amis, autour d’un verre. Marc Dachy est mort d’un cancer, jeudi 8 octobre à Paris, à l’âge de 62 ans.Il avait publié son dernier livre au printemps, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton (Gallimard, « L’Infini »). C’était une étude, à la fois érudite et pleine d’humour, à partir d’articles de presse – certains assez récents – sur le dadaïsme et sur Breton.Dachy avait parfois la dent dure avec des contributeurs – le poète Alain Bosquet par exemple – mais savait toujours admirer – les textes d’Aragon en particulier.Son humour était aussi dans le choix du titre de ce livre dont il ne savait pas qu’il serait le dernier. Car Il y a des journaliste partout est tiré d’une lettre de 1917 de Tristan Tzara à Francis Picabia. L’intégralité de la phrase est : « Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes. »Tout savoir sur DadaLa passion de Marc Dachy pour Dada a commencé très tôt, en Belgique où il est né en 1952. Il avait à peine 18 ans quand il a découvert Clément Pansaers (1885-1922) – il a publié en 1986 une sélection de textes de celui-ci (Ed. Gérard Lebovici/Champ libre). A partir de là, il a voulu tout savoir de Dada. Pas seulement de Tristan Tzara (1896-1963), fondateur du mouvement à Zurich avec Hugo Ball en 1916 et arrivé à Paris en 1920. « Breton attendait Tzara impatiemment, comme en témoigne la correspondance passionnée et intelligente qu’ils entretenaient entre Zurich et Paris, précisait Marc Dachy dans un entretien au Monde en 2010. Aragon a écrit, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et dans d’autres récits, qu’ils attendaient Tzara comme un nouveau Rimbaud, ce qui n’est pas peu dire. »On ne peut pas citer tous les travaux de Marc Dachy sur Dada, mais on relira ou découvrira avec bonheur Tristan Tzara, dompteur des acrobates (L’Echoppe, 1992) et son Journal du mouvement Dada, qui lui valut le Grand prix du livre d’art en 1990 (Skira). Ou, pour un rappel ou une initiation Dada, la révolte de l’art dans la collection « Découvertes » de Gallimard.Une « chronique-collage »Pour les plus curieux, il faut aller du côté des dadaïstes moins célèbres auxquels s’est aussi intéressé Marc Dachy. Kurt Schwitters (1887-1948) notamment, dont il a édité et traduit plusieurs textes et à propos duquel il a publié cette année La Cathédrale de la misère érotique, une réflexion sur le Merzbau, œuvre-phare de Schwitters à l’architecture stupéfiante, unique dans l’histoire de l’art « qui invite à entrer dans l’intelligence des conceptions singulières du génie enjoué de l’artiste » (Ed. Sens & Tonka).En 2005, à propos de la publication d’Archives Dada. Chronique de Marc Dachy (Ed. Hazan), Philippe Dagen écrivait dans Le Monde : « Marc Dachy a inventé une solution qui a deux mérites immenses : elle donne sans cesse la parole aux protagonistes et les introduit avec la plus grande précision. Les Archives Dada sont, comme l’indique le sous-titre, une chronique, plus exactement une chronique-collage. En recherchant des textes oubliés, des témoignages contemporains ou postérieurs, en les traduisant souvent, Dachy rend à Dada et aux dadaïstes leurs propres paroles, leurs timbres singuliers, leurs parti-pris. (...) Chacun de ces montages est composé de sorte que ce qui est de l’ordre de l’unité n’y recouvre pas les oppositions et n’enferme pas Dada dans une cohérence factice. »Dans ces Archives Dada comme dans son ultime livre, on voit combien Marc Dachy avait de l’archive un usage jamais ennuyeux. Il savait, à partir de ses recherches, composer une narration, une « chronique » en effet.Il était aussi directeur de collection et animateur de la revue lunapark, qu’il avait fondée à Bruxelles en 1975 et pour laquelle il a reçu le Prix des créateurs des mains d’Eugène Ionesco. lunapark a interrompu sa parution en 1985 avant de renaître en 2003. Marc Dachy n’en avait pas fini avec ses désirs d’édition, de traduction, et malgré tout ce qu’il a fait pour Dada, pour Gertrude Stein, pour d’autres, son travail demeure inachevé.Marc Dachy en quelques dates5 novembre 1952 Naissance a Anvers (Belgique).1975 Création de la revue lunapark.1990 Journal du mouvement Dada (Skira).2015 Il y a des journalistes partout (Gallimard, « L’Infini »).8 octobre 2015 Mort à Paris.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le milieu littéraire belge est en émoi suite à la publication par Patrick Roegiers de « L’Autre Simenon ». Peu de gens s’en préoccupaient jusqu’à aujourd’hui, mais Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Ce dernier s’engagea dans le mouvement pro-nazi Rex, fondé par le tribun belge Léon Degrelle, et participa, en août 1944, à l’exécution de 26 civils, près de Charleroi. Dans quelle mesure cet être sans consistance, condamné à mort par contumace, fut-il influencé, voire manipulé, par l’écrivain belge le plus lu dans le monde ?L’engagement du cadet dans un parti qui prônait la « germanité » des Wallons d’un côté, l’opportunisme de l’aîné, qui passa la guerre dans une demeure vendéenne en s’arrangeant au mieux de ses intérêts avec l’occupation allemande de l’autre, n’étaient-ils, en réalité, que « les deux faces d’une même médaille », celle de la collaboration la plus hideuse ?C’est Patrick Roegiers, auteur de L’Autre Simenon (Grasset), qui pose la question. Son livre, un roman qui mêle réalité historique et fiction, crée une belle pagaille dans le petit monde des lettres belges. Né en Belgique, vivant près de Paris depuis trente-trois ans, cet écrivain a rompu les ponts avec son pays mais continue à puiser de la matière romanesque dans ce royaume qui, avoue-t-il, le hante et le fascine.“Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa”, Patrick Roegiers, auteur de L’Autre SimenonRoegiers ne s’est pas limité à l’exhumation du petit frère oublié : il a inventé un autre destin à Christian en l’engageant dans la Légion Wallonie, partie se battre aux côtés de l’armée d’Hitler sur le front de l’Est avec 5 000 volontaires. Dans le livre, Christian Simenon y décède dans une solitude totale, un « enfer réfrigéré » pour les salauds de son espèce. En réalité, le frère est mort en Indochine en 1947, où il combattait dans la Légion étrangère. Quel lien ce faible rallié à la loi du plus fort entretenait-il avec l’écrivain ? C’est évidemment cette question qui intéresse l’auteur, convaincu que « Christian ne s’explique pas sans Georges, et vice versa ».Le père de Maigret a continué de publier sous l’Occupation ; il a travaillé avec la société de production Continental-films, fondée par Joseph Goebbels ; il a appris l’allemand et reçu chez lui des officiers du Reich. A-t-il vraiment collaboré ? Non, plutôt profité de la situation, comme tant d’autres à l’époque. A-t-il influencé son frère ? La correspondance entre les deux hommes aurait pu le révéler… mais elle a disparu. Il semblerait en tout cas que Mme Simenon mère ait été toute dévouée au parti Rex. Geneviève Simenon, petite-nièce de Georges et petite-fille de Christian, affirmera devant le tribunal d’assises qui la juge pour le meurtre de son mari, en 2000, que l’écrivain a « influencé » son cadet. Elle soutient, à l’époque, posséder des documents prouvant ses dires, documents que personne ne lui a, par la suite, jamais demandés de produire.Une violente polémiqueLa polémique fait rage en Belgique : non seulement l’affaire touche à l’une des faces sombres de son histoire, mais elle pourrait endommager la statue de l’homme aux 193 romans (en plus des 176 qu’il rédigea sous 27 pseudonymes) décédé en 1989. Les membres de l’association Les Amis de Simenon, emmenés par l’écrivain Jean-Baptiste Baronian, sont vent debout, reprochant à Patrick Roegiers de semer le doute, de livrer volontairement des contre-vérités et de dire « n’importe quoi » sur un ton de procureur. Quant à John Simenon, fils et ayant droit de l’écrivain, il évoque des « mensonges calomnieux ».Fin septembre, dans un droit de réponse accordé par le quotidien Le Soir, Roegiers a qualifié « [d’] imbécile et de mauvaise foi » l’article de Baronian sur son travail. Un ton assez inhabituel dans des médias belges. Roegiers maintient que « la mise en lumière de Christian, le personnage inconnu, révèle la part d’ombre de Georges Simenon, l’écrivain très connu ». Le commissaire Maigret aurait adoré cette intrigue.Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesCette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Les jurés des prix Goncourt, Renaudot et Femina ont fait connaître les deuxièmes sélections de leurs prix littéraires qui seront remis les 3 et 4 novembre. Il ne reste plus que huit romans en compétition sur les quatorze de la première liste pour le Goncourt. Les Renaudot ont, mardi 7 octobre, divisé par deux leur sélection, en passant de dix-huit à neuf titres. Les dames du Femina ont, quant à elles, retenu dix romans français et dix romans étrangers sur des listes initiales qui comprenaient respectivement quinze et dix-sept titres. Le juré Femina a accueilli un nouveau titre dans sa sélection française : Hizya, de Maïssa Bey (L’Aube).Boualem Sansal,qui faisait l’unanimité avec son roman 2084, la fin du monde (Gallimard) est certes toujours en lice pour les prix Goncourt et Femina. En revanche, les jurés du Renaudot l’ont éliminé. Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants (Gallimard) ont aussi passé le deuxième tour des listes Goncourt et Femina.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDeux autres auteurs restent nommés deux fois. Il s’agit de Christophe Boltanski, avec La Cache (Stock), en lice pour le Femina et le Renaudot et Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) présente sur les listes du Femina et du Renaudot essai.Angot et Dantzig, grands perdantsParmi les grands perdants des deuxièmes sélections, figurent Christine Angot et Charles Dantzig. L’auteure d’Un amour impossible (Flammarion) a été éliminée des listes Goncourt et Femina, tandis que celui d’Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) est sorti du Renaudot et du Femina.Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès) a été sortie du Goncourt, mais conservée au Renaudot. Il est arrivé le sort inverse à Simon Liberati, avec Eva (Flammarion). Laurent Binet, avec La Septième Fonction du langage (Grasset) a été éliminé du Femina, mais maintenu au Renaudot. Le contraire de ce qui arrive à Villa des femmes, de Cherif Madjalani (Seuil).Les jurés Goncourt ont aussi conservé Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud), Alain Mabanckou, Tobie Nathan et Thomas B. Reverdy. La troisième et dernière sélection du Goncourt sera annoncée, mardi 27 octobre, depuis le Musée du Bardo à Tunis, cible d’un attentat meurtrier le 18 mars.Pour établir sa troisième sélection, le jury Renaudot se réunira, aussi le 27 octobre, mais à l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres. Pour son prix essai, le jury Renaudot est passé de huit à six titres.Outre ses sélections de romans français et étrangers, le jury Femina a fait connaître sa première sélection d’essais qui comprend neuf titres dont Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil) et la biographie de Claude Levi-Strauss, par Emmanuel Loyer (Flammarion). Le jury se réunira une nouvelle fois, mercredi 21 octobre, pour déterminer une deuxième liste d’essais et une troisième liste de romans français et étrangers.Deuxième sélection du prix Goncourt- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)Deuxième sélection du prix RenaudotRomans : - Yves Bichet, L’Eté contraire (Mercure de France) - Laurent Binet, La Septième Fonction du langage (Grasset) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Agnès Desarthe, Ce cœur changeant (L’Olivier) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès) - Fabrice Guénier, Ann (Gallimard) - Philippe Jaenada, La Petite Femelle (Julliard) - Arnaud Leguern, Adieu aux espadrilles (Le Rocher) - Alice Zeniter, Juste avant l’oubli (Flammarion)Essais : - Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs) - Didier Blonde, Leila Mali (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang (Le Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste) - Jean-Michel Ribes, 1001 morceaux (L’Iconoclaste)Deuxième sélection du prix FeminaRomans français : - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L) - Maïssa Bey, Hizya (L’Aube) - Christophe Boltanski, La Cache (Stock) - Brigitte Giraud, Nous serons des héros (Stock) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Hélène Lenoir, Tilleul (Grasset) - Cherif Madjalani, Villa des femmes (Seuil) - Judith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Alexandre Seurat, La Maladroite (Le Rouergue)Romans étrangers : - Martin Amis, La Zone d’intérêt (Calmann-Lévy) - Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus) - Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès) - Kerry Hudson, La Couleur de l’eau (Philippe Rey) - Laird Hunt, Neverhome (Actes Sud) - Alice McDermott, Someone (La Table ronde) - Dinaw Mengestu, Tous nos noms (Albin Michel) - Owen Sheers, J’ai vu un homme (Rivages) - Sasa Stanisic, Avant la fête (Stock) - Agata Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)Essais (première sélection) : - Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde (Poesis) - Joël Cornette, La Mort de Louis XIV, apogée et crépuscule de la royauté : 1er septembre 1715 (Gallimard) - Benoît Duteurtre, La Nostalgie des buffets de gare (Payot) - Cynthia Fleury, Les Irremplaçables (Gallimard) - Philippe Forest, Aragon (Gallimard) - Alain Jaubert, Casanova l’aventure : récits (Gallimard) - Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie (Seuil) - Emmanuelle Loyer, Claude Levi-Strauss (Flammarion) - Benjamin Stora, Les Clés retrouvées : une enfance juive à Constantine (Stock)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Son premier livre, J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir (Fayard, 1955), où elle relatait son enfance à Budapest et la fuite d’un pays occupé par les Soviétiques, avait valu à Christine Arnothy de connaître un succès immédiat, le livre devenant presque instantanément un « classique » des ouvrages sur la guerre à hauteur d’enfant. Auteure d’une quarantaine de livres (romans, récits, nouvelles), mais aussi journaliste et critique littéraire, la romancière est morte, mardi 6 octobre, a annoncé sa fille. Elle était âgée de 84 ans.Née à Budapest le 20 novembre 1930 dans une famille d’intellectuels – son père, propriétaire terrien, est professeur de latin –, Irène Kovach de Szendrö (de son vrai nom) vit ses premières années entourée de livres. Dès l’âge de 8 ans, la fillette à qui sa mère inculque l’amour du français, dont elle fera sa langue « maternelle », compose sa première nouvelle. Surgit la seconde guerre mondiale. En 1944, le soir de Noël, alors que Budapest est encerclée par les Allemands, son père met les siens à l’abri dans la cave. Là, jour après jour, l’adolescente retranscrit sur un cahier, à la lumière d’une bougie, son quotidien et celui de la ville.Ce journal lui donnera la matière de l’émouvant J’ai quinze et je ne veux pas mourir, dans lequel elle raconte aussi le départ clandestin de la famille, quittant la Hongrie en 1948, puis le camp de réfugiés en Autriche où elle accepte un mariage blanc afin d’émigrer en France. Avant de se remarier et de rejoindre, avec son époux et sa fille, les siens en Belgique.Coup de foudre avec Claude BellangerEn 1954, la jeune apatride envoie J’ai quinze ans… au jury du Prix Vérité, qu’elle remporte. Lors de la remise du prix par Claude Bellanger, c’est le coup de foudre entre la lauréate et le PDG du Parisien libéré. L’un et l’autre étant déjà mariés, ils devront surmonter, ainsi qu’elle le racontera dans Embrasser la vie (Fayard, 2001) d’innombrables obstacles juridiques avant de pouvoir célébrer leurs noces en 1964.Avant de donner une « petite suite » à son journal (Il n’est pas si facile de vivre, Fayard 1957), Christine Arnothy compose Dieu est en retard (Gallimard, 1956), son premier roman, alerte qui dépeint le quotidien d’une jeune femme futile derrière le rideau de fer. Dès cet ouvrage, éclate son amour inconditionnel pour la fiction (« Sans la guerre, je n’aurais pas commencé ma vie d’écrivain par une autobiographie, confiait-elle au Monde, en 2001), qui va se déployer, à raison de presque un livre par an. Comme l’atteste une riche bibliographie comprenant des romans et des nouvelles parmi lesquels Le Cardinal prisonnier (Julliard, 1962), Le Cavalier Mongol (Flammarion, 1976, Grand prix de la Nouvelle de l’Académie française) ou encore Toutes les chances plus une (Grasset) pour lequel elle décroche le prix Interallié en 1980, deux ans après la mort de son « unique amour », Claude Bellanger.Auteur d ’une trilogie sous le pseudonyme de William DickinsonCette perte et l’écriture la conduisent alors à parcourir le monde. Elle s’installe dans une ville pour s’imprégner du lieu, de l’atmosphère, et camper décor et personnages d’une plume vive, colorée, souvent ourlée d’humour. Dans sa cartographie littéraire, qui l’emmène en Australie ou au Kenya, les Etats-Unis tiennent une place à part, en particulier New York. Encore affectée par le deuil de son époux, elle trouve refuge dans un petit hôtel proche de Central Park où, sous le pseudonyme de William Dickinson, elle compose une trilogie policière, diablement efficace, publiée entre 1985 et 1987, dans la collection « Suspense » d’Albin Michel.Puis viendra pour elle, la nécessité de mettre fin aux non-dits. Avec Les Années cannibales (Fayard, 2008), Christine Arnothy se livre à une entreprise d’« auto vivisection » ; elle n’y tait rien de son passé, de ses choix de vie qui l’ont conduite dans une « cage d’amour » illuminée de bonheurs fulgurants, mais aussi assombrie de blessures, notamment ses liens avec ses deux premiers enfants, dont Pierre Bellanger, fondateur de Skyrock.Libérée grâce à ce récit sans concession – à son propre égard –, cette femme à l’esprit aiguisé peut revenir à sa passion première, la fiction, avec Une Valse à Vienne (Fayard, 2009) et La Vie d’une manière ou d’une autre (Flammarion, 2010). Son dernier roman en cours d’écriture portait, selon sa fille, sur « la grande réconciliation entre les animaux et les êtres humains ».Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry L’auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d’un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie – une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten. « J’ai tout de suite décidé d’écrire à propos de cette maladie, parce que c’est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »La même intention gouverne son autobiographie, Sables mouvants. Fragments d’une vie (357 p., 21, 50 €), parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s’agit pas d’un livre crépusculaire, prévient-il, mais d’« une réflexion sur ce que c’est que vivre » et un survol, sous forme d’instantanés, d’une carrière féconde, qu’il consacra aussi bien au polar qu’au théâtre et à la littérature jeunesse.Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n’a qu’un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d’instance. A seize ans, alors qu’il sait déjà qu’il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d’un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s’installe en Norvège.Teatro Avenida, « l’aventure la plus exaltante de sa vie »En 1972, il découvre l’Afrique, d’abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu’à l’apparition de son cancer, Henning Mankell – « un pied dans la neige, l’autre dans le sable » – partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d’art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale. Ce fut « l’aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu’il finance avec ses droits d’auteur. Dès 1990, il se lance dans l’écriture de livres pour enfants et entreprend l’année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l’auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d’exemplaires, a contribué à l’engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j’avais besoin d’un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.L’assassinat d’un réfugié politique Avec cette enquête déclenchée par l’assassinat d’un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu’à l’emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise. « Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c’est simplement à ce moment qu’il se rend compte qu’une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s’était donc déroulé sans crier gare. (…) Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d’extrême urgence. »« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L’Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.Lire la critique de « L’Homme inquiet », de Henning Mankell, roman de la peurLui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n’entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l’écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John SilverPour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite – au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d’Ystad. C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui rend, en guise d’épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l’opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l’ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.Le novice en passe d’être muté à la brigade criminelle s’interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L’avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d’Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d’Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d’avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d’une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu’il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l’expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s’était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman. « Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l’écriture ne font qu’un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.Henning Mankell se qualifiait de raconteur d’histoires. Il estimait que c’était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s’était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l’attente de nouveaux instants de grâce.Lire l’entretien publié sur Télérama.fr en 2010 : « Jamais je n’aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt Wallander »Macha SéryJournaliste au Monde Le rachat de la filiale livres du groupe italien RCS Mediagroup par l’éditeur Mondadori, propriété de la famille de Silvio Berlusconi, a été signé dimanche 4 août. L’opération d’achat s’élève à 99,99 % du capital, précisent les deux groupes, pour un montant (« equity value ») de 127,50 millions d’euros. « L’acquisition sera financée par l’utilisation de lignes de crédit », précise Mondadori, présidé par Marina Berlusconi, fille de l’ancien président du conseil italien.Le groupe milanais, plus que centenaire, est connu surtout en tant qu’éditeur des grands quotidiens Il Corriere della Sera et la Gazzetta dello Sport, ainsi que de l’espagnol El Mundo. Il rassemble une douzaine de maisons d’édition, dont Rizzoli (du nom du fondateur du groupe Angelo Rizzoli) et Bompiani, éditeur en Italie d’Umberto Eco et de Michel Houellebecq, dont les derniers livres figurent actuellement parmi les meilleures ventes dans le pays.Lire aussi :Silvio Berlusconi, de retour aux affairesArnoldo Mondadori Editore et RCS Mediagroup sont respectivement premier et deuxième acteurs du secteur en Italie avec 27 % et 11,7 % de parts de marché. Leur union crée donc un colosse doté d’une force de frappe sans égal en Europe : près de 40 % du marché de l’édition national, dont près de 70 % pour le livre de poche, selon les spécialistes.Dans son communiqué, RCS précise que l’accord préserve « pour tous les titres du groupe la possibilité de continuer à exercer une activité éditoriale propre telle qu’actuellement proposée à ses lecteurs ». L’annonce de ce rapprochement avait semé l’émoi dans le monde italien de l’édition et au-delà, compte tenu du rôle politique encore joué par Silvio Berlusconi, qui devient de facto nouveau patron de ce géant de l’édition. Au premier semestre 2015, Mondadori avait annoncé une perte nette de 12,20 millions d’euros, légèrement supérieure à celle de l’année précédente (-11 millions d’euros).Lire aussi :Silvio Berlusconi et la justice jouent les prolongations Roger-Pol Droit Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée.Roger-Pol DroitJournaliste au Monde La commission du Grand Prix du roman de l’Académie française a dévoilé, jeudi 1er octobre, sa première sélection de huit titres, en lice pour cette récompense, qui sera décernée le jeudi 29 octobre, ouvrant traditionnellement le bal des grands prix littéraires d’automne.Elle a retenu les titres suivants, présentés selon l’ordre alphabétique des auteurs :- Vladimir Vladimirovitch, de Bernard Chambaz (Flammarion)- Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset)- Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier)- Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard)- La Brigade du rire, de Gérard Mordillat (Albin Michel)- Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton (Bourgois)- Victor Hugo vient de mourir, de Judith Perrignon (L’Iconoclaste)- 2084, de Boualem Sansal (Gallimard)L’incontournable Boualem SansalParmi les titres en lice, figure l’incontournable 2084, de Boualem Sansal qui fait le grand chelem, en étant présent sur toutes les listes des prix d’automne, à l’exception du prix Décembre, mais aussi Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, qui est présent sur la liste du prix Goncourt.Lire aussi :Boualem Sansal plébiscité par les jurés littérairesDe même, on retrouve Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe qui a reçu le 9 septembre, le prix littéraire du Monde. Le roman de Mme Desarthe a aussi été sélectionné par le jury Renaudot, tout comme Charles Dantzig, pour Histoire de l’amour et de la haine, et Judith Perrignon, avec Victor Hugo vient de mourir, dans la catégorie essai. Les académiciens ont aussi distingué un premier roman, Le Metteur en scène polonais, d’Antoine Mouton, paru aux éditions Bourgois.Centenaire du Grand PrixL’Académie française célèbre cet automne le centenaire de son Grand Prix du roman, créé en 1914 et décerné pour la première fois en 1915 à l’écrivain alsacien de langue française Paul Théodore Acker (1874-1915), auteur de romans populaires. Le prix est attribué par une commission formée de douze académiciens. En plus de son prix, le lauréat reçoit un chèque de 5 000 euros.Parmi les premiers lauréats du Grand Prix, figurent François Mauriac, pour Le Désert de l’amour en 1926, Joseph Kessel, pour Les Captifs en 1927, Georges Bernanos, avec Journal d’un curé de campagne en 1936 et Antoine de Saint-Exupéry, avec Terre des hommes en 1939.Pendant la seconde guerre mondiale, l’Académie française a continué de remettre son grand prix du roman et son seul fait de résistance a été de récompenser L’Orage du matin, de Jean Blanzat en 1942. Ce dernier a été un des animateurs du groupe du Musée de l’Homme, un des premiers mouvements de résistance et fut membre du Comité national des écrivains, au côté de Jean Paulhan.88 hommes et 14 femmes récompensésDe 1945 à nos jours, le Grand Prix du roman de l’Académie française a notamment distingué François Nourissier, pour Une histoire française en 1966, suivi de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967 et Albert Cohen, Belle du seigneur en 1968. Les académiciens ont aussi honoré Patrick Modiano, pour Les Boulevards du crépuscule en 1972, Pascal Jardin, pour Le Nain jaune en 1978, Patrick Rambaud, avec La Bataille en 1997 et Amélie Nothomb, pour Stupeur et tremblements en 1999.Sur la dernière décennie, les académiciens ont primé Les Bienveillantes (Gallimard), de Jonathan Littell en 2006, Les Onze (Verdier), de Pierre Michon en 2009, Retour à Killybegs (Grasset), de Sorj Challandon en 2011 et La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (L’Age d’Homme et de Fallois), de Joël Dicker en 2012.Les plus jeunes lauréats ont été Patrick Modiano et Joël Dicker, 27 ans, la plus âgée Henriette Jelinek (1923-2007), 82 ans, distinguée pour Le Destin de Iouri Voronine (de Fallois) en 2005. L’Académie française a récompensé 88 hommes et 14 femmes, avec son Grand Prix du roman.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine un récit, un roman noir, une bande dessinée et un livre d’histoire.UN RÉCIT. « Mélancolie d’Emmanuel Berl », d’Henri RaczymowIl disait n’être pas très assuré de son existence. Il prétendait avoir des convictions mais s’est avéré une vraie girouette. Ni grand homme ni grand écrivain, Emmanuel Berl, né en 1892 et mort en 1976, était peut-être ce qu’on nomme « un bel esprit », avance Henri Raczymow dans l’essai aussi vif qu’élégant qu’il lui consacre. Mais Berl n’est pas seulement l’ami des Proust, Cocteau, Malraux, ni seulement le témoin à qui, après-guerre, on demanda de raconter son époque, ni le jeune bourgeois parisien, séducteur, confident de Drieu la Rochelle et intime d’Aragon. C’est aussi l’homme né dans une famille juive qui écrivit en 1940 deux discours pour le maréchal Pétain, celui qui refusa de se fâcher avec Drieu quand il le portraitura dans son roman Gilles (Gallimard, 1939) dans le personnage du « juif Preuss », celui qui jamais, après 1945, n’évoqua le génocide. De ce Berl-là, Henri Raczymow ne prétend pas avoir la clé. Les convictions qui menèrent l’écrivain au pétainisme ont été celles d’une partie des intellectuels de l’époque, le pacifisme, pour lui, sans doute au premier rang. Mais, là comme ailleurs, quand il s’agit d’approcher Berl, Raczymow conserve un trait incisif, à l’affût de ce que l’homme ne fut pas, ou ne put être. Avec Berl, « seule la soustraction nous donne l’accès ». Mélancolie d’Emmanuel Berl est ainsi un beau portrait en creux, conservant de bout en bout cette même grâce de l’intelligence, l’esprit de l’esquisse. Julie Clarini Mélancolie d’Emmanuel Berl, d’Henri Raczymow, Gallimard, 208 p., 18,90 €.UN ROMAN NOIR. « Les Infâmes », de Jax MillerIl y a vingt ans, après l’assassinat de son mari, Nessa Delaunay a intégré un programme de protection des témoins et changé de nom pour devenir Freedom Oliver. Ses enfants ont été adoptés par la famille d’un pasteur du Kentucky. L’un des rares, mais décisifs, bonheurs de Freedom consiste à pouvoir suivre, sous une fausse identité, la vie de son fils et de sa fille. Laquelle, un jour, est portée disparue, poussant Freedom à réapparaître. Les Infâmes est un roman noir troué d’éclaircies. Il offre des élans du cœur et des retrouvailles – sans pour autant tomber dans le mélo. Le premier roman de Jax Miller est un magnifique portrait de femme à la dérive, haut en couleur et riche en nuances. Macha Séry Les Infâmes (Freedom’s Child), de Jax Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy, Ombres noires, 352 p., 21 €.UNE BD. « Les Equinoxes », de Cyril PedrosaRaconter le temps qui passe n’est pas chose aisée en bande dessinée. Plonger dans la profondeur des sentiments ne l’est pas davantage. Cyril Pedrosa n’a pas lésiné sur les moyens pour atteindre cette ambition : 330 pages « grand format », colorisées à la main pour un certain nombre d’entre elles, composent son nouvel ouvrage. L’objet se présente comme un récit choral mêlant des protagonistes n’ayant au départ rien à voir les uns avec les autres : un vieux militant politique désabusé, un dentiste séparé de sa femme, une trentenaire mal dans sa peau… Les liens invisibles d’une solitude subie ou voulue unissent leurs trajectoires, qui finiront par se croiser autour d’un projet décrié d’aéroport. Alternant les techniques au gré des chapitres et des saisons (stylo-bille, aquarelle, mine de plomb, pastel…), basculant dans une prose à la sobriété irréprochable quand le dessin ne lui permet pas de pénétrer dans la psyché de ses personnages, Pedrosa fait assaut de délicatesse dans ce récit introspectif à la mélancolie assumée, qu’il faut lire en prenant son temps, loin du tumulte du monde. Frédéric Potet Les Equinoxes, de Cyril Pedrosa, Dupuis, « Aire libre », 336 p., 35 €. UNE HISTOIRE. « Le Long Remords de la Conquête », de Romain BertrandUn jeune enfant possédé par les démons, deux servantes indiennes qui lui introduisent un petit canard d’étain dans le nez, un gouverneur espagnol qui frôle le sadisme, des conquistadors corrompus, des frères de l’ordre de Saint-Augustin prompts à tout pardonner et des populations philippines assujetties par les armes. Voilà les personnages du nouveau livre de Romain Bertrand, un portrait dense et captivant des Philippines dans les années 1570, où s’entrechoquent ces « mondes » si différents de la Conquête, l’expansion espagnole, au-delà du Pacifique. L’historien avait marqué les esprits avec son précédent essai, L’Histoire à parts égales (Seuil, 2011). A nouveau, dans ce livre, ce n’est pas la rencontre victorieuse entre Occident et Orient qui anime ses réflexions, mais le fonctionnement de ce monde nouveau, marqué par l’héritage des relations de pouvoir importées d’Espagne et les pratiques autochtones. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective des histoires connectées qui élargissent leur propos à l’échelle du monde, mais revendiquent également une approche au ras du sol. Les « plantes, plumes, pelages, résines, racines » dont usent Inès et Beatriz, par exemple, sont-ils des substances de guérisseuse ou des poisons du diable, un élixir d’amour ou un breuvage du malin ? Sorcellerie ou médecine, possession ou folie, idolâtrie ou croyance, tout est affaire de catégories. L’enquête de Romain Bertrand se nourrit d’une prose personnelle et forte, qui donne vie à cette société hispanique des Philippines, laborieuse dans sa gestation et encore mal connue. Claire Judde de Larivière Le Long Remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid. L’affaire Diego de Avila (1577-1580), de Romain Bertrand, Seuil, « L’univers historique », 576 p., 25 €. Plus d’un million et demi d’exemplaires vendus pour la version originale de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (Editions de Fallois / L’Age d’homme, 2012), autant pour l’ensemble des traductions… C’est peu dire que le roman de Joël Dicker chargé de succéder à ce phénomène d’édition était attendu. Le voici, trois ans plus tard : Le Livre des Baltimore (De Fallois, 476 p., 22 €) est en librairie depuis mardi 29 septembre.Récompensé à la fois, à l’automne 2012, par le Grand Prix du roman de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, finaliste du Goncourt tout court, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert était le deuxième roman d’un auteur suisse âgé de 27 ans – 30 ans aujourd’hui –, qui avait abandonné le droit pour écrire, et dont le premier ouvrage, Les Derniers Jours de nos pères (De Fallois / L’Age d’homme) avait paru quelques mois plus tôt, en janvier 2012.Page-turner efficace, mais à la valeur critiquéeGros roman aux allures de thriller, affichant les influences américaines de son auteur, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert mettait en scène un jeune écrivain, Marcus Goldman, rendu incapable d’écrire par le succès de son précédent ouvrage. Apprenant que son mentor, Harry Quebert, était accusé d’avoir tué une adolescente trois décennies plus tôt, il partait mener l’enquête sur cette affaire dans le Massachusetts (Etats-Unis). Le roman multipliait les sauts narratifs entre le passé et le présent ainsi que les rebondissements et les retournements de situation jusqu’aux toutes dernières de ses 700 pages. Sans oublier les aphorismes sur l’écriture ponctuant les chapitres et venant ajouter un cachet « littéraire » au haletant « page-turner ».Au-delà de son efficacité, difficilement contestable, sa valeur avait divisé critiques et jurés de prix littéraires – si l’académicien Marc Fumaroli jugeait dans Le Figaro qu’on sortait de ce livre « épuisé et ravi », Patrick Rambaud affirmait qu’on avait affaire à « un aimable roman de plage ». Le Monde des livres, pour sa part, le qualifiait d’« honnête polar ».Le Livre des Baltimore choisit à nouveau comme protagoniste Marcus Goldman, qui raconte son histoire familiale, et notamment son lien avec deux de ses cousins, avec lesquels il a fondé le « Gang des Goldman ». De flashbacks en retours au présent, le roman se construit autour d’un mystérieux « drame », qui forme le cœur du roman. Dans Le Monde des livres, Eric Chevillard écrit à son propos : « L’ombre de Philip Roth plane au-dessus de cette laborieuse entreprise romanesque. Joël Dicker croit réécrire Pastorale américaine (Gallimard, 1999), mais il nous donne plutôt un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé. »Marcus Goldman est sans doute appelé à revenir dans de prochains romans de Joël Dicker. Pour l’heure, le premier tirage du Livre des Baltimore s’élèverait à 280 000 exemplaires, selon L’Express.Lire aussi :Le feuilleton. Le Club des cinq en AmériqueRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi :« L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succèsFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Emilie Grangeray Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. »Emilie GrangerayJournaliste au Monde JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { 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"", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 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récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { 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"", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 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récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Service culture Le Prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, à Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} %", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} %", zIndex: -1 }, min: null, max: 100, startOnTick: "", endOnTick:"", reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["1903","1904","1905","1906","1907","1908","1909","1910","1911","1912","1913","1914","1915","1916","1917","1918","1919","1920","1921","1922","1923","1924","1925","1926","1927","1928","1929","1930","1931","1932","1933","1934","1935","1936","1937","1938","1939","1940","1941","1942","1943","1944","1945","1946","1947","1948","1949","1950","1951","1952","1953","1954","1955","1956","1957","1958","1959","1960","1961","1962","1963","1964","1965","1966","1967","1968","1969","1970","1971","1972","1973","1974","1975","1976","1977","1978","1979","1980","1981","1982","1983","1984","1985","1986","1987","1988","1989","1990","1991","1992","1993","1994","1995","1996","1997","1998","1999","2000","2001","2002","2003","2004","2005","2006","2007","2008","2009","2010","2011","2012","2013","2014"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 25 ], [ "", 25 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: "", valueDecimals: 0, valuePrefix: "", valueSuffix: " %", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});En compilant la totalité des 623 récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le Prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard, pour Boussole (Actes Sud). Etaient également en lice Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (POL), Les Prépondérants d’Hédi Kaddour (Gallimard, Grand Prix du roman de l’Académie) et Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan (Stock).Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleTrois ans après Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c’est la troisième fois de leur histoire que les éditions Actes Sud voient un de leurs romans distingué à la suite des délibérations au restaurant Drouant.Annoncé dans la foulée, et dans le même établissement parisien, le prix Renaudot est revenu à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie (JC Lattès).Un roman à deux pôlesBoussole est le dixième livre de Mathias Enard, né à Niort en 1972, diplômé de persan et d’arabe, qui a beaucoup voyagé au Liban, en Syrie et en Turquie, notamment, et dont toute l’œuvre porte la trace de sa passion pour cette partie du monde. Entré en littérature en 2003 avec La Perfection du tir (Actes Sud), où l’on se tenait au plus près d’un sniper, dans un pays ressemblant furieusement au Liban, il s’est imposé comme l’un des grands auteurs de sa génération grâce à son quatrième roman, Zone (Actes Sud, 2008), tour de force sans point, embrassant l’histoire du XXe siècle sur le bassin méditerranéen, récompensé par (entre autres) le prix Décembre et le prix du livre Inter.En 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants lui avait valu le prix Goncourt des lycéens. Deux ans plus tard, Rue des voleurs avait été distingué par le prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient, autre surgeon du célèbre prix.Mais le Goncourt tout court revient donc à Boussole, un roman qui brasse les lieux, les époques, les personnages et les langues, au fil d’une nuit d’insomnie, celle qui frappe son narrateur, Franz Ritter, un musicologue viennois. Entre 23 heures et 7 heures, il ressasse ainsi sa vie et ses obsessions. Elles le font remonter jusqu’au XIXe siècle, pour ranimer de hautes figures de l’orientalisme – Franz est en effet l’un de leurs héritiers, spécialiste des influences venues de Turquie, et de bien au-delà, sur la musique dite « occidentale ».Dans leurs pas, et avançant de références savantes en souvenirs de voyages et réminiscences de colloques (qui offrent parfois des tableaux très drôles du monde universitaire), il entraîne le lecteur à Istanbul, Téhéran, Damas, Alep… En plus de l’Orient (même si Enard n’oublie jamais ce que cette notion a de fictionnel), Boussole a un deuxième pôle, aussi rêvé et insaisissable que le premier : Sarah, la femme à laquelle tout ramène Franz, à la fois érudite et aventurière, éternellement ailleurs.Echos de l’actualitéRoman de l’altérité, sensuel et savant, gonflé de références, même si l’auteur a l’humour et l’intelligence de moquer gentiment la pédanterie de Franz, Boussole est un très beau livre qui prend le risque d’égarer parfois son lecteur, avec les volutes que dessinent les phrases, à mesure que le narrateur pense, dérive, somnole, lit, revient à lui…C’est un texte, aussi, profondément habité par la mélancolie, parce que les idéaux des personnages sont tous violemment balayés par les échos de l’actualité immédiate qui s’y font entendre – guerre en Syrie, destruction de Palmyre… Il est, du reste, dédié « aux Syriens ».Venant tordre une bonne fois pour toutes le cou aux idées reçues sur une littérature française censément autocentrée, chaque page de ce Goncourt 2015 vient sortir le lecteur de lui-même, le confronter à une infinité de sujets et de personnages dont il ignorait tout, pour les lui rendre proches.Lire la note de blog : La cohue du Prix Goncourt : « Ils se battent pour l’avoir en photo alors qu’il est sur Google »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les prix Goncourt se suivent et promettent de se ressembler. Pour succéder à la romancière Lydie Salvaire, lauréate surprise en 2014 pour Pas pleurer (Seuil), qui s’est vendu à 282 000 exemplaires, les jurés ont retenu quatre titres. Tous présentent pour caractéristique principale d’être à la fois très littéraires et haut de gamme. Il s’agit aussi de livres assez volumineux, qui demanderont aux lecteurs de la concentration pour y plonger.Les jeux sont très ouverts, cette année, surtout après l’élimination, lors de la dernière sélection, de 2084, de Boualem Sansal (Gallimard) qui faisait figure de favori, étant présent sur toutes les listes des grands prix d’automne.Une femme et trois hommes sont donc désormais en compétition pour le prix littéraire le plus couru de France, qui sera décerné mardi, à 13 heures, au restaurant Drouant, à Paris. Le secrétaire général Didier Decoin annoncera le nom du lauréat sur les marches de l’escalier menant au salon du premier étage, où les jurés délibèrent, juste à côté de leurs collègues du Renaudot.« Boussole » et « Les Prépondérants » se démarquentPrésentée comme outsider, Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L, 320 p., 17,90 €), a écrit le seul roman qui ne traite pas de l’Orient, sauf à rappeler que Bérénice est une reine de Palestine. Mais c’est surtout l’apprentissage du jeune Jean Racine qui constitue la trame de cet ouvrage où le latin de l’Enéide est mis en valeur.Deuxième outsider, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan devient romancier avec Ce pays qui te ressemble (Stock, 540 p., 22,50 €). Il décrit avec charme la capitale égyptienne, Le Caire, sa ville natale. Des portraits de femmes fortes et libres dominent cet ouvrage. Ce serait aussi le premier prix décerné à Stock, depuis… 1930.Mais c’est entre Boussole (Actes Sud, 400 p., 21,80 €) de Mathias Enard et Les Prépondérants (Gallimard, 464 p.) d’Hédi Kaddour que les jurés devraient trancher. Le premier a déjà reçu le Goncourt des lycéens, en 2010, pour Parle ­leur de batailles, de rois et d’éléphants (Actes Sud), le second, le Goncourt du premier roman en 2006, pour Waltenberg (Gallimard).Les Prépondérants, grand roman­-monde, se passe dans une petite ville du Maghreb, au début des années 1920, tandis que Boussole invite à suivre les souvenirs d’un musicologue viennois épris d’Orient. L’ambition littéraire est plus affirmée chez Mathias Enard ; le livre d’Hédi Kaddour apparaît plus grand public.Le jury du prix Goncourt, présidé par Bernard Pivot est, en un sens, invité à rejouer l’affrontement de 2013, quand Au revoir là-­haut (Albin Michel), de Pierre Lemaître, avait été préféré à Arden (Gallimard), un premier roman ambitieux de Frédéric Verger. A l’époque, la balance avait penché, au dernier tour de scrutin, en faveur du titre le plus populaire, au grand bonheur des libraires qui en ont vendu 519 000 exemplaires. Pas sûr cette fois­-ci que les jurés n’arbitrent pas dans le sens inverse.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La romancière Christine Angot a été récompensée lundi 2 novembre par le prix Décembre pour son roman Un amour impossible. L’auteure a été choisie au premier tour par huit voix contre deux à Judith Perrignon (Victor Hugo vient de mourir) et deux à Michaël Ferrier (Mémoires d’outre-mer).Lire la critique du livre :Angot, l’envers de l’enferAvec une dotation de 30 000 euros, le prix Décembre est le mieux doté des prix littéraires d’automne. Ce roman, édité chez Flammarion, s’est déjà vendu à quelque 85 000 exemplaires depuis sa sortie fin août. Malgré un succès critique et commercial, Christine Angot est absente de la sélection finale du Goncourt qui sera remis mardi.La différence de classe au cœur du romanRomancière intransigeante, Christine Angot dérange. Mais chacun de ses livres, qui touchent très souvent au thème de l’inceste dont elle a été la victime, constitue un événement. Un amour impossible raconte l’histoire de la rencontre entre sa mère et son père à la fin des années 1950 à Châteauroux. Rachel, la mère de Christine Angot, était employée à la Sécurité sociale. Son père, Pierre, intellectuellement très brillant, était issu d’une famille parisienne bourgeoise. L’auteure fait sentir avec une incroyable acuité cette différence de classe qui se traduit par une implacable agression sociale.Le jury du prix Décembre se compose de Josyane Savigneau, présidente, Laure Adler, Pierre Bergé (actionnaire à titre personnel du Monde), Michel Crépu, Charles Dantzig, Cécile Guilbert, Patricia Martin, Eric Neuhoff, Dominique Noguez, Amélie Nothomb, Philippe Sollers et Arnaud Viviant.Lire l'entretien :Christine Angot : « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature » Le 1er janvier 2016, Mein Kampf, le seul livre écrit par Adolf Hitler, tombera dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de son auteur, conformément à la loi. Le Land de Bavière, qui en détient les droits depuis le décès d’Hitler, mort sans héritier, ne pourra plus s’opposer à de nouvelles éditions et traductions.Cette perspective nourrit des inquiétudes et est source de polémiques. Plusieurs personnalités politiques, dont, en France, le chef du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon, s’en sont émues et ont exhorté à ne pas republier Mein Kampf, alors que des éditions critiques du livre sont en projet ou en cours d’élaboration.En Allemagne, une édition critique de 2 000 pages devrait voir le jour le 11 janvier  2016, réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ). En France, ce sont les éditions Fayard qui envisagent une édition scientifique du texte d’Adolf Hitler. L’éditeur en étudie les modalités, un groupe d’historiens a été constitué, mais aucune date de parution n’a été donnée.« Une composante fortement fantasmatique »Ecrit par Adolf Hitler en prison, publié en deux tomes en juillet 1925, puis en décembre 1926, ce manifeste, qui énonce les bases idéologiques du programme nazi et propage un discours antisémite, a été par la suite souvent revu et corrigé. Mensonger et outrancier, Mein Kampf a « une composante fortement fantasmatique », selon l’expression de son traducteur Olivier Mannoni.En 1945, on estimait à 12 millions le nombre d’exemplaires qui avaient été écoulés. Le livre était souvent offert en cadeau de mariage par les dirigeants du IIIe Reich– et les fonctionnaires étaient obligés de l’acheter. Depuis cette date, sa publication à l’état brut est interdite en Allemagne et aux Pays-Bas, mais pas en France, où le livre n’a cependant pas le droit d’être exposé en vitrine d’une librairie.Sa première édition française remonte à 1934, par les Nouvelles Editions latines (NEL), qui étaient proches de l’Action française de Charles Maurras. C’est cette édition qui continue d’être publiée aujourd’hui par NEL. Elle se vend « entre 600 et 700 exemplaires, chaque année » selon cette maison d’édition. L’institut GfK estime à 2 500 le nombre d’exemplaires vendus chaque année en France. Depuis un arrêt de la cour d’appel de Paris en 1979, le livre doit toutefois être accompagné d’un avertissement de huit pages, pour rappeler l’incompatibilité totale entre les thèses racistes qu’il développe et les valeurs de la République.Disponible sur InternetLe livre-pamphlet d’Hitler, qui compte environ 800 pages, est également disponible sur Internet, mais là sans aucune mise en garde. « Toute personne qui veut se procurer Mein Kampf peut le faire sans difficulté, sur le Net, mais cela s’adresse à un public restreint et ce n’est pas un best-seller en France », assure M. Mannoni.Comme le rappelle le traducteur, « Mein Kampf comprend deux dimensions. La première est biographique et totalement mensongère ; Adolf Hitler y raconte sa vie en se présentant comme un héros. La seconde est une exaltation de la suprématie de l’Allemagne et contient des invectives raciales, à l’égard de tous les pays voisins, sauf l’Angleterre. Adolf Hitler exprime un délire complotiste à l’égard des juifs, qu’il accuse de tout contrôler ». Dans son livre délirant, au sens propre, Adolf Hitler apparaît en quelque sorte comme un « héros » wagnérien, pathétique, fou et dangereux.Reste que dans de nombreuses parties du monde, notamment en Amérique latine, au Brésil, dans les pays arabes, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, Mein Kampf est un livre lu ou en tout cas consulté sur Internet, car il existe de nombreuses versions pirates dans presque toutes les langues. Les Etats-Unis n’échappent pas à la règle, la version numérique de Mein Kampf, dans sa version anglaise, fait aussi recette sur Internet.Dans ces conditions, publier une version retraduite, annotée et expliquée de ce livre qui a marqué au fer rouge l’histoire du XXe siècle paraît le meilleur antidote à son contenu. En France, un groupe de jeunes historiens a d’ailleurs émis l’idée d’une édition en ligne, accompagnée d’appareils critiques des chercheurs. La réédition des Décombres de Lucien Rebatet, en collection « Bouquins » (Ed. Robert Laffont, 1 152 pages, 30 €) par Bénédicte Vergez-Chaignon et Pascal Ory, saluée unanimement par la critique, peut aussi servir d’exemple.« Le Journal d’Anne Frank », lui, ne tombera pas dans le domaine publicContrairement à Mein Kampf, Le Journal d’Anne Frank ne tombera pas dans le domaine public au 1er janvier 2016, comme le voudrait le droit de la propriété intellectuelle en France, a révélé, le 6 octobre, Livres Hebdo. LeFonds Anne Frank de Bâle, en Suisse, a expliqué que l’œuvre écrite par la jeune fille juive allemande de 13 ans, entre juin 1942 et août 1944, puis déportée à Bergen-Belsen où elle a trouvé la mort en mars 1945, répondait à une exception. « Si la règle générale est celle des soixante-dix ans post mortem auctoris, de nombreuses exceptions existent, telles que celles relatives aux œuvres posthumes ou aux œuvres composites », a expliqué l’organisme. Il s’est déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires du livre, et le Fonds Anne Frank espère en conserver les droits exclusifs jusqu’en 2030.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); 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Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} %", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} %", zIndex: -1 }, min: null, max: 100, startOnTick: "", endOnTick:"", reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["1903","1904","1905","1906","1907","1908","1909","1910","1911","1912","1913","1914","1915","1916","1917","1918","1919","1920","1921","1922","1923","1924","1925","1926","1927","1928","1929","1930","1931","1932","1933","1934","1935","1936","1937","1938","1939","1940","1941","1942","1943","1944","1945","1946","1947","1948","1949","1950","1951","1952","1953","1954","1955","1956","1957","1958","1959","1960","1961","1962","1963","1964","1965","1966","1967","1968","1969","1970","1971","1972","1973","1974","1975","1976","1977","1978","1979","1980","1981","1982","1983","1984","1985","1986","1987","1988","1989","1990","1991","1992","1993","1994","1995","1996","1997","1998","1999","2000","2001","2002","2003","2004","2005","2006","2007","2008","2009","2010","2011","2012","2013","2014"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 25 ], [ "", 25 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: "", valueDecimals: 0, valuePrefix: "", valueSuffix: " %", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});En compilant la totalité des 623 récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le 1er janvier 2016, Mein Kampf, le seul livre écrit par Adolf Hitler, tombera dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de son auteur, conformément à la loi. Le Land de Bavière, qui en détient les droits depuis le décès d’Hitler, mort sans héritier, ne pourra plus s’opposer à de nouvelles éditions et traductions.Cette perspective nourrit des inquiétudes et est source de polémiques. Plusieurs personnalités politiques, dont, en France, le chef du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon, s’en sont émues et ont exhorté à ne pas republier Mein Kampf, alors que des éditions critiques du livre sont en projet ou en cours d’élaboration.En Allemagne, une édition critique de 2 000 pages devrait voir le jour le 11 janvier  2016, réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ). En France, ce sont les éditions Fayard qui envisagent une édition scientifique du texte d’Adolf Hitler. L’éditeur en étudie les modalités, un groupe d’historiens a été constitué, mais aucune date de parution n’a été donnée.« Une composante fortement fantasmatique »Ecrit par Adolf Hitler en prison, publié en deux tomes en juillet 1925, puis en décembre 1926, ce manifeste, qui énonce les bases idéologiques du programme nazi et propage un discours antisémite, a été par la suite souvent revu et corrigé. Mensonger et outrancier, Mein Kampf a « une composante fortement fantasmatique », selon l’expression de son traducteur Olivier Mannoni.En 1945, on estimait à 12 millions le nombre d’exemplaires qui avaient été écoulés. Le livre était souvent offert en cadeau de mariage par les dirigeants du IIIe Reich– et les fonctionnaires étaient obligés de l’acheter. Depuis cette date, sa publication à l’état brut est interdite en Allemagne et aux Pays-Bas, mais pas en France, où le livre n’a cependant pas le droit d’être exposé en vitrine d’une librairie.Sa première édition française remonte à 1934, par les Nouvelles Editions latines (NEL), qui étaient proches de l’Action française de Charles Maurras. C’est cette édition qui continue d’être publiée aujourd’hui par NEL. Elle se vend « entre 600 et 700 exemplaires, chaque année » selon cette maison d’édition. L’institut GfK estime à 2 500 le nombre d’exemplaires vendus chaque année en France. Depuis un arrêt de la cour d’appel de Paris en 1979, le livre doit toutefois être accompagné d’un avertissement de huit pages, pour rappeler l’incompatibilité totale entre les thèses racistes qu’il développe et les valeurs de la République.Disponible sur InternetLe livre-pamphlet d’Hitler, qui compte environ 800 pages, est également disponible sur Internet, mais là sans aucune mise en garde. « Toute personne qui veut se procurer Mein Kampf peut le faire sans difficulté, sur le Net, mais cela s’adresse à un public restreint et ce n’est pas un best-seller en France », assure M. Mannoni.Comme le rappelle le traducteur, « Mein Kampf comprend deux dimensions. La première est biographique et totalement mensongère ; Adolf Hitler y raconte sa vie en se présentant comme un héros. La seconde est une exaltation de la suprématie de l’Allemagne et contient des invectives raciales, à l’égard de tous les pays voisins, sauf l’Angleterre. Adolf Hitler exprime un délire complotiste à l’égard des juifs, qu’il accuse de tout contrôler ». Dans son livre délirant, au sens propre, Adolf Hitler apparaît en quelque sorte comme un « héros » wagnérien, pathétique, fou et dangereux.Reste que dans de nombreuses parties du monde, notamment en Amérique latine, au Brésil, dans les pays arabes, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, Mein Kampf est un livre lu ou en tout cas consulté sur Internet, car il existe de nombreuses versions pirates dans presque toutes les langues. Les Etats-Unis n’échappent pas à la règle, la version numérique de Mein Kampf, dans sa version anglaise, fait aussi recette sur Internet.Dans ces conditions, publier une version retraduite, annotée et expliquée de ce livre qui a marqué au fer rouge l’histoire du XXe siècle paraît le meilleur antidote à son contenu. En France, un groupe de jeunes historiens a d’ailleurs émis l’idée d’une édition en ligne, accompagnée d’appareils critiques des chercheurs. La réédition des Décombres de Lucien Rebatet, en collection « Bouquins » (Ed. Robert Laffont, 1 152 pages, 30 €) par Bénédicte Vergez-Chaignon et Pascal Ory, saluée unanimement par la critique, peut aussi servir d’exemple.« Le Journal d’Anne Frank », lui, ne tombera pas dans le domaine publicContrairement à Mein Kampf, Le Journal d’Anne Frank ne tombera pas dans le domaine public au 1er janvier 2016, comme le voudrait le droit de la propriété intellectuelle en France, a révélé, le 6 octobre, Livres Hebdo. LeFonds Anne Frank de Bâle, en Suisse, a expliqué que l’œuvre écrite par la jeune fille juive allemande de 13 ans, entre juin 1942 et août 1944, puis déportée à Bergen-Belsen où elle a trouvé la mort en mars 1945, répondait à une exception. « Si la règle générale est celle des soixante-dix ans post mortem auctoris, de nombreuses exceptions existent, telles que celles relatives aux œuvres posthumes ou aux œuvres composites », a expliqué l’organisme. Il s’est déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires du livre, et le Fonds Anne Frank espère en conserver les droits exclusifs jusqu’en 2030.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Macha Séry A ses lecteurs, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il n’avait rien caché de son cancer depuis quelques mois. L’écrivain Ayerdhal s’est éteint à Bruxelles, en Belgique, mardi 27 octobre, à l’âge de 56 ans. Il fut, avec Pierre Bordage, Serge Lehman et Jean-Marc Ligny, l’un des artisans les plus flamboyant du renouveau de la science-fiction française. En près de vingt-cinq ans et presque autant de livres, il a donné à lire quelques chefs-d’œuvre visionnaires, tels que Demain, une oasis (Fleuve noir, 1992), Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé (J’ai lu, 1997 ; rééd. 2009, Au Diable Vauvert, son éditeur depuis 2004, qui procède depuis à la réédition de son œuvre) ou Etoiles mourantes (avec Jean-Claude Dunyach, J’ai lu, 1999).Né le 26 janvier 1959, Ayerdhal, de son vrai nom Yal Soulier, a grandi dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, la banlieue rouge de Lyon. Son père est l’un des plus grands collectionneurs de SF d’Europe. Il possède, par exemple, l’intégralité des titres parus dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. Ils ont aiguisé son goût pour les sciences. Car pour Ayerdhal, la science-fiction exige de la crédibilité. Un écrivain « ne peut pas se contenter de répandre des poncifs ou des approches obsolètes pour décrire ce qu’il perçoit du monde et permettre au lecteur d’envisager ses devenirs potentiels. Loin d’être un privilège de la littérature d’anticipation, qui, par essence, se doit d’inclure les découvertes scientifiques et les progrès technologiques dans les hypothèses qu’elle met en scène », écrivait-il dans « Le Monde des livres » du 25 mai 2007.Dystopies et space operasTout en exerçant mille et un métiers (moniteur de ski, footballeur professionnel, éducateur, commercial chez L’Oréal, chef d’entreprise), Ayerdhal a toujours écrit. A 28 ans, il se décide enfin à envoyer un manuscrit à un éditeur. La Bohème et l’Ivraie (Fleuve noir, 1990) met en scène un artiste qui se révolte contre un régime politique. Admirateur des Américains Ray Bradbury, Frank Herbert et Norman Spinrad, il signera par la suite d’autres dystopies ainsi que des space operas. Ayerdhal se voyait un peu comme un éclaireur, répétant cette phrase de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Même ancrée sur des planètes improbables, sa fiction est éminemment réaliste et toujours politique. Elle exalte la rebellion libertaire. Ayerdhal tenait, en effet, la science-fiction pour l’héritière de la philosophie et la dernière instance où l’on délibère encore sur l’humanité et son devenir.Depuis Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), Ayerdhal avait migré de la science-fiction au polar. Plutôt, il était parvenu à mixer les deux. Témoin, Bastards (Au Diable Vauvert, 2014), qui débute tel un policier classique avant de basculer dans le surnaturel. Cependant, le romancier venait de renouer avec ses premiers amours, prévoyant d’ajouter un cinquième tome aux aventures d’Eylia, l’héroïne de son cycle « Cybione », employée pour des opérations suicides puisqu’elle ressuscite chaque fois, la mémoire amputée de sa dernière vie. Il n’aura pas eu le temps de l’achever.Tolérance, écologie et partage des richessesD’un genre à l’autre, ses préoccupations liées à la tolérance, à l’écologie et au partage des richesses sont demeurées intactes. Vingt ans après avoir reçu le Grand Prix de l’imaginaire pour Demain, une oasis, en 1993, roman futuriste où des commandos humanitaires enlèvent un médecin à Genève puis l’abandonnent dans un village subsaharien afin qu’il exerce son métier dans des camps de réfugiés, Ayerdhal retrouvait l’Afrique et la dénonciation du pillage de ses ressources naturelles dans le thriller Rainbow Warriors (Au Diable Vauvert, 2013). Une œuvre d’anticipation que l’on peut lire au choix comme une fiction politique, une utopie sociale, un roman d’aventures ou d’espionnage en terre africaine, un ouvrage de vulgarisation sur les barbouzeries dont se rendent coupables les Etats occidentaux afin de protéger leurs intérêts. L’argument ? Une armée de 5 000 LGBT (lesbiennes, gays, bis, transsexuels) originaires des cinq continents se forme pour renverser une dictature homophobe qui brade ses cultures et son sous-sol à des multinationales.Militant de la cause des auteurs, Ayerdhal avait fondé en octobre 2000 le collectif Le droit du Serf pour faire respecter leur droit à jouir décemment de leurs œuvres.Macha SéryJournaliste au Monde require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Damien LeloupJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. » En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.Sortir d’un monde « exigu »Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com. Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. » L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est “bankable”, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. » Piqûres de rappelLibres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique.Aline LeclercJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { 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"", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 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récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard, pour Boussole (Actes Sud). Etaient également en lice Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (POL), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard, Grand Prix du roman de l’Académie française) et Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan (Stock).Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleTrois ans après Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c’est la troisième fois de leur histoire que les éditions Actes Sud voient un de leurs romans distingué à la suite des délibérations au restaurant Drouant.Annoncé dans la foulée, et dans le même établissement parisien, le prix Renaudot est revenu à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie (JC Lattès).Un roman à deux pôlesBoussole est le dixième livre de Mathias Enard, né à Niort en 1972, diplômé de persan et d’arabe, qui a beaucoup voyagé au Liban, en Syrie et en Turquie, notamment, et dont toute l’œuvre porte la trace de sa passion pour cette partie du monde. Entré en littérature en 2003 avec La Perfection du tir (Actes Sud), où l’on se tenait au plus près d’un sniper, dans un pays ressemblant furieusement au Liban, il s’est imposé comme l’un des grands auteurs de sa génération grâce à son quatrième roman, Zone (Actes Sud, 2008), tour de force sans point, embrassant l’histoire du XXe siècle sur le bassin méditerranéen, récompensé par (entre autres) le prix Décembre et le prix du livre Inter.En 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants lui avait valu le prix Goncourt des lycéens. Deux ans plus tard, Rue des voleurs avait été distingué par le prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient, autre surgeon du célèbre prix.Mais le Goncourt tout court revient donc à Boussole, un roman qui brasse les lieux, les époques, les personnages et les langues, au fil d’une nuit d’insomnie, celle qui frappe son narrateur, Franz Ritter, un musicologue viennois. Entre 23 heures et 7 heures, il ressasse ainsi sa vie et ses obsessions. Elles le font remonter jusqu’au XIXe siècle, pour ranimer de hautes figures de l’orientalisme – Franz est en effet l’un de leurs héritiers, spécialiste des influences venues de Turquie, et de bien au-delà, sur la musique dite « occidentale ».Dans leurs pas, et avançant de références savantes en souvenirs de voyages et réminiscences de colloques (qui offrent parfois des tableaux très drôles du monde universitaire), il entraîne le lecteur à Istanbul, Téhéran, Damas, Alep… En plus de l’Orient (même si Enard n’oublie jamais ce que cette notion a de fictionnel), Boussole a un deuxième pôle, aussi rêvé et insaisissable que le premier : Sarah, la femme à laquelle tout ramène Franz, à la fois érudite et aventurière, éternellement ailleurs.Echos de l’actualitéRoman de l’altérité, sensuel et savant, gonflé de références, même si l’auteur a l’humour et l’intelligence de moquer gentiment la pédanterie de Franz, Boussole est un très beau livre qui prend le risque d’égarer parfois son lecteur, avec les volutes que dessinent les phrases, à mesure que le narrateur pense, dérive, somnole, lit, revient à lui…C’est un texte, aussi, profondément habité par la mélancolie, parce que les idéaux des personnages sont tous violemment balayés par les échos de l’actualité immédiate qui s’y font entendre – guerre en Syrie, destruction de Palmyre… Il est, du reste, dédié « aux Syriens ».Venant tordre une bonne fois pour toutes le cou aux idées reçues sur une littérature française censément autocentrée, chaque page de ce Goncourt 2015 vient sortir le lecteur de lui-même, le confronter à une infinité de sujets et de personnages dont il ignorait tout, pour les lui rendre proches.Lire la note de blog : La cohue du Prix Goncourt : « Ils se battent pour l’avoir en photo alors qu’il est sur Google »Delphine de Vigan, lauréate du prix RenaudotL’écrivaine de 49 ans, Delphine de Vigan a reçu le prix Renaudot pour son roman, D’après une histoire vraie (JC Lattès, 480 p., 20 €). Cette récompense vient ajouter quelque chose d’une onction institutionnelle à la popularité de Delphine de Vigan, sans cesse croissante depuis son quatrième roman, No et moi (JC Lattès, 2007). D’après une histoire vraie, écrit après le succès de Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), qui racontait l’histoire de sa mère, femme bipolaire, retrouvée suicidée en 2008, a déjà été vendu à 107 000 exemplaires. Au fil de ce roman roué, à la fois risqué et réussi, qui multiplie les effets de réel, elle avance sur la ligne de crête entre le terrifiant et le ridicule et parvient à ne pas tomber du mauvais côté, tenant le lecteur en haleine tout en posant de sérieuses questions sur notre rapport à la littérature.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les prix Goncourt se suivent et promettent de se ressembler. Pour succéder à la romancière Lydie Salvaire, lauréate surprise en 2014 pour Pas pleurer (Seuil), qui s’est vendu à 282 000 exemplaires, les jurés ont retenu quatre titres. Tous présentent pour caractéristique principale d’être à la fois très littéraires et haut de gamme. Il s’agit aussi de livres assez volumineux, qui demanderont aux lecteurs de la concentration pour y plonger.Les jeux sont très ouverts, cette année, surtout après l’élimination, lors de la dernière sélection, de 2084, de Boualem Sansal (Gallimard) qui faisait figure de favori, étant présent sur toutes les listes des grands prix d’automne.Une femme et trois hommes sont donc désormais en compétition pour le prix littéraire le plus couru de France, qui sera décerné mardi, à 13 heures, au restaurant Drouant, à Paris. Le secrétaire général Didier Decoin annoncera le nom du lauréat sur les marches de l’escalier menant au salon du premier étage, où les jurés délibèrent, juste à côté de leurs collègues du Renaudot.« Boussole » et « Les Prépondérants » se démarquentPrésentée comme outsider, Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L, 320 p., 17,90 €), a écrit le seul roman qui ne traite pas de l’Orient, sauf à rappeler que Bérénice est une reine de Palestine. Mais c’est surtout l’apprentissage du jeune Jean Racine qui constitue la trame de cet ouvrage où le latin de l’Enéide est mis en valeur.Deuxième outsider, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan devient romancier avec Ce pays qui te ressemble (Stock, 540 p., 22,50 €). Il décrit avec charme la capitale égyptienne, Le Caire, sa ville natale. Des portraits de femmes fortes et libres dominent cet ouvrage. Ce serait aussi le premier prix décerné à Stock, depuis… 1930.Mais c’est entre Boussole (Actes Sud, 400 p., 21,80 €) de Mathias Enard et Les Prépondérants (Gallimard, 464 p.) d’Hédi Kaddour que les jurés devraient trancher. Le premier a déjà reçu le Goncourt des lycéens, en 2010, pour Parle ­leur de batailles, de rois et d’éléphants (Actes Sud), le second, le Goncourt du premier roman en 2006, pour Waltenberg (Gallimard).Les Prépondérants, grand roman­-monde, se passe dans une petite ville du Maghreb, au début des années 1920, tandis que Boussole invite à suivre les souvenirs d’un musicologue viennois épris d’Orient. L’ambition littéraire est plus affirmée chez Mathias Enard ; le livre d’Hédi Kaddour apparaît plus grand public.Le jury du prix Goncourt, présidé par Bernard Pivot est, en un sens, invité à rejouer l’affrontement de 2013, quand Au revoir là-­haut (Albin Michel), de Pierre Lemaître, avait été préféré à Arden (Gallimard), un premier roman ambitieux de Frédéric Verger. A l’époque, la balance avait penché, au dernier tour de scrutin, en faveur du titre le plus populaire, au grand bonheur des libraires qui en ont vendu 519 000 exemplaires. Pas sûr cette fois­-ci que les jurés n’arbitrent pas dans le sens inverse.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La romancière Christine Angot a été récompensée lundi 2 novembre par le prix Décembre pour son roman Un amour impossible. L’auteure a été choisie au premier tour par huit voix contre deux à Judith Perrignon (Victor Hugo vient de mourir) et deux à Michaël Ferrier (Mémoires d’outre-mer).Lire la critique du livre :Angot, l’envers de l’enferAvec une dotation de 30 000 euros, le prix Décembre est le mieux doté des prix littéraires d’automne. Ce roman, édité chez Flammarion, s’est déjà vendu à quelque 85 000 exemplaires depuis sa sortie fin août. Malgré un succès critique et commercial, Christine Angot est absente de la sélection finale du Goncourt qui sera remis mardi.La différence de classe au cœur du romanRomancière intransigeante, Christine Angot dérange. Mais chacun de ses livres, qui touchent très souvent au thème de l’inceste dont elle a été la victime, constitue un événement. Un amour impossible raconte l’histoire de la rencontre entre sa mère et son père à la fin des années 1950 à Châteauroux. Rachel, la mère de Christine Angot, était employée à la Sécurité sociale. Son père, Pierre, intellectuellement très brillant, était issu d’une famille parisienne bourgeoise. L’auteure fait sentir avec une incroyable acuité cette différence de classe qui se traduit par une implacable agression sociale.Le jury du prix Décembre se compose de Josyane Savigneau, présidente, Laure Adler, Pierre Bergé (actionnaire à titre personnel du Monde), Michel Crépu, Charles Dantzig, Cécile Guilbert, Patricia Martin, Eric Neuhoff, Dominique Noguez, Amélie Nothomb, Philippe Sollers et Arnaud Viviant.Lire l'entretien :Christine Angot : « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature » Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le 1er janvier 2016, Mein Kampf, le seul livre écrit par Adolf Hitler, tombera dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de son auteur, conformément à la loi. Le Land de Bavière, qui en détient les droits depuis le décès d’Hitler, mort sans héritier, ne pourra plus s’opposer à de nouvelles éditions et traductions.Cette perspective nourrit des inquiétudes et est source de polémiques. Plusieurs personnalités politiques, dont, en France, le chef du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon, s’en sont émues et ont exhorté à ne pas republier Mein Kampf, alors que des éditions critiques du livre sont en projet ou en cours d’élaboration.En Allemagne, une édition critique de 2 000 pages devrait voir le jour le 11 janvier  2016, réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ). En France, ce sont les éditions Fayard qui envisagent une édition scientifique du texte d’Adolf Hitler. L’éditeur en étudie les modalités, un groupe d’historiens a été constitué, mais aucune date de parution n’a été donnée.« Une composante fortement fantasmatique »Ecrit par Adolf Hitler en prison, publié en deux tomes en juillet 1925, puis en décembre 1926, ce manifeste, qui énonce les bases idéologiques du programme nazi et propage un discours antisémite, a été par la suite souvent revu et corrigé. Mensonger et outrancier, Mein Kampf a « une composante fortement fantasmatique », selon l’expression de son traducteur Olivier Mannoni.En 1945, on estimait à 12 millions le nombre d’exemplaires qui avaient été écoulés. Le livre était souvent offert en cadeau de mariage par les dirigeants du IIIe Reich– et les fonctionnaires étaient obligés de l’acheter. Depuis cette date, sa publication à l’état brut est interdite en Allemagne et aux Pays-Bas, mais pas en France, où le livre n’a cependant pas le droit d’être exposé en vitrine d’une librairie.Sa première édition française remonte à 1934, par les Nouvelles Editions latines (NEL), qui étaient proches de l’Action française de Charles Maurras. C’est cette édition qui continue d’être publiée aujourd’hui par NEL. Elle se vend « entre 600 et 700 exemplaires, chaque année » selon cette maison d’édition. L’institut GfK estime à 2 500 le nombre d’exemplaires vendus chaque année en France. Depuis un arrêt de la cour d’appel de Paris en 1979, le livre doit toutefois être accompagné d’un avertissement de huit pages, pour rappeler l’incompatibilité totale entre les thèses racistes qu’il développe et les valeurs de la République.Disponible sur InternetLe livre-pamphlet d’Hitler, qui compte environ 800 pages, est également disponible sur Internet, mais là sans aucune mise en garde. « Toute personne qui veut se procurer Mein Kampf peut le faire sans difficulté, sur le Net, mais cela s’adresse à un public restreint et ce n’est pas un best-seller en France », assure M. Mannoni.Comme le rappelle le traducteur, « Mein Kampf comprend deux dimensions. La première est biographique et totalement mensongère ; Adolf Hitler y raconte sa vie en se présentant comme un héros. La seconde est une exaltation de la suprématie de l’Allemagne et contient des invectives raciales, à l’égard de tous les pays voisins, sauf l’Angleterre. Adolf Hitler exprime un délire complotiste à l’égard des juifs, qu’il accuse de tout contrôler ». Dans son livre délirant, au sens propre, Adolf Hitler apparaît en quelque sorte comme un « héros » wagnérien, pathétique, fou et dangereux.Reste que dans de nombreuses parties du monde, notamment en Amérique latine, au Brésil, dans les pays arabes, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, Mein Kampf est un livre lu ou en tout cas consulté sur Internet, car il existe de nombreuses versions pirates dans presque toutes les langues. Les Etats-Unis n’échappent pas à la règle, la version numérique de Mein Kampf, dans sa version anglaise, fait aussi recette sur Internet.Dans ces conditions, publier une version retraduite, annotée et expliquée de ce livre qui a marqué au fer rouge l’histoire du XXe siècle paraît le meilleur antidote à son contenu. En France, un groupe de jeunes historiens a d’ailleurs émis l’idée d’une édition en ligne, accompagnée d’appareils critiques des chercheurs. La réédition des Décombres de Lucien Rebatet, en collection « Bouquins » (Ed. Robert Laffont, 1 152 pages, 30 €) par Bénédicte Vergez-Chaignon et Pascal Ory, saluée unanimement par la critique, peut aussi servir d’exemple.« Le Journal d’Anne Frank », lui, ne tombera pas dans le domaine publicContrairement à Mein Kampf, Le Journal d’Anne Frank ne tombera pas dans le domaine public au 1er janvier 2016, comme le voudrait le droit de la propriété intellectuelle en France, a révélé, le 6 octobre, Livres Hebdo. LeFonds Anne Frank de Bâle, en Suisse, a expliqué que l’œuvre écrite par la jeune fille juive allemande de 13 ans, entre juin 1942 et août 1944, puis déportée à Bergen-Belsen où elle a trouvé la mort en mars 1945, répondait à une exception. « Si la règle générale est celle des soixante-dix ans post mortem auctoris, de nombreuses exceptions existent, telles que celles relatives aux œuvres posthumes ou aux œuvres composites », a expliqué l’organisme. Il s’est déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires du livre, et le Fonds Anne Frank espère en conserver les droits exclusifs jusqu’en 2030.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Macha Séry A ses lecteurs, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il n’avait rien caché de son cancer depuis quelques mois. L’écrivain Ayerdhal s’est éteint à Bruxelles, en Belgique, mardi 27 octobre, à l’âge de 56 ans. Il fut, avec Pierre Bordage, Serge Lehman et Jean-Marc Ligny, l’un des artisans les plus flamboyant du renouveau de la science-fiction française. En près de vingt-cinq ans et presque autant de livres, il a donné à lire quelques chefs-d’œuvre visionnaires, tels que Demain, une oasis (Fleuve noir, 1992), Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé (J’ai lu, 1997 ; rééd. 2009, Au Diable Vauvert, son éditeur depuis 2004, qui procède depuis à la réédition de son œuvre) ou Etoiles mourantes (avec Jean-Claude Dunyach, J’ai lu, 1999).Né le 26 janvier 1959, Ayerdhal, de son vrai nom Yal Soulier, a grandi dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, la banlieue rouge de Lyon. Son père est l’un des plus grands collectionneurs de SF d’Europe. Il possède, par exemple, l’intégralité des titres parus dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. Ils ont aiguisé son goût pour les sciences. Car pour Ayerdhal, la science-fiction exige de la crédibilité. Un écrivain « ne peut pas se contenter de répandre des poncifs ou des approches obsolètes pour décrire ce qu’il perçoit du monde et permettre au lecteur d’envisager ses devenirs potentiels. Loin d’être un privilège de la littérature d’anticipation, qui, par essence, se doit d’inclure les découvertes scientifiques et les progrès technologiques dans les hypothèses qu’elle met en scène », écrivait-il dans « Le Monde des livres » du 25 mai 2007.Dystopies et space operasTout en exerçant mille et un métiers (moniteur de ski, footballeur professionnel, éducateur, commercial chez L’Oréal, chef d’entreprise), Ayerdhal a toujours écrit. A 28 ans, il se décide enfin à envoyer un manuscrit à un éditeur. La Bohème et l’Ivraie (Fleuve noir, 1990) met en scène un artiste qui se révolte contre un régime politique. Admirateur des Américains Ray Bradbury, Frank Herbert et Norman Spinrad, il signera par la suite d’autres dystopies ainsi que des space operas. Ayerdhal se voyait un peu comme un éclaireur, répétant cette phrase de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Même ancrée sur des planètes improbables, sa fiction est éminemment réaliste et toujours politique. Elle exalte la rebellion libertaire. Ayerdhal tenait, en effet, la science-fiction pour l’héritière de la philosophie et la dernière instance où l’on délibère encore sur l’humanité et son devenir.Depuis Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), Ayerdhal avait migré de la science-fiction au polar. Plutôt, il était parvenu à mixer les deux. Témoin, Bastards (Au Diable Vauvert, 2014), qui débute tel un policier classique avant de basculer dans le surnaturel. Cependant, le romancier venait de renouer avec ses premiers amours, prévoyant d’ajouter un cinquième tome aux aventures d’Eylia, l’héroïne de son cycle « Cybione », employée pour des opérations suicides puisqu’elle ressuscite chaque fois, la mémoire amputée de sa dernière vie. Il n’aura pas eu le temps de l’achever.Tolérance, écologie et partage des richessesD’un genre à l’autre, ses préoccupations liées à la tolérance, à l’écologie et au partage des richesses sont demeurées intactes. Vingt ans après avoir reçu le Grand Prix de l’imaginaire pour Demain, une oasis, en 1993, roman futuriste où des commandos humanitaires enlèvent un médecin à Genève puis l’abandonnent dans un village subsaharien afin qu’il exerce son métier dans des camps de réfugiés, Ayerdhal retrouvait l’Afrique et la dénonciation du pillage de ses ressources naturelles dans le thriller Rainbow Warriors (Au Diable Vauvert, 2013). Une œuvre d’anticipation que l’on peut lire au choix comme une fiction politique, une utopie sociale, un roman d’aventures ou d’espionnage en terre africaine, un ouvrage de vulgarisation sur les barbouzeries dont se rendent coupables les Etats occidentaux afin de protéger leurs intérêts. L’argument ? Une armée de 5 000 LGBT (lesbiennes, gays, bis, transsexuels) originaires des cinq continents se forme pour renverser une dictature homophobe qui brade ses cultures et son sous-sol à des multinationales.Militant de la cause des auteurs, Ayerdhal avait fondé en octobre 2000 le collectif Le droit du Serf pour faire respecter leur droit à jouir décemment de leurs œuvres.Macha SéryJournaliste au Monde require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Damien LeloupJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. » En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.Sortir d’un monde « exigu »Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com. Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. » L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est “bankable”, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. » Piqûres de rappelLibres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique.Aline LeclercJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter JEUNESSE. « Paloma et le vaste monde », de Véronique Ovaldé et Jeanne ­DetallanteJeune fille à « l’imagination encombrante », Paloma, le personnage principal de cet album, vit avec sa mère et ses deux sœurs. Son père, pilote d’avion, a disparu lors d’une tempête au-dessus du triangle des Bermudes et, « depuis, plus personne ne bouge [ait] du petit appartement de la rue du Capitole ». Mais, dans les yeux de Paloma, il y a quelque chose de différent. Quelque chose qui crie, qui hurle, qui veut franchir les sept collines qui entourent la petite ville de Camerone : le désir de l’aventure, du « vaste monde » qu’elle devine en regardant sa collection de boules de neige, celles que son père rapportait à sa mère.Pépite 2015 de l’album au Salon du livre jeunesse de Seine-Saint-Denis (du 2 au 7 décembre), Paloma et le vaste monde rappelle aux parents comme aux enfants qu’il ne faut pas avoir peur. Ni de partir ni de sortir. Publié il y a quelques semaines, ce beau livre de Véronique Ovaldé et Jeanne Detallante nous redit en effet l’essentiel – d’une manière entre-temps devenue tristement opportune. Non, derrière les collines, il n’y a pas « rien du tout ». Il y a le grand cirque itinérant du monde.Bercé par le charme coloré et mexicain des illustrations de Jeanne Detallante, le récit de Véronique Ovaldé parvient à enchanter son jeune lecteur sans jamais l’inquiéter. Une vraie réussite. Sincère et salutaire. Nils C. Ahl Paloma et le vaste monde, de Véronique Ovaldé et Jeanne ­Detallante (illustrations), Actes Sud Junior, 40 p., 16 €. Dès 6 ans.ROMAN. « Cordelia la Guerre », de Marie CosnayMarie Cosnay, précipitant les personnages du Roi Lear dans notre quotidien ­décousu au rythme d’un polar déjanté, nous embarque au présent de la narration, à deux pas du Carrefour Market de la rue Alsace-Lorraine, dans «  la ville basse  » qui ressemble à la nôtre, à entendre un jeune type hurler dans son téléphone «  que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que toujours rien  ». Quel rapport entre Shakespeare et Pôle emploi ? Entre la clique du roi Lear reconverti dans la finance et l’enquête sur une série de meurtres en Cadillac que mène un commissaire qui manque d’air, accroché à sa Ventoline ? ­Le rapport est l’enjeu du livre, évidemment  : le rapport au tragique que notre quotidien éthéré prétend gommer, ou comment retrouver le lien entre la poésie qui hante le monde, les intérêts qui le commandent et la misère qui le submerge. Publié par une nouvelle et excellente maison d’édition au nom prédestiné, L’Ogre, Cordelia la Guerre est de ces livres qu’on lira et relira loin au-delà des dates de péremption de la rentrée littéraire. Ils ne sont pas si nombreux. Bertrand Leclair Cordelia la Guerre, de Marie Cosnay, L’Ogre, 368 p., 21 €.BD. « Les Intrus », d’Adrian TomineAuteur rare dont l’œuvre, mêlant mélancolie et expérimentations graphiques, évoque fortement celle de ses mentors et compatriotes Chris Ware et Daniel Clowes, l’Américain Adrian Tomine revient en force sur le devant de la scène avec un ensemble de six nouvelles explorant les affres de la vie contemporaine. Le premier récit raconte l’acharnement d’un jardinier à faire prospérer une nouvelle discipline artistique de son invention, « l’hortisculpture » (ou comment transformer des plantes en œuvres). Le second décrit le quotidien d’une jeune femme dont le malheur est d’être le sosie d’une star du porno. Dans le troisième, un couple formé à la suite d’une réunion des Alcooliques anonymes tente d’avancer au milieu des méandres chahutés de l’existence. Changeant de style d’une histoire à l’autre, ne s’embarrassant guère de trouver une chute à l’issue de chacune, Tomine ausculte les profondeurs de l’âme, remue les questions d’identité, dézingue les mécanismes sociaux et parvient à faire rire, ou plutôt sourire, entre deux poussées de spleen. Rarement un auteur de bande dessinée ne s’était autant rapproché de ce maître du format court qu’était Raymond Carver. Frédéric Potet Les Intrus, d’Adrian Tomine, Cornélius, 120 p., 23,50 €.BEAU LIVRE. « L’Art et l’histoire de la caricature », de Laurent Baridon et Martial GuédronCharge graphique fondée sur la déformation des traits des personnages auxquels elle s’attaque, la caricature possède une longue histoire. Superbement illustré, cet ouvrage en retrace les étapes de l’Antiquité à nos jours, allant chercher ses exemples dans l’Europe entière. Pour l’époque contemporaine, les journaux satiriques sont à l’honneur, du bavarois Simplicissimus au russe Krokodil et de L’Assiette au beurre au Canard enchaîné. Un régal visuel et intellectuel. Pierre Karila-Cohen L’Art et l’histoire de la caricature, de Laurent Baridon et Martial Guédron, Citadelles & Mazenod, 320 p., 49 €. Macha Séry A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €.Macha SéryJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Pauline Croquet C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros.Pauline CroquetJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. ForumLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règneLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { 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"", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 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récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le Prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard, pour Boussole (Actes Sud). Etaient également en lice Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (POL), Les Prépondérants d’Hédi Kaddour (Gallimard, Grand Prix du roman de l’Académie) et Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan (Stock).Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleTrois ans après Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c’est la troisième fois de leur histoire que les éditions Actes Sud voient un de leurs romans distingué à la suite des délibérations au restaurant Drouant.Annoncé dans la foulée, et dans le même établissement parisien, le prix Renaudot est revenu à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie (JC Lattès).Un roman à deux pôlesBoussole est le dixième livre de Mathias Enard, né à Niort en 1972, diplômé de persan et d’arabe, qui a beaucoup voyagé au Liban, en Syrie et en Turquie, notamment, et dont toute l’œuvre porte la trace de sa passion pour cette partie du monde. Entré en littérature en 2003 avec La Perfection du tir (Actes Sud), où l’on se tenait au plus près d’un sniper, dans un pays ressemblant furieusement au Liban, il s’est imposé comme l’un des grands auteurs de sa génération grâce à son quatrième roman, Zone (Actes Sud, 2008), tour de force sans point, embrassant l’histoire du XXe siècle sur le bassin méditerranéen, récompensé par (entre autres) le prix Décembre et le prix du livre Inter.En 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants lui avait valu le prix Goncourt des lycéens. Deux ans plus tard, Rue des voleurs avait été distingué par le prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient, autre surgeon du célèbre prix.Mais le Goncourt tout court revient donc à Boussole, un roman qui brasse les lieux, les époques, les personnages et les langues, au fil d’une nuit d’insomnie, celle qui frappe son narrateur, Franz Ritter, un musicologue viennois. Entre 23 heures et 7 heures, il ressasse ainsi sa vie et ses obsessions. Elles le font remonter jusqu’au XIXe siècle, pour ranimer de hautes figures de l’orientalisme – Franz est en effet l’un de leurs héritiers, spécialiste des influences venues de Turquie, et de bien au-delà, sur la musique dite « occidentale ».Dans leurs pas, et avançant de références savantes en souvenirs de voyages et réminiscences de colloques (qui offrent parfois des tableaux très drôles du monde universitaire), il entraîne le lecteur à Istanbul, Téhéran, Damas, Alep… En plus de l’Orient (même si Enard n’oublie jamais ce que cette notion a de fictionnel), Boussole a un deuxième pôle, aussi rêvé et insaisissable que le premier : Sarah, la femme à laquelle tout ramène Franz, à la fois érudite et aventurière, éternellement ailleurs.Echos de l’actualitéRoman de l’altérité, sensuel et savant, gonflé de références, même si l’auteur a l’humour et l’intelligence de moquer gentiment la pédanterie de Franz, Boussole est un très beau livre qui prend le risque d’égarer parfois son lecteur, avec les volutes que dessinent les phrases, à mesure que le narrateur pense, dérive, somnole, lit, revient à lui…C’est un texte, aussi, profondément habité par la mélancolie, parce que les idéaux des personnages sont tous violemment balayés par les échos de l’actualité immédiate qui s’y font entendre – guerre en Syrie, destruction de Palmyre… Il est, du reste, dédié « aux Syriens ».Venant tordre une bonne fois pour toutes le cou aux idées reçues sur une littérature française censément autocentrée, chaque page de ce Goncourt 2015 vient sortir le lecteur de lui-même, le confronter à une infinité de sujets et de personnages dont il ignorait tout, pour les lui rendre proches.Lire la note de blog : La cohue du Prix Goncourt : « Ils se battent pour l’avoir en photo alors qu’il est sur Google »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les prix Goncourt se suivent et promettent de se ressembler. Pour succéder à la romancière Lydie Salvaire, lauréate surprise en 2014 pour Pas pleurer (Seuil), qui s’est vendu à 282 000 exemplaires, les jurés ont retenu quatre titres. Tous présentent pour caractéristique principale d’être à la fois très littéraires et haut de gamme. Il s’agit aussi de livres assez volumineux, qui demanderont aux lecteurs de la concentration pour y plonger.Les jeux sont très ouverts, cette année, surtout après l’élimination, lors de la dernière sélection, de 2084, de Boualem Sansal (Gallimard) qui faisait figure de favori, étant présent sur toutes les listes des grands prix d’automne.Une femme et trois hommes sont donc désormais en compétition pour le prix littéraire le plus couru de France, qui sera décerné mardi, à 13 heures, au restaurant Drouant, à Paris. Le secrétaire général Didier Decoin annoncera le nom du lauréat sur les marches de l’escalier menant au salon du premier étage, où les jurés délibèrent, juste à côté de leurs collègues du Renaudot.« Boussole » et « Les Prépondérants » se démarquentPrésentée comme outsider, Nathalie Azoulai, avec Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L, 320 p., 17,90 €), a écrit le seul roman qui ne traite pas de l’Orient, sauf à rappeler que Bérénice est une reine de Palestine. Mais c’est surtout l’apprentissage du jeune Jean Racine qui constitue la trame de cet ouvrage où le latin de l’Enéide est mis en valeur.Deuxième outsider, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan devient romancier avec Ce pays qui te ressemble (Stock, 540 p., 22,50 €). Il décrit avec charme la capitale égyptienne, Le Caire, sa ville natale. Des portraits de femmes fortes et libres dominent cet ouvrage. Ce serait aussi le premier prix décerné à Stock, depuis… 1930.Mais c’est entre Boussole (Actes Sud, 400 p., 21,80 €) de Mathias Enard et Les Prépondérants (Gallimard, 464 p.) d’Hédi Kaddour que les jurés devraient trancher. Le premier a déjà reçu le Goncourt des lycéens, en 2010, pour Parle ­leur de batailles, de rois et d’éléphants (Actes Sud), le second, le Goncourt du premier roman en 2006, pour Waltenberg (Gallimard).Les Prépondérants, grand roman­-monde, se passe dans une petite ville du Maghreb, au début des années 1920, tandis que Boussole invite à suivre les souvenirs d’un musicologue viennois épris d’Orient. L’ambition littéraire est plus affirmée chez Mathias Enard ; le livre d’Hédi Kaddour apparaît plus grand public.Le jury du prix Goncourt, présidé par Bernard Pivot est, en un sens, invité à rejouer l’affrontement de 2013, quand Au revoir là-­haut (Albin Michel), de Pierre Lemaître, avait été préféré à Arden (Gallimard), un premier roman ambitieux de Frédéric Verger. A l’époque, la balance avait penché, au dernier tour de scrutin, en faveur du titre le plus populaire, au grand bonheur des libraires qui en ont vendu 519 000 exemplaires. Pas sûr cette fois­-ci que les jurés n’arbitrent pas dans le sens inverse.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter La romancière Christine Angot a été récompensée lundi 2 novembre par le prix Décembre pour son roman Un amour impossible. L’auteure a été choisie au premier tour par huit voix contre deux à Judith Perrignon (Victor Hugo vient de mourir) et deux à Michaël Ferrier (Mémoires d’outre-mer).Lire la critique du livre :Angot, l’envers de l’enferAvec une dotation de 30 000 euros, le prix Décembre est le mieux doté des prix littéraires d’automne. Ce roman, édité chez Flammarion, s’est déjà vendu à quelque 85 000 exemplaires depuis sa sortie fin août. Malgré un succès critique et commercial, Christine Angot est absente de la sélection finale du Goncourt qui sera remis mardi.La différence de classe au cœur du romanRomancière intransigeante, Christine Angot dérange. Mais chacun de ses livres, qui touchent très souvent au thème de l’inceste dont elle a été la victime, constitue un événement. Un amour impossible raconte l’histoire de la rencontre entre sa mère et son père à la fin des années 1950 à Châteauroux. Rachel, la mère de Christine Angot, était employée à la Sécurité sociale. Son père, Pierre, intellectuellement très brillant, était issu d’une famille parisienne bourgeoise. L’auteure fait sentir avec une incroyable acuité cette différence de classe qui se traduit par une implacable agression sociale.Le jury du prix Décembre se compose de Josyane Savigneau, présidente, Laure Adler, Pierre Bergé (actionnaire à titre personnel du Monde), Michel Crépu, Charles Dantzig, Cécile Guilbert, Patricia Martin, Eric Neuhoff, Dominique Noguez, Amélie Nothomb, Philippe Sollers et Arnaud Viviant.Lire l'entretien :Christine Angot : « Il n’y a pas de vérité hors de la littérature » Le 1er janvier 2016, Mein Kampf, le seul livre écrit par Adolf Hitler, tombera dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de son auteur, conformément à la loi. Le Land de Bavière, qui en détient les droits depuis le décès d’Hitler, mort sans héritier, ne pourra plus s’opposer à de nouvelles éditions et traductions.Cette perspective nourrit des inquiétudes et est source de polémiques. Plusieurs personnalités politiques, dont, en France, le chef du Parti de gauche Jean-Luc Mélenchon, s’en sont émues et ont exhorté à ne pas republier Mein Kampf, alors que des éditions critiques du livre sont en projet ou en cours d’élaboration.En Allemagne, une édition critique de 2 000 pages devrait voir le jour le 11 janvier  2016, réalisée sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ). En France, ce sont les éditions Fayard qui envisagent une édition scientifique du texte d’Adolf Hitler. L’éditeur en étudie les modalités, un groupe d’historiens a été constitué, mais aucune date de parution n’a été donnée.« Une composante fortement fantasmatique »Ecrit par Adolf Hitler en prison, publié en deux tomes en juillet 1925, puis en décembre 1926, ce manifeste, qui énonce les bases idéologiques du programme nazi et propage un discours antisémite, a été par la suite souvent revu et corrigé. Mensonger et outrancier, Mein Kampf a « une composante fortement fantasmatique », selon l’expression de son traducteur Olivier Mannoni.En 1945, on estimait à 12 millions le nombre d’exemplaires qui avaient été écoulés. Le livre était souvent offert en cadeau de mariage par les dirigeants du IIIe Reich– et les fonctionnaires étaient obligés de l’acheter. Depuis cette date, sa publication à l’état brut est interdite en Allemagne et aux Pays-Bas, mais pas en France, où le livre n’a cependant pas le droit d’être exposé en vitrine d’une librairie.Sa première édition française remonte à 1934, par les Nouvelles Editions latines (NEL), qui étaient proches de l’Action française de Charles Maurras. C’est cette édition qui continue d’être publiée aujourd’hui par NEL. Elle se vend « entre 600 et 700 exemplaires, chaque année » selon cette maison d’édition. L’institut GfK estime à 2 500 le nombre d’exemplaires vendus chaque année en France. Depuis un arrêt de la cour d’appel de Paris en 1979, le livre doit toutefois être accompagné d’un avertissement de huit pages, pour rappeler l’incompatibilité totale entre les thèses racistes qu’il développe et les valeurs de la République.Disponible sur InternetLe livre-pamphlet d’Hitler, qui compte environ 800 pages, est également disponible sur Internet, mais là sans aucune mise en garde. « Toute personne qui veut se procurer Mein Kampf peut le faire sans difficulté, sur le Net, mais cela s’adresse à un public restreint et ce n’est pas un best-seller en France », assure M. Mannoni.Comme le rappelle le traducteur, « Mein Kampf comprend deux dimensions. La première est biographique et totalement mensongère ; Adolf Hitler y raconte sa vie en se présentant comme un héros. La seconde est une exaltation de la suprématie de l’Allemagne et contient des invectives raciales, à l’égard de tous les pays voisins, sauf l’Angleterre. Adolf Hitler exprime un délire complotiste à l’égard des juifs, qu’il accuse de tout contrôler ». Dans son livre délirant, au sens propre, Adolf Hitler apparaît en quelque sorte comme un « héros » wagnérien, pathétique, fou et dangereux.Reste que dans de nombreuses parties du monde, notamment en Amérique latine, au Brésil, dans les pays arabes, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, Mein Kampf est un livre lu ou en tout cas consulté sur Internet, car il existe de nombreuses versions pirates dans presque toutes les langues. Les Etats-Unis n’échappent pas à la règle, la version numérique de Mein Kampf, dans sa version anglaise, fait aussi recette sur Internet.Dans ces conditions, publier une version retraduite, annotée et expliquée de ce livre qui a marqué au fer rouge l’histoire du XXe siècle paraît le meilleur antidote à son contenu. En France, un groupe de jeunes historiens a d’ailleurs émis l’idée d’une édition en ligne, accompagnée d’appareils critiques des chercheurs. La réédition des Décombres de Lucien Rebatet, en collection « Bouquins » (Ed. Robert Laffont, 1 152 pages, 30 €) par Bénédicte Vergez-Chaignon et Pascal Ory, saluée unanimement par la critique, peut aussi servir d’exemple.« Le Journal d’Anne Frank », lui, ne tombera pas dans le domaine publicContrairement à Mein Kampf, Le Journal d’Anne Frank ne tombera pas dans le domaine public au 1er janvier 2016, comme le voudrait le droit de la propriété intellectuelle en France, a révélé, le 6 octobre, Livres Hebdo. LeFonds Anne Frank de Bâle, en Suisse, a expliqué que l’œuvre écrite par la jeune fille juive allemande de 13 ans, entre juin 1942 et août 1944, puis déportée à Bergen-Belsen où elle a trouvé la mort en mars 1945, répondait à une exception. « Si la règle générale est celle des soixante-dix ans post mortem auctoris, de nombreuses exceptions existent, telles que celles relatives aux œuvres posthumes ou aux œuvres composites », a expliqué l’organisme. Il s’est déjà vendu plus de 30 millions d’exemplaires du livre, et le Fonds Anne Frank espère en conserver les droits exclusifs jusqu’en 2030.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Service culture Le Grand Prix du roman de l’Académie française a été attribué, jeudi 29 octobre, ex-aequo à Hédi Kaddour pour Les Prépondérants et à Boualem Sansal pour 2084 (publiés tous deux chez Gallimard). C’est la troisième fois de son histoire que le Grand Prix, qui fête son centenaire, vient récompenser simultanément deux ouvrages. Le troisième roman en lice était Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier, prix littéraire du Monde).Lire aussi :Boualem Sansal : « L’islam s’est mondialisé, il a un coup d’avance »Boualem Sansal était présenté depuis des semaines comme archi-favori pour le prix Goncourt ; son éviction du carré des finalistes, mardi 27 octobre, avait semblé le transformer en récipiendaire annoncé du prix de l’Académie. Hédi Kaddour, pour sa part, est encore dans la course pour le Goncourt. Goût du romanesqueS’ils partagent la même couverture crème de Gallimard, ces deux romans n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le goût du romanesque. 2084 est une dystopie, manière de suite au 1984, de George Orwell. Elle a pour décor l’Abistan, immense empire dévoué à Abi, messager de Yölah sur terre, qui maintient sa population dans la soumission et l’amnésie.Avec 2084, l’un des grands succès de librairie de cette rentrée, l’écrivain algérien Boualem Sansal, en délicatesse de longue date avec son pays (dans lequel il vit toujours), livre une parabole cauchemardesque sur l’instrumentalisation politique de l’islam.Les Prépondérants est un grand roman-monde sur les années 1920, situé essentiellement dans un protectorat du Maghreb, qui encapsule les enjeux d’une époque (prémices de la décolonisation, montée des périls en Europe…) tout en brassant les genres littéraires – roman d’aventures, d’amour, de formation, comédie de mœurs…L’obtention du Grand Prix de l’Académie, même partagé, sera-t-il un obstacle à l’obtention du Goncourt par Hédi Kaddour ? Le cas d’un doublé s’est déjà présenté, ainsi avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006). Et comme les jurys des grands prix semblent décidés à surprendre leur monde, rien ne semble exclu.Service cultureJournaliste au Monde Roman noir. « Ce monde disparu », de Dennis LehaneLe titre du nouveau livre de Dennis Lehane, Ce monde disparu, en présage la nature crépusculaire et même fantomatique. Le mafieux de Tampa (Floride) Joseph Coughlin est de retour en cet hiver 1942-1943, plus mélancolique que jamais, au terme de ce qui s’apparente à une trilogie historique, commencée avec Un pays à l’aube (Rivages, 2009). Meurtres, trahisons, chantages, vengeances… Du premier au troisième volet, d’une guerre mondiale à la suivante, un trait demeure : personne n’est innocent chez Lehane. L’Amérique est coupable des haines qu’elle entretient et des violences qu’elle perpétue par la ségrégation et la corruption. D’un guet-apens dans une pâtisserie à une exécution dans un champ de canne à sucre, Ce monde disparu, porté jusqu’au bout par le suspense, est le roman noir le plus élégiaque et le plus tragique, à ce jour, de l’auteur de Mystic River et de Gone Baby Gone (Rivages, 2003 et 2005). C’est la fresque d’un désastre collectif, où tout le monde finit orphelin. Y compris le lecteur, qui voit peu à peu disparaître les parrains de la pègre dont il avait suivi les agissements criminels ainsi que les emballements du cœur. Macha Séry Ce monde disparu (World Gone By), de Dennis Lehane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, Rivages, « Thriller », 348 p., 21 €.Roman. « Villa des femmes », de Charif MajdalaniVilla des femmes est le dernier volet du triptyque que consacre Charif Majdalani aux décennies 1960-1970 et au basculement du Liban dans la guerre civile. Il prend cette fois pour protagonistes des femmes, livrées à elles-mêmes après la mort du patriarche de cette prospère famille chrétienne. C’est le gardien de la belle maison des Hayek qui raconte, voyant venir depuis son porche la fin du monde ancien, tandis qu’à l’intérieur la veuve et la sœur du défunt se chamaillent sans comprendre que le pays sombre dans le chaos, et que la fille Hayek, Karine, refuse de quitter ses habits de riche héritière lasse de la vulgarité du monde. A travers cette galerie de portraits sur fond de guerre civile naissante se dessine peu à peu un tableau ironique et touchant, celui d’une communauté tirée de force de sa quiétude bourgeoise. Pourtant, comme les précédents textes de Charif Majdalani, Villa des femmes, avec sa langue classique et ses longues phrases, ne verse jamais complètement dans la satire, pas plus que dans l’hommage nostalgique. Villa des femmes est sans doute le plus beau roman de Charif Majdalani à ce jour. Violaine Morin Villa des femmes, de Charif Majdalani, Seuil, 288 p., 18 €.Récit. « Rien où poser sa tête », de Françoise FrenkelPublié en Suisse en 1945, découvert par hasard en 2010 dans un stock de livres d’occasion à Nice, Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, est l’une des belles surprises de cet automne. C’est un formidable témoignage sur la façon dont une femme, juive et polonaise, a pu vivre, en France, de 1939 à 1943, les années de guerre, et réussir à échapper aux persécutions grâce aux « hommes de bonne volonté ». Récit haletant, au tempo et à l’intensité proprement romanesques, son sens reste suffisamment ouvert pour que chacun y puise la matière d’une réflexion sur hier et aujourd’hui, ou y trouve des échos aux interrogations que sa propre sensibilité soulève. Ce texte magnifique et généreux contextualise, nuance et explique les comportements des uns et des autres, comme seule sans doute la littérature sait le faire. Il est une analyse au microscope de ce que peut être la France en temps « de crise aiguë », à la lumière de la part la plus humaniste d’une certaine « pensée française ». Florence Bouchy Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel, Gallimard, « L’arbalète », 304 p., 16,90 €. Macha Séry A ses lecteurs, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il n’avait rien caché de son cancer depuis quelques mois. L’écrivain Ayerdhal s’est éteint à Bruxelles, en Belgique, mardi 27 octobre, à l’âge de 56 ans. Il fut, avec Pierre Bordage, Serge Lehman et Jean-Marc Ligny, l’un des artisans les plus flamboyant du renouveau de la science-fiction française. En près de vingt-cinq ans et presque autant de livres, il a donné à lire quelques chefs-d’œuvre visionnaires, tels que Demain, une oasis (Fleuve noir, 1992), Parleur ou les chroniques d’un rêve enclavé (J’ai lu, 1997 ; rééd. 2009, Au Diable Vauvert, son éditeur depuis 2004, qui procède depuis à la réédition de son œuvre) ou Etoiles mourantes (avec Jean-Claude Dunyach, J’ai lu, 1999).Né le 26 janvier 1959, Ayerdhal, de son vrai nom Yal Soulier, a grandi dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux, la banlieue rouge de Lyon. Son père est l’un des plus grands collectionneurs de SF d’Europe. Il possède, par exemple, l’intégralité des titres parus dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. Ils ont aiguisé son goût pour les sciences. Car pour Ayerdhal, la science-fiction exige de la crédibilité. Un écrivain « ne peut pas se contenter de répandre des poncifs ou des approches obsolètes pour décrire ce qu’il perçoit du monde et permettre au lecteur d’envisager ses devenirs potentiels. Loin d’être un privilège de la littérature d’anticipation, qui, par essence, se doit d’inclure les découvertes scientifiques et les progrès technologiques dans les hypothèses qu’elle met en scène », écrivait-il dans « Le Monde des livres » du 25 mai 2007.Dystopies et space operasTout en exerçant mille et un métiers (moniteur de ski, footballeur professionnel, éducateur, commercial chez L’Oréal, chef d’entreprise), Ayerdhal a toujours écrit. A 28 ans, il se décide enfin à envoyer un manuscrit à un éditeur. La Bohème et l’Ivraie (Fleuve noir, 1990) met en scène un artiste qui se révolte contre un régime politique. Admirateur des Américains Ray Bradbury, Frank Herbert et Norman Spinrad, il signera par la suite d’autres dystopies ainsi que des space operas. Ayerdhal se voyait un peu comme un éclaireur, répétant cette phrase de Sartre : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. » Même ancrée sur des planètes improbables, sa fiction est éminemment réaliste et toujours politique. Elle exalte la rebellion libertaire. Ayerdhal tenait, en effet, la science-fiction pour l’héritière de la philosophie et la dernière instance où l’on délibère encore sur l’humanité et son devenir.Depuis Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), Ayerdhal avait migré de la science-fiction au polar. Plutôt, il était parvenu à mixer les deux. Témoin, Bastards (Au Diable Vauvert, 2014), qui débute tel un policier classique avant de basculer dans le surnaturel. Cependant, le romancier venait de renouer avec ses premiers amours, prévoyant d’ajouter un cinquième tome aux aventures d’Eylia, l’héroïne de son cycle « Cybione », employée pour des opérations suicides puisqu’elle ressuscite chaque fois, la mémoire amputée de sa dernière vie. Il n’aura pas eu le temps de l’achever.Tolérance, écologie et partage des richessesD’un genre à l’autre, ses préoccupations liées à la tolérance, à l’écologie et au partage des richesses sont demeurées intactes. Vingt ans après avoir reçu le Grand Prix de l’imaginaire pour Demain, une oasis, en 1993, roman futuriste où des commandos humanitaires enlèvent un médecin à Genève puis l’abandonnent dans un village subsaharien afin qu’il exerce son métier dans des camps de réfugiés, Ayerdhal retrouvait l’Afrique et la dénonciation du pillage de ses ressources naturelles dans le thriller Rainbow Warriors (Au Diable Vauvert, 2013). Une œuvre d’anticipation que l’on peut lire au choix comme une fiction politique, une utopie sociale, un roman d’aventures ou d’espionnage en terre africaine, un ouvrage de vulgarisation sur les barbouzeries dont se rendent coupables les Etats occidentaux afin de protéger leurs intérêts. L’argument ? Une armée de 5 000 LGBT (lesbiennes, gays, bis, transsexuels) originaires des cinq continents se forme pour renverser une dictature homophobe qui brade ses cultures et son sous-sol à des multinationales.Militant de la cause des auteurs, Ayerdhal avait fondé en octobre 2000 le collectif Le droit du Serf pour faire respecter leur droit à jouir décemment de leurs œuvres.Macha SéryJournaliste au Monde require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Damien LeloupJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtAlain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini et Benoît Vitkine En décernant, le mois dernier, le prix Nobel de littérature à la Biélorusse Svetlana Alexievitch, l’Académie suédoise récompensait une œuvre qui explore les traces laissées dans les consciences par les grandes catastrophes du siècle soviétique (seconde guerre mondiale, guerre en Afghanistan, Tchernobyl, éclatement de l’URSS).Lire aussi :Le prix Nobel de littérature attribué à la Biélorusse Svetlana Alexievitch« Le Monde » a rencontré l’écrivaine lors de son passage à Paris. Voici quelques extraits de cet entretien, au cours duquel, très critique sur la politique menée par Vladimir Poutine, elle dépeint la nostalgie de l’époque soviétique qui prévaut en Russie, les déceptions de la transition démocratique et le renouveau nationaliste imposé par le président russe.Vous parlez du « monde russe ». C’est aussi l’expression qu’utilise Vladimir Poutine pour désigner l’espace russophone hors des frontières de la Russie, envers lequel il aurait une responsabilité. Vous, écrivaine biélorusse de langue russe, vous reconnaissez-vous dans ce concept ?J’ai trois racines : des racines ukrainiennes, des racines biélorusses et la culture russe. Sans la culture et la philosophie russes, je ne serais pas ce que je suis, et je n’aurais pas écrit La Supplication. Mon « monde russe » est très différent de celui de Poutine, c’est celui de Chostakovitch, Dostoïevski, Tchekhov, Rostropovitch, Herzen… Quant au monde russe auquel j’aspire, il passe par un soutien accru à l’Ukraine de la part des Occidentaux.La réussite de l’Ukraine, sa transformation, serait le meilleur argument contre les discours de Poutine. J’ai toujours considéré que la guerre dans le Donbass était une agression militaire contre l’Ukraine, une occupation. Il n’y a aucun doute sur le fait que, sans Poutine, il n’y aurait aucune guerre civile sur ce territoire. On pourrait amener cinq camions de kalachnikovs en Biélorussie et le même scénario se produirait : on trouve toujours des gens prêts à tirer.Le cas de la Crimée est plus compliqué. Je connais des gens qui, en entendant la nouvelle du rattachement, ont pleuré de joie. Mais, pour savoir ce que pense réellement la population, il faudrait des élections libres. Là, les Russes sont simplement arrivés et se sont emparés du territoire.Existe-t-il un « poutinisme », une idéologie poutinienne ?En 1991, le peuple s’est réveillé dans un pays nouveau et incompréhensible. Et il s’est tu. Puis, quand les usines ont fermé, quand les gens n’ont plus eu à manger que des pommes de terre, ils se sont mis à détester les « merdocrates libéraux ».Après vingt ans de silence, Poutine est arrivé : « Nos seuls amis, ce sont l’armée et la flotte », a-t-il dit. Et tout l’argent du pétrole et du gaz est parti pour l’armée. Il n’a pas dit que l’on devait être fiers d’une quelconque démocratie, il a seulement parlé de la Grande Russie, du respect qui lui était dû…Cette idéologie poutinienne produit-elle déjà un effet sur l’homme russe ?Oui. Je ne reconnais pas les gens, j’ai perdu certains de mes amis. On n’a pas fait assez attention aux premiers symptômes, à tous ces films qui passent à la télé sur la Tcheka [l’ancienne police politique], sur Staline… On essaie même de justifier l’action de Beria [chef du NKVD, successeur de la Tcheka, de 1938 à 1953].A Perm, un musée consacré aux victimes de la répression a été transformé en « musée des travailleurs du goulag », c’est-à-dire des gardiens ! Tout ne vient pas du haut, de Poutine ; certaines initiatives viennent d’en bas, du peuple.Les jeunes m’étonnent particulièrement. Ils conduisent de belles voitures, portent de beaux costumes, mais ils restent des esclaves. Cette génération de l’après-1990 soutient fortement Poutine, elle reprend ses discours sur l’humiliation, sur le besoin d’un leader fort. Nous, on imaginait que des gens différents apparaîtraient, des gens libres.Cette mentalité tient beaucoup à ce que leur racontent leurs parents sur la santé gratuite, l’éducation, l’ascenseur social soviétique… Peut-être qu’il faut attendre encore. Ou bien peut-être faut-il d’abord, pour que disparaisse cette mentalité d’esclave, que ceux d’en haut changent…Pendant l’époque soviétique, vous sentiez-vous appartenir à la société communiste ? Partagez-vous la nostalgie de vos personnages, de vos héros, pour l’esprit de sacrifice, l’altruisme, le mépris de l’argent ?Je me sentais déjà à la marge, mais c’était le seul monde que je connaissais. Les gens étaient doubles, à l’époque. Ils étaient prêts à faire la queue pour acheter des recueils de poèmes d’Anna Akhmatova. Mais c’étaient les mêmes qui écrivaient des dénonciations, qui étaient surveillants dans les camps.On aimerait que le mal soit une chose simple : Beria, Staline… Mais le mal est quelque chose de plus diffus, d’éparpillé en chacun de nous. C’est pour cela que j’écris, pas pour étaler un catalogue d’horreurs, pour accabler les lecteurs, mais pour que chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver. Ce sont des choix de chaque instant : on te dit d’aller à une manifestation de soutien à Poutine, pose-toi des questions !Lire l'intégralité de l'interview :Svetlana Alexievitch : « La liberté, c’est un travail long et pénible »Benoît VitkineJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au Monde Le prix Médicis a été attribué à Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L). Le Médicis étranger distingue Encore, du turc Hakan Günday (Galaade) et le Médicis essai, Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil).Titus n’aimait pas Bérénice est le sixième livre de Nathalie Azoulai, après cinq textes ancrés dans notre époque au point de prendre l’allure de romans « sociétaux » – qu’ils évoquent la maternité, comme Mère agitée (Seuil, 2002) et Les Filles ont grandi (Flammarion, 2010), ou qu’il y soit question de racisme et d’antisémitisme, comme dans Les Manifestations (Seuil, 2005).Dans ce nouvel ouvrage, en revanche, l’ancienne normalienne et agrégée imagine une femme d’aujourd’hui, quittée par son amant, marié et décidé à rester avec sa femme en dépit de son amour pour sa maîtresse. S’abreuvant aux vers de Racine, elle décide de « quitter son temps, son époque », et de se plonger dans la vie de l’écrivain pour « construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes » : « Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée », écrit Nathalie Azoulai.« Empoigner le marbre »Ainsi se lance-t-elle dans le récit (romancé) de l’existence de Racine, ses années de formation à Port-Royal, l’enseignement de ses maîtres jansénistes, la découverte de la traduction du latin, où il va progressivement forger sa propre langue si étonnante, jusqu’à finir par donner, au fil de ses douze tragédies, « un idiome à la France ». Elle imagine comment Racine a réussi à devenir « l’endroit où le masculin s’approche au plus près du féminin » en inventant des sortes de séances de confession, sans dimension religieuse, où des femmes racontent au grand homme les effets sur elle du chagrin amoureux…Si la structure à deux niveaux – l’histoire de Bérénice la délaissée d’aujourd’hui, et celle de Racine – ne convainc pas tout à fait, il y a dans Titus n’aimait pas Bérénice quelques pages superbes, des phrases dépouillées et pourtant d’une grande force. Une volonté de fouiller l’histoire et la langue pour réussir à « empoigner le marbre » de la statue du tragédien, et lui donner chair, lui insuffler de la vie.Un roman turc dans la peau d’un « passeur »Distingué par le Médicis étranger, Hakan Günday, né en 1976, est l’auteur de huit romans. Il raconte que l’idée d’Encore (traduit par Jean Descat), paru en Turquie il y a deux ans, lui est venue en lisant dans un journal un article sur l’arrestation d’une bande qui fabriquait des faux gilets de sauvetage ne flottant pas, destinés aux clandestins qui tentent de gagner l’Europe sur des rafiots de fortune depuis la côte turque. Encore est donc un roman qui immerge le lecteur dans le milieu des passeurs et de leur « business », sur les pas de Gazâ qui, à 9 ans, a hérité de l’entreprise de son père « spécialisée » dans le transport de migrants.Lire aussi :Flâneries stambouliotesAvec Nicole Lapierre, plongée intime dans une familleDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ».Lire aussi :Nicole Lapierre esquive la mortRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ?Lire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faibleLire aussi :Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le MansVendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 ForumLes Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le MansQui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Cette semaine, « Le Monde des livres » sélectionne les ouvrages de Ian McEwan, Serge Bramly, Owen Sheers et Frédéric Joly.Roman. « Dans l’intérêt de l’enfant », de Ian McEwanIl a un mince visage blême, des « cernes violacés sous d’immenses yeux violets ». Et il est déterminé à mourir. A 17 ans, Adam Henry souffre d’une leucémie. Ses parents, Témoins de Jéhovah, refusent la transfusion sanguine qui pourrait le sauver. Jusqu’à ce qu’intervienne Fiona Maye, 59 ans, magistrate spécialiste du droit de la famille. Passionnée par son travail, Fiona en a délaissé son mari, Jack, et leur couple en paye le prix. Est-ce aussi pour cela qu’elle se jette dans ce dossier ?Lire aussi :Le nécessaire de Ian McEwanBientôt, elle rencontre Adam à l’hôpital. Le cas Henry l’habite. Adam est mineur, les médecins s’en remettent à la cour pour dire, comme le droit commande, ce qui est dans « l’intérêt de l’enfant ». Mais, cet intérêt, comment l’appréhender profondément ? Les responsabilités de Fiona s’arrêtent-elles aux murs de la salle d’audience ? Le nouveau roman de Ian McEwan est, comme toujours, sobre et dense. Emporté par ce sentiment d’urgence – de vie et de mort – qui croît, oppresse et ne faiblit pas. Entre croyance et rationalité, le roman est celui, universel, de la quête du sens. Sur laquelle McEwan greffe mille autres thèmes par petites touches poétiques, le couple qui tangue, la vieillesse qui point, la musique qui console… Mahler, Poulenc, Keith Jarrett… le délicat tremblé des sentiments. Et cette conclusion toute paradoxale que la libre-pensée peut parfois être plus dangereuse que la religion. Florence Noiville Dans l’intérêt de l’enfant (The Children Act), de Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, « Du monde entier », 240 p., 18 €.Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge BramlyLes miroirs poussent à l’orgueil, remarque Serge Bramly à propos des peintres dans La Transparence et le reflet. On ne lui renverra pas la pareille. Car, si son histoire du verre dans les arts est une somme d’érudition, elle est aussi originale que dépourvue de présomption : rien n’y est pesant, ni le style ni la thèse. Ni même la façon que l’auteur a de se mettre en scène, tantôt discutant avec le maître, l’historien de l’art André Chastel, tantôt révélant sa longue indifférence (dont il est remis) à l’égard de la peinture du nord de l’Europe.Lire aussi :Serge Bramly : l’art au prisme du verreBrassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités d’un matériau et les formes d’une sensibilité, l’auteur l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? Julie Clarini La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €.Roman. « J’ai vu un homme », d’Owen SheersPar un après-midi de juin, un homme s’introduit dans une maison désertée qui n’est pas la sienne. Il a une très bonne raison d’être là, chez ses voisins, mais, dès la première phrase, l’auteur nous a avertis qu’allait advenir un « événement qui boulevers[era] l’existence » des protagonistes. Il faudra arriver à la moitié du roman pour découvrir la nature de ce fait mais, d’emblée, le malaise à venir de l’intrus, Michael, est devenu celui du lecteur. A mesure qu’il avance dans les pièces, la narration distille des détails sur sa situation (il est veuf, écrivain, sa femme Caroline est morte moins d’un an plus tôt pendant un reportage au Pakistan) et sur celle de ses voisins Josh et Samantha. De l’autre côté de l’Atlantique, dans le désert du Nevada, le commandant Daniel McCullen ne parvient pas à se remettre d’avoir fait s’abattre une bombe sur le convoi où se trouvait Caroline.Lire aussi :Owen Sheers sait vous faire sentir coupableLa mise en parallèle des situations de ces deux personnages – trois, en y ajoutant Josh, qui a d’autres secrets sur la conscience – permet à Owen Sheers de tresser un thriller puissamment littéraire autour de la culpabilité. Il y est aussi question de ce que l’on voit et ce que l’on fait en sorte de laisser hors champ, de la place que l’on choisit d’occuper dans le monde, à l’écart ou « en immersion », de ce que l’on dit et ce que l’on choisit de taire. La finesse de l’écriture d’Owen Sheers et sa perspicacité psychologique donnent une ampleur formidable aux questions qu’il soulève. Raphaëlle Leyris J’ai vu un homme (I Saw a Man), d’Owen Sheers, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Rivages, 352 p., 21,50 €.Biographie. « Robert Musil. Tout réinventer », de Frédéric JolyMieux connaître l’homme pour mieux comprendre son œuvre, telle est la motivation profonde de Frédéric Joly, qui reconstitue la vie de Robert Musil comme une aventure de l’esprit parmi les plus passionnées et les plus radicales du XXe siècle.Né en Autriche en 1880, Musil a vécu le délitement de l’Empire austro-hongrois et la crise des valeurs qui en a résulté. A cet égard, il est un représentant typique de la « modernité viennoise ». Pensant trop pour être un vrai romancier, mais pas assez pour se voir comme un pur philosophe, il n’a pas tenté de décrire ce qui est, mais ce qui pourrait être. « La vie qui lui aurait plu, confie le héros de L’Homme sans qualités, il se l’était imaginée comme une station d’essais. »Lire aussi :Robert Musil, ce qui pourrait êtreLe mérite de l’ouvrage de Frédéric Joly est d’être un livre musilien. Le récit avance en se ramifiant. Il suit le fil de la vie de l’écrivain en déployant le réseau complexe de ses relations avec l’histoire autrichienne, les bouleversements scientifiques, la culture européenne, mais en racontant aussi l’histoire parallèle de l’œuvre qui rattrape la vie, se confond avec elle et finit par l’engloutir. De ce fait, Robert Musil. Tout réinventer s’apparente davantage à un essai biographique. Il épouse la forme de son objet. On y découvre tout ce qui, dans la vie de Musil, a rendu son œuvre nécessaire, à la fois possible et impossible. Christine Lecerf Robert Musil. Tout réinventer, de Frédéric Joly, Seuil, « Biographie », 572 p., 26 €. L’anthropologue René Girard est mort mercredi 4 novembre, à Stanford, aux Etats-Unis. Il avait 91 ans. Fondateur de la « théorie mimétique », ce franc-tireur de la scène intellectuelle avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne. Ses livres, commentés aux quatre coins du monde, forment les étapes d’une vaste enquête sur le désir humain et sur la violence sacrificielle où toute société, selon Girard, trouve son origine inavouable.« Le renommé professeur français de Stanford, l’un des quarante Immortels de la prestigieuse Académie française, est décédé à son domicile de Stanford mercredi des suites d’une longue maladie », a indiqué l’université californienne où il a longtemps enseigné.Né le 25 décembre 1923, à Avignon, René Noël Théophile grandit dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle. Son père, radical-socialiste et anticlérical, est conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon, puis du Palais des papes. Sa mère, elle, est une catholique tendance Maurras, passionnée de musique et de littérature. Le soir, elle lit du Mauriac ou des romans italiens à ses cinq enfants. La famille ne roule pas sur l’or, elle est préoccupée par la crise, la montée des périls. Plutôt heureuse, l’enfance de René Girard n’en est donc pas moins marquée par l’angoisse.Quand on lui demandait quel était son premier souvenir politique, il répondait sans hésiter : les manifestations ligueuses du 6 février 1934. « J’ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie par les fameux emprunts russes au lendemain de la première guerre mondiale, nous avait-il confié lors d’un entretien réalisé en 2007. Nous faisions partie des gens qui comprenaient que tout était en train de foutre le camp. Nous avions une conscience profonde du danger nazi et de la guerre qui venait. Enfant, j’ai toujours été un peu poltron, chahuteur mais pas batailleur. Dans la cour de récréation, je me tenais avec les petits, j’avais peur des grands brutaux. Et j’enviais les élèves du collège jésuite qui partaient skier sur le mont Ventoux… »Longue aventure américaineAprès des études agitées (il est même renvoyé du lycée pour mauvaise conduite), le jeune Girard finit par obtenir son bac. En 1940, il se rend à Lyon dans l’idée de préparer Normale-Sup. Mais les conditions matérielles sont trop pénibles, et il décide de rentrer à Avignon. Son père lui suggère alors d’entrer à l’Ecole des chartes. Il y est admis et connaît à Paris des moments difficiles, entre solitude et ennui. Peu emballé par la perspective de plonger pour longtemps dans les archives médiévales, il accepte une offre pour devenir assistant de français aux Etats-Unis. C’est le début d’une aventure américaine qui ne prendra fin qu’avec sa mort, la trajectoire académique de Girard se déroulant essentiellement outre-Atlantique.Vient alors le premier déclic : chargé d’enseigner la littérature française à ses étudiants, il commente devant eux les livres qui ont marqué sa jeunesse, Cervantès, Dostoïevski ou Proust. Puis, comparant les textes, il se met à repérer des résonances, rapprochant par exemple la vanité chez Stendhal et le snobisme chez Flaubert ou Proust. Emerge ainsi ce qui sera le grand projet de sa vie : retracer le destin du désir humain à travers les grandes œuvres littéraires.De la littérature à l’anthropologie religieuseEn 1957, Girard intègre l’université Johns-Hopkins, à Baltimore. C’est là que s’opérera le second glissement décisif : de l’histoire à la littérature, et de la littérature à l’anthropologie religieuse. « Tout ce que je dis m’a été donné d’un seul coup. C’était en 1959, je travaillais sur le rapport de l’expérience religieuse et de l’écriture romanesque. Je me suis dit : c’est là qu’est ta voie, tu dois devenir une espèce de défenseur du christianisme », confiait Girard au Monde, en 1999.A cette époque, il amasse les notes pour nourrir le livre qui restera l’un de ses essais les plus connus, et qui fait encore référence aujourd’hui : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il y expose pour la première fois le cadre de sa théorie mimétique. Bien qu’elle engage des enjeux profonds et extrêmement complexes, il est d’autant plus permis d’exposer cette théorie en quelques mots que Girard lui-même la présentait non comme un système conceptuel, mais comme la description de simples rapports humains. Résumons donc. Pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés, il faut partir du désir humain et de sa nature profondément pathologique. Le désir est une maladie, chacun désire toujours ce que désire autrui, voilà le ressort principal de tout conflit. De cette concurrence « rivalitaire » naît le cycle de la fureur et de la vengeance. Ce cycle n’est résolu que par le sacrifice d’un « bouc émissaire », comme en ont témoigné à travers l’histoire des épisodes aussi divers que le viol de Lucrèce, l’affaire Dreyfus ou les procès de Moscou.Prédicateur chrétienC’est ici qu’intervient une distinction fondamentale aux yeux de Girard : « La divergence insurmontable entre les religions archaïques et le judéo-chrétien. » Pour bien saisir ce qui les différencie, il faut commencer par repérer leur élément commun : à première vue, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire au récit d’une crise qui se résout par un lynchage transfiguré en épiphanie. Mais là où les religions archaïques, tout comme les modernes chasses aux sorcières, accablent le bouc émissaire dont le sacrifice permet à la foule de se réconcilier, le christianisme, lui, proclame haut et fort l’innocence de la victime. Contre ceux qui réduisent la Passion du Christ à un mythe parmi d’autres, Girard affirme la singularité irréductible et la vérité scandaleuse de la révélation chrétienne. Non seulement celle-ci rompt la logique infernale de la violence mimétique, mais elle dévoile le sanglant substrat de toute culture humaine : le lynchage qui apaise la foule et ressoude la communauté.Girard, longtemps sceptique, a donc peu à peu endossé les habits du prédicateur chrétien, avec l’enthousiasme et la pugnacité d’un exégète converti par les textes. De livre en livre, et de La Violence et le sacré (1972) jusqu’à Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il exalte la force subversive des Evangiles.Un engagement religieux critiquéCet engagement religieux a souvent été pointé par ses détracteurs, pour lesquels sa prose relève plus de l’apologétique chrétienne que des sciences humaines. A ceux-là, l’anthropologue répondait que les Evangiles étaient la véritable science de l’homme… « Oui, c’est une espèce d’apologétique chrétienne que j’écris, mais elle est bougrement bien ficelée », ironisait, dans un rire espiègle, celui qui ne manquait jamais ni de culot ni d’humour.Adoptant une écriture de plus en plus pamphlétaire, voire prophétique, il était convaincu de porter une vérité que personne ne voulait voir et qui pourtant crevait les yeux. Pour lui, la théorie mimétique permettait d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la violence présente, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref l’apocalypse qui vient. « Aujourd’hui, il n’y a pas besoin d’être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale », prévenait, un index pointé vers le ciel, celui qui avait interprété les attentats du 11-Septembre comme la manifestation d’un mimétisme désormais globalisé.Il y a ici un autre aspect souvent relevé par les critiques de Girard : sa prétention à avoir réponse à tout, à tout expliquer, depuis les sacrifices aztèques jusqu’aux attentats islamistes en passant par le snobisme proustien. « Don’t you think you are spreading yourself a bit thin ? » [« tu ne penses pas que tu t’étales un peu trop ? »], lui demandaient déjà ses collègues américains, poliment, dans les années 1960… « Je n’arrive pas à éviter de donner cette impression d’arrogance », admettait-il, narquois, un demi-siècle plus tard.Relatif isolementAjoutez à cela le fait que Girard se réclamait du « bon sens » populaire contre les abstractions universitaires, et vous comprendrez pourquoi ses textes ont souvent reçu un accueil glacial dans le monde académique. Les anthropologues, en particulier, n’ont guère souhaité se pencher sur ses hypothèses, hormis lors d’une rencontre internationale qui eut lieu en 1983 en Californie, non loin de Stanford, l’université où Girard enseigna de 1980 jusqu’à la fin de ses jours.Confrontant son modèle conceptuel à leurs enquêtes de terrain, quelques chercheurs français ont aussi accepté de discuter les thèses de Girard. A chaque fois, l’enjeu de cette confrontation s’est concentré sur une question : les sacrifices rituels propres aux sociétés traditionnelles relèvent-ils vraiment du lynchage victimaire ? Et, même quand c’est le cas, peut-on échafauder une théorie de la religion, voire un discours universel sur l’origine de la culture humaine, en se fondant sur ces pratiques archaïques ?Cordiale ou frontale, cette discussion revenait toujours à souligner le relatif isolement, mais aussi la place singulière, de René Girard dans le champ intellectuel. Ayant fait des Etats-Unis sa patrie d’adoption, cet autodidacte jetait un regard perplexe sur la pensée française, et notamment sur le structuralisme et la déconstruction. Mêlant sans cesse littérature, psychanalyse et théologie, cet esprit libre ne respectait guère les cadres de la spécialisation universitaire. Animé d’une puissante conviction chrétienne, cet homme de foi ne craignait pas d’affirmer que sa démarche évangélique valait méthode scientifique. Se réclamant de l’anthropologie, ce provocateur-né brossait la discipline à rebrousse-poil en optant pour une réaffirmation tranquille de la supériorité culturelle occidentale. Pour Girard, en effet, qui prétend découvrir l’universelle origine de la civilisation, on doit d’abord admettre la prééminence morale et culturelle du christianisme.« Vous n’êtes pas obligés de me croire », lançait René Girard à ceux que son pari laissait perplexes. Du reste, il aimait exhiber ses propres doutes, comme s’il était traversé par une vérité à prendre ou à laisser, et dont lui-même devait encore prendre toute la mesure. Rythmant ses phrases de formules du type « si j’ai raison… », confiant ses incertitudes à l’égard du plan qu’il avait choisi pour tel ou tel livre, il séduisait les plus réticents par la virtuosité éclairante de son rapport aux textes. Exégète à la curiosité sans limites, il opposait à la férocité du monde moderne, à l’accélération du pire, la virtuosité tranquille d’un lecteur qui n’aura jamais cessé de servir les Ecritures.Lire (édition abonnés) : René Girard, philosophe et anthropologue : "Ce qui se joue aujourd'hui est une rivalité mimétique à l'échelle planétaire"Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par André GrjebineL’absence de spiritualité du monde occidental est un argument abondamment ressassé depuis le XIXe siècle. La même semaine, dans les colonnes du Monde, deux écrivains, l’un qui est né et vit en France mais se présente comme de culture musulmane, l’autre Algérien mais qui a pris ses distances avec l’islam, développent des positions quasiment inverses par rapport à cette lamentation. Selon Abdennour Bidar, « le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui » résiderait « dans la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. » À cela Boualem Sansal répond : « Avant tout, je crois en la raison humaine : il y a en elle plus de beauté et de spiritualité que dans n’importe quelle religion. L’homme est capable de fouiller l’infini, de photographier le fin fond de l’Univers, de continuer à poser des questions sans se décourager. » Le problème est peut-être que ce ne sont pas nos sociétés ouvertes – c’est-à-dire sans dogmes imposés par des autorités supérieures et au sein de laquelle les individus sont libres de se déterminer – qui manquent de spiritualité, mais l’exigence du questionnement et de l’autodétermination qui est difficile à supporter pour beaucoup d’hommes qui peinent à se hisser au niveau de cette spiritualité. En érigeant le doute et l’interrogation en moteur de son action et en renvoyant la plupart des certitudes religieuses ou idéologiques au domaine privé, c’est-à-dire en les relativisant de facto puisqu’elles ne sont plus unanimement partagées, mais se concurrencent et se contredisent, la société ouverte laisse beaucoup d’hommes désemparés, dans un monde dans lequel il a du mal à se définir.Pas de référence à un absoluElle est la première à ne pas se référer à un absolu, à une vision indiscutable – parce que ne supportant aucune discussion – du bien. D’où le malaise qui saisit l’homme confronté à cette ouverture sans fin. Ce malaise est à la fois métaphysique, historique, social et politique, c’est-à-dire qu’il atteint aussi bien la conception que l’homme se fait de l’univers, de lui-même et de sa trajectoire que ses relations avec les autres et sa participation à la vie de la cité.Dostoïevski nous avait prévenus « Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus douloureux. » fait-il dire au Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Les sociétés ouvertes éprouvent d’autant plus de difficulté pour répondre aux aspirations destructrices auxquelles elles sont confrontées que leur ouverture même les prive des certitudes qui pourraient les armer psychologiquement. Le doute se retourne contre une société dont il constitue l’ossature. Il tend à devenir le seul point fixe de nos sociétés. Toutes les tensions convergent vers leur propre contestation.Pour certains, l’ouverture se transforme en faille qu’ils se sentent incapables de combler. En même temps, dans un monde sans promesse d’une vie dans l’au-delà, la seule chose qui reste à l’homme c’est sa vie et celle de ses descendants. Il ne veut donc pas prendre le risque de la perdre. C’est en quelque sorte la dialectique d’Hegel appliquée aux nations : celle qui est prête à mettre sa vie en jeu se montre supérieure et obtient la reconnaissance de celle qui est dominée par la crainte de la mort.Sociétés ferméesLe talon d’Achille des sociétés fermées est à l’opposé. Elles luttent pour préserver leur fermeture. Comme Sartre l’a très bien compris au sujet du communisme, quand en 1956 il a mis en garde contre la dénonciation du stalinisme par Khrouchtchev : la contestation est inacceptable au sein d’une société fermée qui ne survit que parce qu’elle est incontestable. La moindre ouverture risque de déclencher un processus qui, de fil en aiguille, risque d’emporter tout le système. C’est ce qu’observe également Abdennour Bidar, dans un dialogue avec Rémy Brague, publié par Philosophie Magazine, en mars 2015 : « Les musulmans ont peur que la démythification de leur rapport au Coran entraîne sa désacralisation. » Les uns envient la liberté et l’efficacité des sociétés ouvertes. Les autres en viennent parfois à éprouver à l’égard des sociétés fermées un sentiment mitigé qui les amène à déplorer les contraintes auxquelles les hommes qui y vivent sont soumis, tout en trouvant mille explications, sinon mille excuses à leur soumission.D’où cette hésitation qu’on observe dans nos pays entre la volonté de défendre leur ouverture et la résignation. Dans ce contexte la « recherche en commun d’un souverain bien spirituel », a fortiori la « régénération » des valeurs de l’Occident par « la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient » que propose Abdennour Bidar, paraît quelque peu illusoires. Une religion ne peut coexister avec une société ouverte qu’à la condition de renoncer à des postulats contraires aux règles laïques de cette société et d’en partager les valeurs fondamentales. C’est ce qu’a fait progressivement le christianisme au fil du temps. La société française saura-t-elle fortifier les fondements d’une société ouverte ? L’islam de France saura-t-il se dépasser pour répondre à ce défi ?André Grjebine est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Service culture Le prix Femina a été attribué à La Cache, de Christophe Boltanski (Stock). Le Femina étranger a récompensé La couleur de l’eau, de Kerry Hudson (Philippe Rey), et le Femina de l’essai, Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer (Flammarion).Très remarqué lors de sa parution en août, La Cache est le premier roman de Christophe Boltanski, grand reporter à L’Obs. Le fils du sociologue et poète Luc Boltanski, neveu de l’artiste Christian et du linguiste Jean-Elie s’attache à y raconter l’histoire de son clan fusionnel, soudé autour du lieu où les trois générations ont vécu, et où le grand-père, juif, se cacha pendant l’Occupation dans un réduit. Il s’agit d’un appartement de la rue de Grenelle (Paris 7e), dont la description structure le livre.Pour les « Bolt’ », ce lieu est celui des pires souvenirs et des grandes joies, une cellule d’enfermement et une bulle de liberté maximale, le creuset des névroses et celui de la création… Dans ce livre bouleversant, Christophe Boltanski passe en revue, l’une après l’autre, les pièces du lieu, montrant ce qui n’est plus mais aussi ce qui demeure d’une histoire, d’un esprit familial, d’un amour immense.Lire aussi :Les Boltanski en lieu sûrLa couleur de l’eau est le deuxième roman de Kerry Hudson, auteure écossaisse de 35 ans. Cabossés par la vie mais évoqués sans pittoresque, ses personnages possèdent une énergie qui porte de bout en bout ce livre décrivant pourtant la violence des réseaux de prostitution. Venue de Russie pour mener à Londres une vie meilleure, Alena est immédiatement intégrée à l’un d’eux. Lorsqu’elle s’en échappe, elle fait la connaissance de Dave, un vigile à qui elle tait son passé de prostituée de peur de perdre l’affection qu’il lui porte. « Il respectait ses secrets, comprenait la fuite, ne voulait pas qu’elle aille explorer les recoins de sa vie, pas plus qu’elle ne voulait le voir fouiller dans la sienne. » Mêlant très habilement le récit d’une histoire d’amour en construction et celui du passé qui encombre chacun des personnages, Kerry Hudson sait rendre la peur et l’enthousiasme, comme la coexistence de la vulnérabilité et du courage.Quant au Femina de l’essai, il vient récompenser la première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Il fallait du courage pour se lancer dans un tel ouvrage, sur un homme qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.Lire aussi :Claude Lévi-Strauss, notre contemporainService cultureJournaliste au Monde Grégoire Orain La parité sera-t-elle atteinte dans les prix littéraires en 2015 ? Le Goncourt a été remis, mardi 3 novembre, à Mathias Enard pour son roman Boussole. Le prix Renaudot, lui, a été accordé à Delphine de Vigan pour D’après une histoire vraie. Le 2 novembre, le prix Décembre avait récompensé Christine Angot pour Un amour impossible (Ed. Flammarion). L’Académie française a pour sa part attribué son Grand Prix à deux hommes le 29 octobre, Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard) et Boualem Sansal (2084, Gallimard).Selon le verdict des jurys Femina et Médicis, qui doivent tous être remis avant la fin de la semaine, 2015 pourrait être l’une des rares fois où le monde de la littérature française a distingué autant d’autrices que d’auteurs. Une situation qui ne s’est produite que 8 fois en cent douze ans.Les femmes restent encore très peu distinguées par neuf des grands prix français (le Goncourt et le Goncourt des lycéens, le Femina, le Grand Prix de l’Académie française, le Renaudot, l’Interallié, le Médicis, le Décembre et le Flore). Depuis la création du Goncourt, le doyen des prix littéraires, en 1903, les autrices françaises n’ont reçu que 113 prix sur les 623 récompenses décernées.Des lauréates très minoritairesQu’il s’agisse des prix les plus anciens ou des plus récents, la proportion d’écrivaines primées est en leur défaveur. Le prix Femina, le plus paritaire, n’a pourtant récompensé que 37,5 % de lauréates. Suivent le Goncourt des lycéens (33 %), le prix Médicis et le prix de Flore, avec 20 % d’autrices, puis le Renaudot (14,5 %), le prix Décembre (13 %), le Grand Prix du roman de l’Académie (12 %), le prix Interallié (11 %) et enfin le prix Goncourt, avec seulement 10 % de lauréates. #container_14465376397{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465376397{ height:500px; } #container_14465376397 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465376397 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465376397 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465376397 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Sans le prix Femina, les femmes seraient bien moins récompenséesLe Goncourt n'a été remis qu'à 9,9 % de femmes depuis sa création en 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465376397", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Goncourt","Prix Femina","Prix de l'Académie","Prix Renaudot","Prix Interallié","Prix Médicis","Goncourt des lycéens","Prix Décembre","Prix de Flore"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Lauréats", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 100 ], [ "", 65 ], [ "", 91 ], [ "", 76 ], [ "", 71 ], [ "", 47 ], [ "", 18 ], [ "", 26 ], [ "", 16 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Lauréates", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 11 ], [ "", 39 ], [ "", 12 ], [ "", 13 ], [ "", 9 ], [ "", 12 ], [ "", 9 ], [ "", 4 ], [ "", 4 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Des inégalités qui persistentParfois vieux de plus d’un siècle, les grands prix littéraires français ont longtemps été marqués par une époque où la question de la sous-représentation des femmes ne se posait pas avec autant d’acuité. Pourtant, malgré une tradition de lauréates récompensées dès le début du XXe siècle et en dépit de l’apparition de nouvelles distinctions (prix Médicis en 1958, Goncourt des lycéens en 1988, Décembre – anciennement prix Novembre – en 1989 et Flore en 1994), la tendance reste la même. #container_14460505406{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14460505406{ height:750px; } #container_14460505406 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14460505406 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14460505406 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14460505406 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }La parité rarement atteinte, jamais dépasséeLes femmes ont été totalement absentes des palmarès à 45 reprises depuis 1903require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14460505406", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { 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"", 25 ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", null ], [ "", 40 ], [ "", null ], [ "", 20 ], [ "", 40 ], [ "", 40 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 50 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 33.33333333 ], [ "", null ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 50 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", null ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 42.85714286 ], [ "", 14.28571429 ], [ "", 22.22222222 ], [ "", 28.57142857 ], [ "", 10 ], [ "", null ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 44.44444444 ], [ "", 33.33333333 ], [ "", 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récompenses accordées depuis 1903, on constate au final que les inégalités hommes-femmes ne se corrigent guère avec le temps. Sur les trente dernières années, il est régulièrement arrivé que les femmes soient totalement absentes des palmarès (en 1986, 1994, 1995, 2003 et 2008), tandis que la parité n’a plus été atteinte depuis 1984. L’Académie française n’a ainsi pas récompensé une femme depuis Henriette Jelinek, il y a dix ans.Des jurys essentiellement masculinsFaut-il aller chercher les raisons de cette sous-représentation dans la composition des jurys ? Là encore, les femmes y sont peu nombreuses en 2015, à l’exception, une nouvelle fois, du jury Femina composé exclusivement de femmes. Un choix assumé dès les origines : le prix a été créé pour répondre au Goncourt, dont les choix étaient jugés trop masculins. De fait, ce dernier a attendu 1944 pour récompenser une femme, Elsa Triolet.La composition du jury de l’Académie française n’est pas communiquée, tout comme celle du jury du Goncourt des lycéens, qui rassemble plusieurs milliers d’élèves. #container_14465386672{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465386672{ height:500px; } #container_14465386672 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465386672 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465386672 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465386672 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }A l'exception du Femina, des jurys à majorité masculineComposition des jurys, en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465386672", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Prix Fémina","Prix Médicis","Prix Décembre","Prix Goncourt","Prix de Flore","Prix Renaudot","Prix Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Jurés", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", null ], [ "", 5 ], [ "", 7 ], [ "", 7 ], [ "", 8 ], [ "", 9 ], [ "", 10 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Jurées", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 13 ], [ "", 4 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", null ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});La composition des jurys semble infléchir les sélections finales des différents prix : les jurys Goncourt, Flore, Interallié et Renaudot, très masculins, ont peu retenu de candidates pour le dernier round. #container_14465428170{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465428170{ height:500px; } #container_14465428170 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465428170 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465428170 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465428170 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Les autrices plutôt minoritaires dans les sélections finalesLes jurys les moins féminins ont retenu moins d'écrivaines dans leurs sélections finales en 2015require(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465428170", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "bar", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:"percent", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Femina","Médicis","Décembre","Goncourt","Flore","Renaudot","Interallié"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Auteurs retenus", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 4 ], [ "", 6 ], [ "", 1 ], [ "", 3 ], [ "", 3 ], [ "", 4 ], [ "", 6 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }, { "name": "Autrices retenues", "color": "#FFc832", "data": [ [ "", 3 ], [ "", 5 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 2 ], [ "", 1 ], [ "", 1 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Et hors de France ?Le faible nombre de femmes lauréates de prix littéraires n’est malheureusement pas une exception française. La plus prestigieuse récompense internationale, le prix Nobel de littérature, est lui aussi détenu de manière écrasante par des hommes. Un fait qui se corrige légèrement avec le temps : depuis les années 1990, les femmes sont de plus en plus nombreuses à recevoir cette récompense, à l’image de la biélorusse Svetlana Alexievitch, qui l’a obtenu cette année. Mais elles ne représentent toujours que près d’un tiers des lauréats. #container_14465395536{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14465395536{ height:500px; } #container_14465395536 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14465395536 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14465395536 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14465395536 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }De plus en plus de femmes parmi les Prix Nobel de littératureLes auteures sont toutefois encore loin d'être aussi représentées que les auteursrequire(['highcharts/4.1.9','highcharts-standalone'], function() { //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } }); var annotation_spe = []//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_14465395536", backgroundColor: "rgba(255,255,255,0)", borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "spline", spacingBottom: 10 }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400","#191919"], credits:{ enabled:false}, title: { text: "" }, subtitle: { text: "" }, plotOptions: { series: { dataLabels: { inside: false, allowOverlap: true, format: "{y} ", style: { textShadow: 'none', color: '#333' } }, connectNulls:true, stacking:null, marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null }, states:{ hover:{ lineWidthPlus : 0 } } }, pie:{ dataLabels:{ distance:30, softConnector:false } } }, yAxis:[{ id:"0", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: 1, max: 100, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:"", plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "" , label: { useHTML: false, text:"", align: "left", x: -3 } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: -5 } }] },{ id:"1", allowDecimals:false, type:"linear", title: { text:"" }, labels: { useHTML: false, format: "{value} ", zIndex: -1 }, min: null, max: null, startOnTick: true, endOnTick:true, reversed:false, opposite:true }], xAxis: { type: "linear", categories:["Entre 1901 et 1909","1910","1920","1930","1940","1950","1960","1970","1980","1990","2000","Depuis 2010"], title: { text: "" }, labels: { useHTML: false, step: "", format: "{value}" }, plotLines: [{ color: "#ccc", width: "", value: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", verticalAlign: "top", x: 5, y: "" } }], plotBands: [{ color: "#ccc", from: "", to: "", label: { useHTML: false, text: "", textAlign: "", align: "left", verticalAlign: "top", x: "", y: 10 } }] }, legend:{ enabled:1, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Taux de lauréates", "color": "#0386c3", "data": [ [ "", 10 ], [ "", 0 ], [ "", 20 ], [ "", 11.11111111 ], [ "", 16.66666667 ], [ "", 0 ], [ "", 9.090909091 ], [ "", 0 ], [ "", 0 ], [ "", 30 ], [ "", 30 ], [ "", 33.33333333 ] ], "type": "", "lineWidth": 2, "yAxis": 0, "stack": "null", "visible": true, "dataLabels": { "enabled": 0 } }], tooltip: { useHTML: true, shared: false, valueDecimals: 2, valuePrefix: "", valueSuffix: "", backgroundColor: { linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [[0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0']] }, dateTimeLabelFormats: { hour: "", },\u25CF {series.name}: {point.y}', hideDelay: 200, borderWidth: 1, borderColor: "#AAA", formatter: function(tooltip) { return tooltip.defaultFormatter.call(this, tooltip) }, }}) function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} } }});Grégoire OrainJournaliste au Monde Annoncé dans la foulée du prix Goncourt, attribué à Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), le prix Renaudot a été attribué à D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (Lattès).Lire :Prix Goncourt : Mathias Enard récompensé pour « Boussole »Succès à la fois public et critique de cette rentrée, son point de départ est justement l’histoire d’un succès qui fragilise. Lorsqu’on ouvre le roman, on découvre Delphine de Vigan, laissée quelque peu exsangue par Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), et l’ardeur qu’il a déclenchée. C’est dans cet état de vulnérabilité qu’elle rencontre L., dont elle se rendra compte plus tard qu’elles ont été condisciples en classes préparatoires.Un roman à la fois risqué et réussiL. travaille comme nègre dans l’édition, « accouchant » stars et ­individus aux destins plus ou moins exceptionnels de leurs récits autobiographiques. L. professe que le roman d’imagination est mort, que seule la vérité des faits intéresse les lecteurs, et qu’après Rien ne s’oppose à la nuit, consacré à sa mère, il n’est plus temps pour Delphine de Vigan de faire marche arrière, et de prétendre pouvoir ­revenir à la fiction stricte, avec des personnages fabriqués de toutes pièces. L. exerce une emprise croissante sur l’écrivaine en proie au doute, désormais incapable d’écrire, toujours plus isolée…Des citations de Stephen King, tirées de La Part des ténèbres et de Misery (Albin Michel, 1989 et 1990) ouvrent chacune des trois parties (« Séduction », « Dépression », « Trahison ») du roman, et l’influence de l’Américain se sent tout au long de ce roman à la fois risqué et réussi. Dans une atmosphère oppressante, Delphine de Vigan titille le goût de ses lecteurs pour le vrai et joue avec le flou entre réel et fiction. Menant une réflexion en acte, tout à fait convaincante, sur les pouvoirs de l’un et de l’autre. Les jurés du Renaudot sont venus le confirmer.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires.Critique. Corto n’a pas froid aux yeuxCorto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs.ParutionsDe nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine De Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu.Voici la première sélection du Goncourt par ordre alphabétique d’auteurs : - Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion) - Isabelle Autissier, Soudain, seuls (Stock) - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Nicolas Fargues, Au pays du p’tit (P.O.L.) - Jean Hatzfeld, Un papa de sang (Gallimard) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Denis Tillinac, Retiens ma nuit (Plon) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine De Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu.Voici la première sélection du Goncourt par ordre alphabétique d’auteurs : - Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion) - Isabelle Autissier, Soudain, seuls (Stock) - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Nicolas Fargues, Au pays du p’tit (P.O.L.) - Jean Hatzfeld, Un papa de sang (Gallimard) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Denis Tillinac, Retiens ma nuit (Plon) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique « Les sciences sociales ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir » Dialogue entre Thomas Ostermeier et Denis Podalydès La culture, un supermarché de produits et d’événements ?tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine De Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu.Voici la première sélection du Goncourt par ordre alphabétique d’auteurs : - Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion) - Isabelle Autissier, Soudain, seuls (Stock) - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Nicolas Fargues, Au pays du p’tit (P.O.L.) - Jean Hatzfeld, Un papa de sang (Gallimard) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Denis Tillinac, Retiens ma nuit (Plon) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Matthieu Ricard : « Pour des menus végétariens à l’école » Réinventer l’Etat face à l’accélération numérique A la rencontre des gens du « Monde »tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine De Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu.Voici la première sélection du Goncourt par ordre alphabétique d’auteurs : - Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion) - Isabelle Autissier, Soudain, seuls (Stock) - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Nicolas Fargues, Au pays du p’tit (P.O.L.) - Jean Hatzfeld, Un papa de sang (Gallimard) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Denis Tillinac, Retiens ma nuit (Plon) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique « Les sciences sociales ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir » Dialogue entre Thomas Ostermeier et Denis Podalydès La culture, un supermarché de produits et d’événements ?tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique La réinvention des médias Matthieu Ricard : « Pour des menus végétariens à l’école » Climat, l’affaire de tous ?tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Relire, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Relire (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les jurés du prix Renaudot, présidé cette année par Jean-Noël Pancrazi, ont dévoilé, mardi 8 septembre, leur première sélection de dix-huit romans et huit essais pour les deux prix qu’ils remettront, le 3 novembre, et qui sont toujours annoncés dans la foulée du prix Goncourt, sur les premières marches de l’escalier, conduisant aux salons privés du restaurant Drouant à Paris, où les membres du jury délibèrent.Lire aussi :Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix GoncourtLa liste des romans sélectionnés pour le prix Renaudot est un peu plus originale et diversifiée que celle du Goncourt, rendue publique, jeudi 3 septembre. Elle comprend aussi trois titres de plus. Trois valeurs sûres de la rentrée figurent sur les deux listes : Delphine de Vigan, avec D’après une histoire vraie (JC Lattès), Simon Liberati, pour Eva (Stock) et Boualem Sansal, auteur de 2084 (Gallimard). Mais Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) ne figure pas dans la sélection du Renaudot.Ils ont, en revanche, retenu La Septième fonction du langage, de Laurent Binet, prix du roman FNAC et boudé par les Goncourt. De même, ils ont choisi Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, aussi publié chez Grasset.Outre le Delphine de Vigan, ce jury qui ne comprend qu’une femme, Dominique Bona, sur ses dix membres, n ’a repéré que deux romans écrits par des femmes : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier) et Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter (Flammarion).Les Renaudot ont aussi distingué deux premiers romans : La Cache, du journaliste Christophe Boltanski (Stock) et Les Désœuvrés, d’Aram Kebadjian (Seuil).Plusieurs habitués des prix littérairesOn trouve aussi, dans la liste du Renaudot, plusieurs romanciers habitués des sélections des prix littéraires : Yves Bichet, avec L’Eté contraire (Mercure de France), Eric Holder, pour La Saison des bijoux et Cherif Madjalani, avec Villa des femmes, tous les deux au Seuil, Philippe Jaenada, présent avec La Petite Femelle (Julliard) et le belge Patrick Roegiers qui parle du frère d’un de ses illustres devanciers, L’autre Simenon (Grasset).Sont aussi retenus : Frank Maubert, avec Les uns contre les autres (Fayard), Jérôme Leroy, auteur de Jugan (La Table ronde) et Arnaud Leguern pour Adieu aux espadrilles (Le Rocher) Enfin, les jurés ont repêché un titre paru en mars, Ann, de Fabrice Guenier (Gallimard).Pour son prix Essais, le jury Renaudot a choisi deux titres parus à L’Iconoclaste qui fait, cette année, une rentrée très forte et originale : Il s’agit de Victor Hugo est mort, de Judith Perrignon et 1001 morceaux, de Jean-Michel Ribes. Ils ont aussi distingué La Piste Pasolini, de Pierre Adrian (Les Equateurs) et Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (Le Dilettante).Serge Bramly est nommé pour La Transparence et le reflet (JC Lattès), ainsi que Patrick Besnier, auteur d’une biographie d’Heny de Régnier. Enfin, l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak est distingué pour Manifeste incertain 4 (Noir sur blanc) et Sony Labou Tansi clôt la sélection avec Encre, sueur, salive et sang (Seuil).Quinze maisons d’éditionDans ses sélections, le jury du Renaudot distingue quinze maisons d’éditions différentes, des traditionnelles Le Seuil (4 titres), Grasset (3 titres), Gallimard, Fayard, JC Lattès, Stock (2 titres), mais aussi des plus petites : L’Iconoclaste (2 titres), Les Equateurs, ou Le Dilettante, par exemple. En revanche, aucun titre d’Albin Michel ou d’Actes Sud ne figure dans les listes du Renaudot.Les deux prochaines sélections auront lieu les 6 et 27 octobre. En 2014, David Foenkinos avait été couronné pour Charlotte (Gallimard).Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grands romans font effraction dans la langue. Ils s’y engouffrent, ils la chamboulent de l’intérieur, ils la relancent autrement. Forçant ses résistances, ils la contraignent à dire, sur le réel, quelque chose de nouveau. Quand cela arrive, on peut parler d’événement. Surgis au plus près de nos existences quotidiennes, ces textes-là éclairent le monde d’une lumière inédite. Parce qu’ils sont rares, il faut savoir en proclamer la valeur. Et parce qu’ils méritent qu’on les gratifie, en 2012, Le Monde a décidé de créer son propre prix littéraire.Ce prix, qui sera remis mercredi 9 septembre, est là pour témoigner de la longue histoire qui unit Le Monde, comme journal et comme collectif, au livre, comme objet et comme univers. Depuis toujours, ce compagnonnage est porté par une conviction partagée : il n’y a pas d’un côté l’actualité littéraire et de l’autre l’actualité tout court ; il y a des événements d’écriture comme il y a des événements politiques ou sociaux. Voilà pourquoi les délibérations du jury se déroulent dans la salle de conférence de votre quotidien, donc dans le lieu même où s’élaborent jour après jour les pages d’actualité les plus « chaudes » du journal.Voilà aussi pourquoi le jury de ce prix est composé non seulement de journalistes du « Monde des livres » (Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Macha Séry, Frédéric Potet et votre serviteur), mais aussi de rédactrices et de rédacteurs qui travaillent aux quatre coins du Monde : Clara Georges (Edition centrale), François Bougon (International), Raphaëlle Rérolle (supplément « Culture & idées »), Vincent Giret (Développement éditorial), Denis Cosnard (Economie) et, bien sûr, Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et président du jury.Tout au long de l’été, les membres de ce jury ont lu une sélection de dix romans français signés Christine Angot, Laurent Binet, Lise Charles, Agnès Desarthe, Sophie Divry, Mathias Enard, Hédi Kaddour, Nicole Lapierre, Diane Meur, Delphine de Vigan. De cette riche sélection, il faudra couronner un texte et un seul. Le nom de son auteur(e) sera dévoilé le mercredi 9 septembre, en fin d’après-midi.Lire aussi :Prix littéraire du « Monde » : les 10 titres en liceJean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Jérôme Marin (San Francisco, correspondance) Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique.Jérôme Marin (San Francisco, correspondance)Journaliste au Monde Marine Messina et Frédéric Potet Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteMarine MessinaJournaliste au Monde Etienne Girard Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons.Etienne GirardJournaliste au Monde Emilie Grangeray Elle a écrit un roman et une enquête. Lui les a mis en musique. “Les gens dans l’enveloppe” est né de la curiosité d’Isabelle Monnin pour un lot de photos de famille achetées sur eBay qu’Alex Beaupain a ensuite raconté en chansons. Interview croisée de ces deux amis d’enfance. A découvrir : quatre titres inédits de l’album.Qu’est-ce qui vous a pris d’acheter 250 photos sur Internet ?Isabelle Monnin : La réponse est terriblement banale. Parce qu’elles étaient à vendre ! Je venais de dîner chez un ami qui possède des photos amateurs, apprenant ainsi que des gens vendent des photos et qu’on peut les acheter. Le lendemain, je tape « photos de famille » sur eBay et tombe sur un lot de Polaroid vendu par un brocanteur. Je les achète sans savoir alors ce que j’en ferai. Sauf que je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille.Comment est né le livre ?I.M. : Un an après l’achat, en mai 2013, j’ai l’idée, au réveil, de raconter la vie de ces gens. Et je sais faire deux choses : inventer (c’est mon côté romancière) et enquêter (dix-sept ans de journalisme). Je décide donc d’imaginer leurs vies à partir des photos puis, une fois le roman terminé, de les retrouver.Le roman terminé, vous dites avoir eu du mal à vous mettre à l’enquête, pourquoi ?I.M. : Commencer une enquête, c’est toujours compliqué, même si, dans le cas précis de ce livre, ce n’est pas une véritable enquête journalistique car je n’ai rien vérifié de ce qui m’a été dit. Il y avait aussi une incertitude mêlée à une certaine peur : allais-je retrouver les gens des photos et n’allaient-ils pas m’opposer un refus ? Enfin, cela signifiait aussi quitter mes personnages, et peut-être n’étais-je pas pressée de le faire. Roman, enquête, chansons : c’est un livre hybride ?I.M. : C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir inventé quelque chose qui n’existait pas encore. Pourtant, j’avais très peur du côté gadget, ludique, couteau suisse. Pour moi, il s’agissait vraiment d’explorer les différents types de narration, et le disque qu’Alex a composé raconte aussi mes personnages. Il a même lu entre les lignes ce que je n’avais pas écrit.Alex Beaupain : Enthousiasmé par le projet d’Isabelle, je lui ai proposé d’écrire les chansons. Ce que j’ai fait en une semaine, lors de vacances que nous avons passées ensemble dans le Lubéron.Les gens des photos viennent de Clerval, à 60 kilomètres de Besançon où vous avez grandi tous les deux. Coïncidence ?A.B. : Sans tomber dans le mysticisme, c’est extrêmement troublant. Je pense que cela évoquait des choses de notre enfance, des paysages familiers, une espèce de mémoire souterraine.I.M. : Alex et moi venons du même monde. Nous partageons les mêmes codes, le rire, le chant, la table, mais aussi le goût de l’effort, la foi en l’éducation et la culture, et, en effet, ce sont des gens qui nous sont familiers. Ainsi, la Mamie Poulet de mon livre ressemble à ce que fut ma grand-mère. Dans le livre, vous évoquez votre sœur disparue : « Comme chaque fois qu’il m’arrive quelque chose d’important, je parlerai à ma sœur. C’est comme ça, elle et moi. Sa mort n’y change rien. » C’est finalement un livre très personnel.I.M. : Cela s’est imposé. Je ne savais pas quelle forme prendrait le récit de l’enquête. J’ai vite compris que c’était moralement compliqué de raconter des gens en me planquant, moi. J’ai donc décidé que le journal d’écriture dans lequel je prenais des notes pour moi deviendrait le texte. Lequel devient donc plus intime.L’envie de garder un lien avec les disparus traversait vos précédents livres « Les Vies extraordinaires d’Eugène » et « Daffodil Silver ». Les romans permettent-ils de lutter contre l’oubli, de ressusciter les absents ?I.M. : C’est vrai, c’est une obsession tout autant qu’une angoisse, j’imagine. Il est bien entendu vain de croire que l’on pourra faire revenir les disparus, voire les raconter entièrement et parfaitement. Pourtant il faut le faire. Pour moi, les livres sont pareils à des tombeaux, des endroits où l’on conserve des choses, des gens. En fait, je suis conservatrice ! (Rires.) Il y a aussi cette autre question : "À qui sont les photos de mon enveloppe ? À celui qui les a prises, à ceux qui figurent dessus, à moi qui les ai achetées ? "I.M. : Je suis en effet dépositaire de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Et je pense alors aux annuaires téléphoniques de Modiano, aux mille portraits du Kaddish de Boltanski. Encore une fois, c’est la même tentative de conserver des traces matérielles, même infimes, de ce qui fut.Vous évoquez la possibilité d’en faire une pièce, on rêverait d’un film à la Alain Resnais, est-ce prévu ?En chœur : Tout à fait ! On y travaille…M vous fait découvrir en exclusivité quatre titres d’Alex Beaupain :Les gens dans l’enveloppe, Livre, CD roman et enquête d’Isabelle Monnin, chansons d’Alex Beaupain, JC Lattès, 370 p., 22 €.Emilie GrangerayJournaliste au Monde Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine une sélection « littérature française », avec un récit et deux romans.Récit. « Sauve qui peut la vie », de Nicole LapierreDirectrice de recherche au CNRS, la sociologue et anthropologue Nicole Lapierre « prolonge » ses travaux sur les questions de mémoire et d’identité en se penchant sur sa propre histoire, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire, dans un poignant récit littéraire. « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille » est la première phrase de ce livre écrit pour évoquer le souvenir de sa grand-mère, de sa sœur et de sa mère, toutes mortes dans des conditions dramatiques : un accident dû à une fuite de gaz pour la première (selon la version autorisée), le choix du suicide pour la deuxième et la troisième. La pudeur et l’optimisme finissent par triompher de cette plongée intime au cœur d’une famille juive déchirée entre « semelles de plomb qui entraînent par le fond » et « ornements de plumes qui frémissent au vent ». Frédéric Potet Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre, Seuil, 250 p., 17 €.Roman. « Juste avant l’oubli », d’Alice ZeniterRévéré de son vivant pour ses polars, Galwin Donnell est entré dans la légende en disparaissant mystérieusement, alors qu’il vivait seul, depuis vingt ans, à Mirhalay, une minuscule île des Hébrides, au large de l’Ecosse. Depuis, tous les trois ans, un colloque consacré à son œuvre s’y déroule. Pour cette édition, c’est à Emilie, qui consacre une thèse à Donnell, qu’il revient de préparer ces journées, à l’occasion desquelles son compagnon, Franck, viendra la rejoindre sur l’île – durant ces retrouvailles, la figure de Donnell ne va cesser de s’immiscer entre eux. Tout en instillant une atmosphère oppressante, presque aussi dense que le brouillard des Hébrides, à son roman aux allures de polar, Alice Zeniter livre un roman malicieux, discrètement primesautier. Mais il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de se livrer à un exercice de style. De scènes de colloque (très drôles) en zooms (mélancoliques) sur le couple de Franck et Emilie, ce roman d’amour, et d’amour de la littérature, s’interroge de manière lancinante et sur le degré d’intensité auquel il est possible de vivre, sur la solitude et le besoin du regard d’autrui. Raphaëlle Leyris Juste avant l’oubli, d’Alice Zeniter, Flammarion, 288 p., 19 €.Roman. « Il était une ville », de Thomas B. ReverdyEnvoyé en mission à Detroit (Michigan) pour encadrer un projet automobile en pleine crise financière, un jeune ingénieur français découvre une ville au bord du chaos, livrée au chiendent et aux squatteurs. La fuite des habitants a pris des allures de débâcle. Le maire a été contraint de démissionner devant l’accumulation des affaires de corruption. L’eau a été coupée dans certaines parties de la ville, rendues à l’état de friches. Dans le même temps, des adolescents disparaissent mystérieusement. Un vieux lieutenant de police mène l’enquête avec les moyens du bord. Implacable et désabusée, la description que fait Reverdy de cette « apocalypse lente » est contrebalancée par l’empathie dont il témoigne à l’égard de ses personnages : un ado fugueur, sa grand-mère partie à sa recherche, une serveuse de bar à l’optimisme immaculé… L’espoir est moribond mais n’a pas rendu l’âme. « On a l’impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l’avenir. Et cependant, la vie continue », écrit Eugène dans son dernier rapport à sa hiérarchie. La désolation est racontée avec délicatesse et sans esbroufe dans ce thriller mélancolique, retenu dans la première sélection du prix Goncourt. F. P. Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 270 p., 19 €. Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Christophe Averty Suivre du nord au sud la longue chaîne des plateaux andins, goûter son immensité, saisir la diversité des sociétés qui s’y sont établies, c’est s’ouvrir aux sensations d’une terra incognita. Oublieuse du rêve d’eldorado que Marco Polo ancra jadis dans le cœur des conquistadors, cette région, de l’équateur aux portes de l’Antarctique, rassemble des trésors qui ont fait de ses royaumes un empire.C’est d’abord le Qhapaq Nan, route principale des Incas qui, se ramifiant sur 40 000 kilomètres de chemins et de ponts suspendus, épouse la montagne en reliant, bien avant les conquêtes espagnoles, les hauteurs de l’actuelle Colombie à celles de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie jusqu’au Chili.C’est ensuite, retrouvé en 1911 par une mission d’exploration de la National Geographic Society, le sanctuaire péruvien du Machu Picchu, qui hérisse les montagnes de murs sans mortier et de terrasses contemplatives. Mais ce sont surtout, tels de précieux testaments, dont nous sommes les légataires universels, les traces éloquentes de grandes civilisations anciennes, structurées, policées et nourries du génie humain.Règnes de la natureEn Colombie, au cœur du parc de San Agustin, se dressent 300 statues précolombiennes géantes de chamans et d’animaux mythiques au dessin aussi rigoureux qu’inédit. Au Pérou, les rois Chimu ont édifié à Chan Chan leurs citadelles de terre et d’argile, déclinant, de motifs géométriques en figures zoomorphes, une architecture incomparable. Plus loin, au Sud, les Nazcas et leurs gigantesques géoglyphes, proche du land art, ont habillé la terre d’animaux stylisés de 300 mètres d’envergure. Et, près de Lima, sous les pyramides millénaires de la cité de Caral ont été mis au jour des ancêtres de nos ordinateurs, le quipú (tressage mnémotechnique de cordelettes et de nœuds servant à stocker récits et informations).En Bolivie à Tiwanaku, les indiens Aymara observaient le ciel, dressant stèles, temples et pyramides en possibles laboratoires astronomiques. Dans cette région qui offrira à Charles Quint son empire « où jamais le soleil ne se couche », les règnes de la nature gardent leurs pleins droits, au large de l’Equateur, dans l’archipel protégé des Galápagos où faune et flore poursuivent l’évolution des espèces chère à Darwin. De même, au Parc national péruvien de Manú, couvrant plus d’1,5 million d’hectares, coexistent quelque 1 000 espèces d’oiseaux, 200 mammifères, dont la loutre géante.Ainsi, croyant conquérir l’Empire inca et les cités préhispaniques, et adjoindre à l’Espagne des « Indes » asservies, Pizarro et ses suiveurs ont embrassé sans le savoir toutes les strates de l’histoire andine, transmettant malgré eux l’énergie métisse et antique de peuples bâtisseurs. Alors se dressent, au fil de la Cordillère, Carthagène, Quito, Lima, Potosí, Valparaiso… baroques, colorées, majestueuses : lumineuses et vivantes.Patrimoine de l’Humanité, Volume 3 : L’Amérique andine : Bolivie, Chili, Colombie, Pérou - En kiosques dès le 16 septembre, 9,99 euros.Christophe Averty Les jurés des prix Décembre et Médicis ont dévoilé leurs premières sélections pour leurs prix respectifs qui seront remis lundi 2 novembre, pour l’un, et jeudi 5 novembre, pour l’autre.Présidé cette année par Josyane Savigneau, journaliste au Monde, le prix Décembre, qui récompense un livre écrit en français, a présenté une première liste avec quatorze titres qui sont aussi bien des romans que des essais. Une deuxième sélection avec seulement trois ouvrages sera rendue publique, mardi 20 octobre.Parmi les romans sélectionnés, figurent Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion) et Eva, de Simon Liberati (Stock), tous deux présents sur la première liste du Goncourt. De même, les jurés ont retenu Jugan, de Jérôme Leroy (La Table ronde) et L’Autre Simenon, de Patrick Roegiers (Grasset), présents sur la première liste Roman du Renaudot, ainsi que trois noms qui figurent sur la liste Essai du Renaudot : Pierre Adrian, avec La Piste Pasolini (Les Equateurs), Judith Perrignon, avec Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste), et Gilles Sebhan, avec Retour à Duvert (Le Dilettante), tous trois édités par des petites maisons d’édition.Les jurés du prix Décembre ont aussi distingué quatre autres romans de la rentrée littéraire, écrits par Michaël Ferrier, avec Mémoires d’outre-mer (Gallimard), Juan Hernandez et Sébastien Rutes, pour Monarques (Albin Michel), Stéphanie Hochet, auteure d’Un roman anglais (Rivages), et Monica Sabolo, avec Crans-Montana (JC Lattès). La sélection fait la part belle aux essais littéraires avec trois titres : Flaubert à la Motte-Picquet, de Laure Murat (Flammarion), La Haine de la littérature, de William Marx (Minuit), et Adieu Montaigne, de Jean-Michel Delacomptée (Fayard).Dix-neuf éditeurs pour le MédicisLa liste du Médicis comprend quinze romans français et treize romans étrangers, pour un total de dix-neuf éditeurs cités. Gallimard est la maison la plus représentée, avec quatre romans français : Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, et 2084, de Boualem Sansal, présents aussi dans la liste du Goncourt, mais aussi Pirates, de Fabrice Loi, et Ann, de Fabrice Guénier, paru en mars, plus un roman étranger D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, de Jon Kalman Stefansson.Suivent les maisons Grasset et Le Seuil avec trois titres chacune, chaque fois, deux romans français et un étranger. Pour Grasset, Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, et Anomalie des zones profondes du cerveau, de Laure Limongi, plus La Fiancée de Bruno Schulz, d’Agatha Tuszynska. Pour Le Seuil, Les Désœuvrés, un premier roman d’Aram Kebadjian, et Le Beau Temps, de Maryline Desbiolles, plus Un mauvais garçon, de Deepti Kapoor.On trouve également sur la liste du Médicis D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès), et Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (P.O.L), présentes sur la première sélection du Goncourt, ainsi que les romanciers Christophe Boltanski, pour La Cache (Stock), aussi repéré par le Renaudot, et Olivier Demangel pour 111, publié aux éditions de la Fanfare. Les jurés ont en outre distingué Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Effraction, d’Alain Defossé, et Antoine Mouton, pour Le Metteur en scène polonais (Bourgois).La deuxième sélection du prix Médicis ainsi que la première liste des essais seront révélées mercredi 7 octobre. En 2014, Antoine Volodine (Terminus radieux, Seuil), l’Australienne Lily Brett (Lola Bensky, La Grande Ourse) et Frédéric Pajak (Manifeste incertain 3, Noir sur blanc) avaient respectivement décroché le prix Médicis du roman français, du roman étranger et essai. Le prix Décembre avait distingué Elisabeth Roudinesco, pour sa biographie de Freud, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, parue chez Seuil.La sélection complète du prix MédicisRomans français- Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)- Christophe Boltanski, La Cache (Stock)- Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)- Alain Defossé, Effraction (Fayard)- Olivier Demangel, 111 (Editions de la Fanfare)- Maryline Desbiolles, Le Beau Temps (Seuil)- Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)- Fabrice Guénier, Ann (Gallimard)- Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard)- Aram Kebadjian, Les Désœuvrés (Seuil)- Laure Limongi, Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset)- Fabrice Loi, Pirates (Gallimard)- Antoine Mouton, Le Metteur en scène polonais (Bourgois)- Boualem Sansal, 2084 (Gallimard)- Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Romans étrangers- Oya Baydar, Et ne reste que des cendres (Phébus)- Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud)- Jane Gardam, Le Maître des apparences (JC Lattès)- Hakan Günday, Encore (Galaade)- Deepti Kapoor, Un mauvais garçon (Seuil)- Alessandro Mari, Les Folles Espérances (Albin Michel)- Eirikur Orn Norddahl, Illska (Métailié)- Anna North, Vie et mort de Sophie Stark (Autrement)- Joyce Carol Oates, Carthage (Philippe Rey)- Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Editions du Sous-sol)- Robert Seethaler, Une vie entière (Sabine Wespieser)- Jon Kalman Stefansson, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard)- Agatha Tuszynska, La Fiancée de Bruno Schulz (Grasset)La sélection complète du prix Décembre- Pierre Adrian, La Piste Pasolini (Les Equateurs)- Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion)- Jean-Michel Delacomptée, Adieu Montaigne (Fayard)- Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer (Gallimard)- Juan Hernandez et Sébastien Rutes, Monarques (Albin Michel)- Stéphanie Hochet, Un roman anglais (Rivages)- Jérôme Leroy, Jugan (La Table ronde)- Simon Liberati, Eva (Stock)- William Marx, La Haine de la littérature (Minuit)- Laure Murat, Flaubert à la Motte-Picquet (Flammarion)- Judith Perrignon, Victor Hugo est mort (L’Iconoclaste)- Patrick Roegiers, L’Autre Simenon (Grasset)- Monica Sabolo, Crans-Montana (JC Lattès)- Gilles Sebhan, Retour à Duvert (Le Dilettante)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter A l’intérieur du bus qui approche de Caen, jeudi soir 10 septembre, les flashes des smartphones crépitent pour immortaliser la scène. Deux motards de la police viennent de prendre « en escorte » le véhicule, parti de Paris trois heures plus tôt. A son bord, une trentaine de caricaturistes originaires de dix-huit pays, venus participer aux 5es Rencontres internationales des dessinateurs de presse du Mémorial de Caen. Quelques rires s’échappent des rangées.Huit mois après l’attentat contre Charlie Hebdo, un rassemblement de « cartoonistes », c’est aussi cela : une affaire de sécurité. La manifestation avait été annulée en février, un mois et demi avant son déroulement, par crainte des attentats. Le piratage répété du site Web du Mémorial et l’appréhension, après la fusillade de Copenhague (14 et 15 février), d’un grand nombre de dessinateurs invités avaient conduit le directeur du site, Stéphane Grimaldi, à repousser l’événement.Séances de dédicaces abandonnéesCe n’est pas une date dépourvue de symbolisme qui a été arrêtée pour son nouveau lancement : le 11 septembre. « Le Mémorial est le seul musée européen à avoir fait une exposition sur les attentats du World Trade Center. Vu que certains intellectuels, comme Michel Onfray [créateur de l’Université populaire de Caen], trouvent des points communs entre le 7 janvier et le 11 septembre [2001], il n’était pas illogique de choisir cette date », explique M. Grimaldi.Un dispositif sécuritaire « efficace et discret » a dû être mis en place. Préinscription obligatoire des visiteurs sur Internet, inspection des lieux par des démineurs, communication au dernier moment de la liste des dessinateurs invités… Rien n’a été laissé au hasard par les organisateurs, qui ont renoncé à faire se déplacer les caricaturistes en ville pour des conférences, comme lors des éditions précédentes. Toutes les « Rencontres » se dérouleront (jusqu’à dimanche) entre les murs du Mémorial, où les séances de dédicaces avec le public ont également été abandonnées.Du côté des dessinateurs, peu de défections ont été enregistrées, selon M. Grimaldi : « Trois, mais uniquement des personnes ne pouvant quitter leur pays, comme la Syrie. » D’autres ont fait le déplacement après avoir vaincu l’inquiétude qui les avait conduits à annuler leur voyage en début d’année. Ainsi le Colombien Vladdo, de l’hebdomadaire Semana Revista : « Mon ex-femme, avec qui j’ai un enfant, m’avait dissuadé de venir à l’époque, car elle avait peur qu’il m’arrive quelque chose. Cette fois-ci, je ne lui ai pas dit que je venais. » Un dilemne : continuer à dessiner ou pasComme Vladdo, la plupart des cartoonistes présents à Caen ont tous dû affronter des tempêtes, un jour ou l’autre, après des dessins mal compris ou peu flatteurs pour les puissants. Lui a récemment reçu des menaces de mort venant du pays voisin, le Venezuela, dont il a détourné les armoiries en représentant un cheval aussi famélique que l’économie nationale.Le Jordanien Osama Hajjaj a été la cible d’intimidations anonymes cette année après la publication dans le quotidien Al Arab Al Youm d’un dessin montrant un membre de l’Etat islamique utilisant son sabre ensanglanté comme une perche à selfie. Il y a une semaine, son employeur principal — une agence de publicité — lui a demandé de ne plus faire de dessins sur « la politique et la religion », sous peine de perdre son emploi. « Mon boss m’a dit : “Regarde ce qu’ils ont fait à Charlie Hebdo. Ils peuvent venir faire la même chose ici.” » C’est aussi pour cela qu’Hajjaj est venu à Caen : pour parler du dilemme qui le traverse — continuer à dessiner ou pas — avec des collègues dessinateurs originaires d’autres pays.« Il est important en ce moment d’échanger »« Il n’a sans doute jamais été aussi important qu’en ce moment de se rencontrer et d’échanger. Cela nous rend plus forts », estime Avi Katz, qui dessine pour le Jerusalem Report. « Parler de son métier avec des professionnels d’autres régions du monde est fondamental pour connaître les limites de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Même dans un pays comme le mien, où ce genre de question ne devrait pas se poser, personne n’est à l’abri de voir un de ses dessins créer la polémique », témoigne Tjeerd Royaards, un dessinateur néerlandais ayant récemment subi les foudres de l’extrême droite après la diffusion d’une carte postale comparant les méthodes des djihadistes islamistes aux tortures qui existaient sous l’Inquisition. La profession aura d’autres occasions ces prochaines semaines de discuter de ces sujets. A la fin de septembre, la 34e édition de l’Humour vache se tiendra à Saint-Just-le-Martel (Haute-Vienne). Le 21 septembre, à Paris, l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu, dessinateur au Monde, organisera un colloque intitulé « Le dessin de presse dans tous ses Etats ». De sécurité, il sera aussi question ces jours-là. Fatalement.Frédéric Potet (Caen, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste L’équipe du « Monde des livres » vous propose cette semaine de suivre des destins hors du commun avec un roman, une BD et un essai.Roman. « La Petite Femelle », de Philippe JaenadaEn 1950, Pauline Dubuisson, 23 ans, tue son ancien petit ami. Lors de son procès, retentissant, elle est présentée comme un monstre de froideur et de duplicité, l’accusation rappelant que, à 17 ans, elle a été tondue pour « collaboration horizontale ». Condamnée à perpétuité, libérée en 1959, elle est rattrapée par son histoire avec la sortie de La Vérité, film d’Henri-Georges Clouzot, qui la pousse à partir vivre au Maroc, où elle se suicide en 1963. Attiré par la légende noire qui l’entoure, Philippe Jaenada a découvert, en enquêtant, l’amas de mensonges et d’injustices qui constituent celle-ci. De la naissance de Pauline Dubuisson à sa mort, il restitue les faits, expose ses scrupules, avançant dans son livre comme à tâtons, et appose à son livre la « patte » Jaenada, faite d’autodérision, de goût pour les digressions, et d’une tendresse jamais doucereuse. Comment nombre de ses livres, La Petite Femelle est le récit d’une chute. Et même, d’une chute sans cesse recommencée, comme si le destin prenait un plaisir sadique à envoyer par le fond, à trois reprises, cette femme. La beauté du livre tient en partie au fait que le geste de l’écrivain consiste à se pencher vers elle pour l’aider à se relever. Raphaëlle Leyris La Petite Femelle, de Philippe Jaenada, Julliard, 720 p., 23 euros.Bande dessinée. « L’Homme au landau », de Jacques LobCréateur entre autres de Superdupont (avec Gotlib) et du Transperceneige (avec Jean-Marc Rochette), Jacques Lob (1932-1990) reste un des scénaristes les plus importants de son époque, celle qui vit la bande dessinée entamer sa mue en direction d’un public adulte. Ce pilier du journal Pilote mit également en images ses propres histoires, à la demande de Nikita Mandryka (le père du Concombre masqué), quand ce dernier dirigeait L’Echo des savanes, au milieu des années 1970. L’ensemble de son œuvre « dessinée » est ici rassemblé pour la première fois. Elle fera jubiler les amateurs d’humour loufoque à tendance freudienne. Dans L’Homme au landau, Lob se grime ainsi sous les traits d’un homme-enfant n’ayant jamais quitté sa poussette pour mieux apitoyer les femmes à coups de caprices répétés. Avec  Batmax, il détourne l’univers des super-héros masqués à travers le personnage d’un gamin aux oreilles de Mickey déjouant les liaisons amoureuses de sa mère, par pure jalousie – plus œdipien, tu meurs ! Une grosse tranche de rigolade attend enfin les lecteurs de  Bwana, le seigneur de la futaie, parodie inversée de Tarzan se déroulant dans les forêts de la Creuse, où notre héros – africain, de fait – a été élevé par une famille d’écureuils. Lob a bien fait de se remettre au dessin : tout enfantin qu’il paraisse, son trait chatouille aux confins de l’inconscient. Frédéric Potet L’Homme au landau, de Jacques Lob, Cornélius, 192 p., 25,50 euros.Essai. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle LoyerIl fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs, après avoir été malmené à ses débuts dans son pays pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence, et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur. Elisabeth Roudinesco Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 euros. Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi :Agnès Desarthe au plaisir du romanesqueCe cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Ce n’est pas tous les jours qu’un auteur de bande dessinée, et même un auteur tout court, décide de faire mourir symboliquement une partie de ses personnages pour les besoins d’une histoire. Zep l’a fait. Afin de dénoncer le drame des réfugiés en Europe, le dessinateur et scénariste suisse a publié mercredi 9 septembre sur son blog (hébergé par Lemonde.fr) une longue page bouleversante où son héros Titeuf se retrouve plongé dans une situation de guerre puis de fuite. En décalage total avec le ton humoristique et potache de la série, la violence des scènes représentées a marqué les internautes qui ont beaucoup fait circuler cette page sur les réseaux sociaux.Lire le post de blog : Et la guerre surprit Titeuf au petit-déjeunerTout est parti d’un mail, envoyé lundi soir par la rédaction du Monde à plusieurs de ses dessinateurs-blogueurs leur demandant de réfléchir à un traitement de l’actualité liée à l’arrivée massive de migrants en Europe. « J’ai commencé les premières cases en dessin automatique. Le reste de l’histoire est venu d’une traite », raconte le Grand Prix d’Angoulême 2004, en confiant toutefois avoir dessiné cette séquence « en tremblant » et avec « la gorge serrée ». « Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner »La mort – symbolique, répétons-le – de ses personnages paraîtra sans doute insupportable aux yeux de ses plus jeunes lecteurs. Dès la troisième case, Titeuf voit ainsi son père enseveli sous les gravats après un bombardement. Son copain Manu est abattu sous ses yeux peu de temps après par un sniper. Sa maîtresse d’école est tuée sur le coup après que le bus scolaire eut sauté sur une mine. Toute aussi intenable est la fin de l’histoire où Titeuf, essayant de passer une frontière infranchissable, ne parvient pas à s’échapper d’un entrelacs de fils barbelés.« Ces scènes n’ont pas été faciles à dessiner, mais je crois qu’il fallait le faire. Je me suis dit que la mort de personnages familiers toucherait davantage que les images de réfugiés qui passent en boucle à la télé et qu’on ne veut pas regarder en raison de notre incroyable capacité au cynisme. »Zep n’a pas hésité, du coup, à bousculer une campagne de promotion battant son plein pour la sortie du tome 14 de Titeuf (Bienvenue en adolescence !, Glénat, 9,99 euros). Parmi les innombrables messages reçus sur son blog, plusieurs viennent d’enseignants demandant à pouvoir utiliser cette histoire pour évoquer en classe un drame qu’ils disent avoir du mal à aborder devant leurs élèves. « Bien sûr qu’ils le peuvent. Cette page est là pour tourner », appuie Zep qui se dit d’ailleurs prêt à l’offrir, pour sa communication, à une ONG travaillant en Syrie : « Si elle peut déclencher des choses, comme l’a fait la photo du petit garçon sur la plage, alors tant mieux. Ces gens en fuite [les réfugiés] ne sont pas des criminels. Ils ne viennent pas faire du tourisme en Europe. Ils appellent au secours. » Jeudi, journée spéciale sur Le Monde.fr #JourdemigrantsJeudi, la rédaction du Monde se mobilise avec près de trente reporteurs, en France, en Europe, en Afrique. De la frontière tuniso-libyenne à la gare de Munich, en Hongrie, en Macédoine ou sur l’île grecque de Lesbos, à Paris, à Lyon, à Marseille ou à Toulouse, ils décriront une journée parmi d’autres dans la vie de migrants.Retrouvez ces histoires, ces témoignages et les décryptages de nos journalistes lors de cette journée spéciale, dès 8 heures, jeudi 10 septembre, sur le live du Monde.fr, où nous répondrons également à vos questions, et sur Twitter et sur Instagram, avec le mot-clé #Jourdemigrants.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Dialogue entre Thomas Ostermeier et Denis Podalydès La culture, un supermarché de produits et d’événements ? La réinvention des médiastous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine De Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu.Voici la première sélection du Goncourt par ordre alphabétique d’auteurs : - Christine Angot, Un amour impossible (Flammarion) - Isabelle Autissier, Soudain, seuls (Stock) - Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) - Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel) - Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) - Nicolas Fargues, Au pays du p’tit (P.O.L.) - Jean Hatzfeld, Un papa de sang (Gallimard) - Hédi Kaddour, Les Prépondérants (Gallimard) - Simon Liberati, Eva (Stock) - Alain Mabanckou, Petit piment (Seuil) - Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble (Stock) - Thomas B. Reverdy, Il était une ville (Flammarion) - Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) - Denis Tillinac, Retiens ma nuit (Plon) - Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie (JC Lattès)Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En pleine rentrée littéraire, l’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, une BD et un essai.Roman. « Quand le diable sortit de la salle de bain », de Sophie DivryAprès la magnifique et mélancolique Condition pavillonnaire, Sophie Divry revient avec un texte drôle, ultra-inventif, un peu foutraque même – et qui pourra sans doute en agacer certains –, sur fond de précarité économique et de graves problèmes de société. De quoi s’agit-il ? Du diable que l’on tire par la queue quand on est aujourd’hui un écrivain ou un artiste, des factures pas prévues, des combines et de la faim qui tenaille parfois, des invitations à dîner qui n’arrivent pas, de l’indigence des relations virtuelles, du RSA, de l’écriture et de son inutilité sociale, du vide sidéral du Net, de la musique d’attente du serveur de Pôle emploi, de tout et de rien et surtout de rien, parce que c’est un sujet si riche, une vraie corne d’abondance, la pauvreté ! Florence Noiville Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry, Noir sur blanc, « Notabilia », 320 p., 18 euros.Lire aussi :Sophie dans la dèche, Divry dans l’inventionRoman. « Boussole », de Mathias EnardDans Boussole, il est souvent question d’opium, cette drogue qui, selon le narrateur, Franz Ritter, parvient à « nous tirer de nous-même et nous projeter dans le grand calme de l’universel ». S’extraire de soi, tendre vers l’autre, c’est tout le sujet du roman de Mathias Enard. Il couvre une nuit d’insomnie, à Vienne, de Franz, spécialiste des influences de l’Orient sur la musique européenne, qui se remémore sa vie, ses voyages à Istanbul, Damas, Téhéran, et l’histoire de son amour pour Sarah, laquelle a choisi comme objet de recherche l’attraction de l’Orient sur les aventuriers. Passage en revue des grandes figures de l’orientalisme, rêverie savante, mélancolique et fiévreuse, Boussole est un roman dans les sinuosités duquel le lecteur peut parfois se croire égaré, mais qui ne perd jamais son cap. Raphaëlle Leyris Boussole, de Mathias Enard, Actes Sud, 380 p., 21,80 euros.Lire aussi :Mathias Enard, la splendeur orientaleRoman. « Un papa de sang », de Jean HatzfeldCinquième livre de Jean Hatzfeld sur le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994 (800 000 morts en trois mois), ses séquelles, sa mémoire véhiculée par les rescapés, les tueurs et, aujourd’hui, par la deuxième génération, Un papa de sang marque à la fois une continuité et une nouvelle étape dans l’œuvre de l’écrivain. Vingt ans après, quel est l’héritage de la tragédie, le legs de l’innommable pour les familles des victimes, le poids du déni lorsque les pères ont commis des atrocités ? Comment vit-on avec l’absence ou la honte ? Les jeunes de Nyamata confient, avec pudeur, leurs regrets et leurs espoirs. Ils le font dans cette langue inouïe de beauté qu’est le kinyarwanda ou dans le superbe français en usage dans ce petit pays d’Afrique. Leurs portraits et leurs récits, retranscrits à la première personne, alternent avec des saynètes de la vie quotidienne (la pêche, la culture du manioc) et le retour de quelques personnages dont on avait découvert l’histoire précédemment. Ce livre, c’est grand-chose. Macha Séry Un papa de sang, de Jean Hatzfeld, Gallimard, 262 p., 19 euros.Lire aussi :Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »Roman. « La terre qui penche », de Carole MartinezCe qu’elle voudrait d’abord, c’est lire. Et écrire. Reconnaître enfin son nom et pouvoir le broder point à point au fil rouge sur sa chemise. Une manière de la ravauder d’ailleurs, car le devant du petit vêtement est tout déchiré. Quelle griffe, quelle morsure, a fait cet accroc ? Quel désordre l’a froissé ? Blanche aura bientôt 12 ans, l’âge où elle va mourir. Pas très étonnant dans ce XIVe siècle secoué par les guerres, la peste, les sécheresses et les famines. Mourir : c’est ce que son âme enfermée depuis des siècles dans son caveau croit avoir éprouvé. Mais elle n’en est plus bien sûre. La terre qui penche est l’étrange histoire d’une fillette un peu sauvageonne qui continue à vivre dans les souvenirs de son fantôme fatigué. Le nouveau roman de Carole Martinez est une descente en enfance profonde. Vers ce pays éloigné où l’on peut, sans danger, jouer à faire semblant. Le livre est envoûtant. Chargé d’évocations, de poésie, d’images. Pour remonter le temps, qui sait s’il ne faut pas commencer par la fin… Alors, le père de Blanche lui fait traverser la forêt pour la fiancer au fils simplet du châtelain du domaine des Murmures. Xavier Houssin La terre qui penche, de Carole Martinez, Gallimard, 366 p., 20 euros.Lire aussi :Carole Martinez, le goût du fabuleuxBD. « Tyler Cross 2. Angola », de Fabien Nury et BrünoC’est un peu le Graal des éditeurs de bande dessinée depuis la fin de l’âge d’or de la BD franco-belge : trouver une série grand public et de qualité, dotée d’un personnage récurrent dont les aventures seraient publiées à rythme régulier. Dargaud l’a peut-être découvert avec Tyler Cross, du nom d’un braqueur professionnel sévissant dans l’Amérique des années 1950. Le premier album, Black Rock, avait été un succès de l’année 2014 avec des ventes prometteuses (50 000 exemplaires) et l’attribution d’une demi-dizaine de prix (prix FNAC, prix de la BD du Point, prix Quai du Polar…). Le second, Angola, est parti pour marcher sur ses traces. Incarcéré pour vingt ans dans une prison d’Etat pour une arnaque à l’assurance, notre caïd au regard ténébreux s’est mis dans l’idée de s’évader de ce trou à rats tenu par la Mafia sicilienne, qui l’a transformé en « entreprise modèle », dans l’idée de faire du profit sur le dos des bagnards. Les influences cinématographiques du scénariste à succès Fabien Nury (Sam Peckinpah, Sergio Leone, Alan Pakula…) triomphent dans ce thriller sans morale porté par le dessin au cordeau de Brüno. Impitoyable, comme aurait dit Clint Eastwood. Frédéric Potet Tyler Cross 2. Angola, de Fabien Nury (scénario) et Brüno (dessin), Dargaud, 100 p., 16,95 euros.Essai. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », de Patrick SavidanLe livre du philosophe Patrick Savidan cherche à résoudre une énigme : pourquoi laissons-nous filer les inégalités alors que nous sommes attachés à la justice sociale ? Comment expliquer cet écart entre nos aspirations communes à plus de justice et nos choix (ou nos non-choix) par lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des conditions ? Essai clair et compact, Voulons-nous vraiment l’égalité ? creuse ce paradoxe et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance l’auteur, ce sont les bases politiques. Nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. En mettant ainsi le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte sa pierre à la réflexion et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale. Julie Clarini Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 euros.Lire aussi :L’inégalité malgré nous Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce sera finalement en octobre. Les 5es Rencontres internationales du dessin de presse organisées par le Mémorial de Caen auront bel et bien lieu, mais à l’automne, et non les 10 et 11 avril comme initialement prévu. Après avoir annoncé, jeudi 26 février, que la manifestation était annulée au printemps pour des raisons de sécurité, le directeur du site, Stéphane Grimaldi, a confié, vendredi 27 février, au Monde, que ce rassemblement d’une quarantaine de caricaturistes du monde entier se tiendrait six mois plus tard, en octobre, donc : « Cela fait quarante-huit heures que nous cherchions une autre date. C’est fait. Cela va nous laisser le temps pour reconfigurer notre événement. »Un certain nombre d’indices avait incité la direction du Mémorial à repousser ces Rencontres. Tout d’abord, le piratage – à six reprises depuis l’attaque contre Charlie Hebdo – du site Internet du musée. Celui-ci s’est notamment trouvé hors service pendant deux jours en janvier après avoir été visé par des hackers se présentant comme des islamistes tunisiens. Ensuite, les fusillades de Copenhague, les 14 et 15 février, ont eu pour effet de diffuser un sentiment d’inquiétude parmi certains des dessinateurs invités, en particulier étrangers. Si un seul des 44 auteurs attendus avait annulé sa venue, M. Grimaldi dit avoir reçu plusieurs courriers faisant part d’une vive appréhension.400 000 visiteurs chaque annéeLe Mémorial s’est enfin rendu compte que la sécurisation de la manifestation tenait de la gageure. Plusieurs interventions de caricaturistes devaient, en effet, se tenir à l’« extérieur » du site, en particulier à l’université de Caen et dans des lycées. « Cela devenait ingérable », explique M. Grimaldi. Quant au site lui-même, qui accueille chaque année 400 000 visiteurs, sa configuration rend impossible un filtrage total des allées et venues, comme ont pu le constater certains observateurs en accueillant, fin janvier, le 18e Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Ce report des Rencontres internationales du dessin de presse fait écho à la décision des autorités belges, le 21 janvier, d’annuler une exposition consacrée à Charlie Hebdo au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. Le bourgmestre de la ville et les forces de police avaient alors estimé que sa tenue pouvait faire courir un risque au personnel du musée et à la population de la commune.En Belgique, le Musée Hergé renonce à rendre hommage à « Charlie Hebdo »Aucun incident à AngoulêmeAucune reculade, en revanche, n’a eu lieu au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont la 42e édition s’est déroulée fin janvier. Montées à la hâte, deux expositions ont rendu hommage au journal satirique : l’une à l’intérieur même de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image ; l’autre dans les rues de la cité charentaise où des affiches représentant des « unes » de Charlie Hebdo – assez osées pour certaines – avaient été collées sur les panneaux électoraux. Aucun incident n’a été signalé. Pendant le festival, les autorités locales ont également rebaptisé la place des Halles en « place Charlie pour la défense de la liberté d’expression ».Festival d’Angoulême : une année particulièreD’hommage aux caricaturistes disparus, il sera également question fin septembre à l’Humour vache, un festival consacré au dessin de presse organisé depuis trente-quatre ans à Saint-Just-le-Martel, un village de Haute-Vienne. Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, tués dans les attentats des 7, 8 et 9 janvier, étaient des habitués de cette manifestation qui offre chaque année à son lauréat l’équivalent financier d’une vache en chair et en os. « Nous n’avons pas encore décidé de la forme que prendrait cet hommage, indique au Monde le responsable de la manifestation, Gérard Vandenbroucke. J’ai souhaité respecter une période de distanciation, au moins le temps que Charlie reparaisse, avant d’en parler aux familles des victimes. »Mines plombéesLe site Internet de l’Humour vache avait été piraté après l’affaire des caricatures danoises de 2005. Aucun signe, aucune menace, aucun message n’est arrivé au siège de l’association depuis la tuerie de Charlie Hebdo, sinon des « témoignages de sympathie ». « Il est vrai qu’on n’a encore rien annoncé de notre programme, c’est peut-être pour cela qu’on nous laisse tranquilles, ironise M. Vandenbroucke. Il va de soi que notre thématique, cette année, tournera autour de la liberté d’expression. »Après l’attentat contre « Charlie Hebdo », la BD solidaireFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno.En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’éditionEt c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle (le 14 février), sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après avoir l’obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste data-href="http://campus.lemonde.fr/campus/article/2015/01/28/une-ecole-de-manga-bac-5-ouvrira-en-septembre_4565084_4401467.html" data-layout="standard" data-action="recommend" data-show-faces="false" Human Academy, « l'école japonaise de manga, dessin animé, jeux vidéo », débarque en France à la rentrée 2015.  En provenance directe de l'archipel nippon, où elle compte dix-neuf écoles, elle s'installera à Angoulême, capitale de la bande dessinée, et a été annoncée à la veille de l'ouverture de son célèbre festival de BD. Elle partagera d'ailleurs le bâtiment de la Cité internationale de la bande dessinée, qui regroupe une bibliothèque de mangas et de bande dessinées, ainsi qu'un cinéma.Le cursus, accessible aux diplômés d'un bac + 3, durera deux années, gratifiées d'un diplôme national d'arts et techniques (DNAT), reconnu par l'Etat, équivalent à un bac + 5. Les apprentis mangakas se formeront au dessin japonais, à la scénarisation et à différents modes d'expression artistique. Des stages en entreprise et des voyages d'études au Japon sont prévus. L'objectif est de former des professionnels dans les milieux du dessin, de la bande dessinée, de l'édition, du graphisme, de l'animation ou encore de l'écriture de scénarios.Cette formation pourra accueillir 40 élèves, sélectionnés d'abord sur un portfolio et une lettre de motivation, puis sur concours écrit et oral. Les épreuves sont ouvertes aux détenteurs d'un bac + 3 dans les domaines de l'art, de l'animation ou des jeux vidéo. Les dates sont d'ores et déjà sur le site de la Human Academy. Les frais de scolarité s'élèveront à 7 000 euros par an.Inès Belgacem width="314" height="157" alt="Des jeunes volontaires s'occupent d'une femme handicapée, le 29 juillet 2010 sur la plage du Prado, à Marseille, dans le cadre de leur service civique. " src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/20/314x157/4559957_3_f28f_des-jeunes-volontaires-s-occupent-d-une-femme_c408619a7fc48e7a9b7304f164ca7326.jpg" Le service civique obligatoire enthousiasme les Français selon un sondage Un rapport commandé par le gouvernement, et gardé secret jusqu'ici, formule 41 propositions pour économiser 4 milliards d'euros par an. width="314" height="157" alt="Vos parents vous aident-ils pour vous orienter après le bac ?" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4567068_3_496b_vos-parents-vous-aident-ils-pour-vous-orienter_076772dd218a13fab726250cdfba14f7.jpg" Lycéennes, lycéens : vos parents vous aident-ils à vous orienter après le bac ? Lycéens de Saint-Denis, ils ne se reconnaissent pas dans ce qu’ont dit d’eux les médias, après la tuerie de Charlie Hebdo. width="314" height="157" alt="Orientation post-bac : comment vos parents s'impliquent-ils ?" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4566980_3_133d_orientation-post-bac-comment-vos-parents_8626ba80e6dc1b4f680e6e19507a6cb9.jpg" Lycéennes, lycéens : vos parents vous aident-ils à vous orienter après le bac ? Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les loisirs « interactifs » représentent 55 % du marché de l’entertainment : les jeux vidéos comptent notamment pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blue-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blue-ray. Le prix du Blue-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Sus à Amazon ! La médiatrice du livre, Laurence Engel, a estimé, dans un avis rendu public, jeudi 19 février, que les offres d’abonnement donnant un accès illimité aux livres numériques, comme celle nommée Kindle Unlimited, proposée par Amazon depuis décembre 2014, contrevenait à la loi française sur le prix unique du livre numérique, votée en 2011.Cette décision était très attendue par les éditeurs français, toujours sur la défensive face aux initiatives du géant américain, mais chez lesquels les avis sur le sujet commencent toutefois un peu à diverger.Amazon lance son forfait lecture en FrancePourquoi cet avis est-il rendu aujourd’hui ?Cet avis d’une trentaine de pages, le premier de la médiatrice du livre, ex-directrice de cabinet d’Aurélie Filippetti est une réponse à la saisine, faite en décembre 2014, par Fleur Pellerin, actuelle ministre de la culture, à la suite de la commercialisation par Amazon de son offre de lecture en illimité.Le géant américain a en effet lancé, en juillet 2014, sur son propre sol, le service Kindle unlimited, qui propose pour 9,99 euros par mois, un accès à près de 700 000 ouvrages à 99 % en anglais, et depuis le décline dans les différents pays où il est implanté.La médiatrice du livre devait répondre à deux questions principales, qui agitent le monde de l’édition depuis décembre 2014 : la loi de 2011 sur le prix du livre numérique s’applique-t-elle aux offres d’abonnement ? Et si oui, les offres d’abonnement illimité la respectent-elles ?Quelle est la réalité des services d’abonnement illimité en France ?Outre Amazon, deux autres acteurs hexagonaux, ont tenté d’émerger sur ce marché balbutiant : il s’agit de Youboox, créé en octobre 2012 et de YouScribe, lancé en mai 2014 par Juan Pirlot de Corbion, ex-fondateur du site Chapitre, revendu ensuite à France Loisirs.A l’instar de ce qui se fait pour la musique et le cinéma, le concept est d’offrir au consommateur, un forfait illimité de lecture, moyennant un abonnement mensuel de quelques euros.Que dit la loi française ?La France défend comme principe que l’éditeur doit avoir la maîtrise du prix des livres que ceux-ci soient édités en version papier ou numérique. Une règle dont le distributeur Amazon essaie en revanche de s’affranchir par tous les moyens.Dans son avis, la médiatrice du livre souligne que « la loi du 26 mai 2011 s’applique bien aux offres de location de livres et en particulier aux services de lecture numérique par abonnement. »«  Dès lors, poursuit-elle, les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives.»Dans ces conditions, Laurence Engel rappelle que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidement le streaming ne sont interdits par la loi », mais que ce sont aux offres commerciales actuellement proposées de se mettre en conformité avec la réglementation française.La position française est-elle partagée en Europe ?La France est, à ce jour, le seul pays à s’être prononcé contre ce nouveau type d’offre commerciale de lecture.« Le cadre de régulation qui prévaut en France pour le secteur du livre, à la fois souple et robuste, est la garantie d’un marché équilibré et d’une offre diverse. Dans un environnement dynamique, il ne constitue pas un frein à l’innovation et doit être préservé », défend Mme Engel.Ce propos est essentiellement à destination des autorités de Bruxelles qui voient d’un mauvais œil les règles du marché français, jugées trop protectionnistes à leurs yeux.Pour contester le bien fondé des règles nationales, la Commission européenne pourrait s’appuyer sur le montant du chiffre d’affaires du livre numérique, qui reste marginal en France en 2014 : 64 millions d’euros, soit 1,6 % du chiffre d’affaires total du secteur en valeur, et 2,4 % en volume, selon les chiffres de l’institut GfK.Quelle est la position des éditeurs ?A ce stade, les conclusions de Mme Engel répondent à un débat dans une large mesure théorique.En effet, les grandes maisons d’éditions ont, dans leur immense majorité, refusé de confier à Amazon leur catalogue pour l’usage des services de lecture en illimité. Que ce soient leurs nouveautés ou leur fond.Mais des divergences sont récemment apparues entre les éditeurs de BD d’une part, qui sont favorables aux forfaits de lecture et se sont notamment associés dans la plate-forme de BD numérique en ligne Izneo, et les trois principaux éditeurs français d’autre part, Hachette, Editis et Madrigall, partisans d’un statu quo.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015.Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Romancière, journaliste, polémiste, personne naguère très en vue dans le Paris littéraire, Geneviève Dormann, née le 24 septembre 1933, est morte vendredi 13 février à Paris, à l’âge de 81 ans.Son père, Maurice Dormann (1878-1947), d’abord typographe, était devenu directeur de l’imprimerie du journal Le Réveil d’Etampes. Grièvement blessé et mutilé pendant la Grande Guerre, en 1916, il s’était beaucoup occupé, après la guerre, des blessés. Il a été député radical indépendant de Seine-et-Oise de 1928 à 1936, puis sénateur de 1936 à 1940.Les journaux et la politique étaient donc présents très tôt dans la vie de Geneviève Dormann. Elle a aimé le journalisme, qu’elle a exercé notamment au Point, à Marie Claire et à la radio. Mais, dès 1957, elle a commencé une carrière d’écrivaine, d’abord avec un recueil de nouvelles, La Première Pierre (Seuil), puis avec des romans, une quinzaine en tout, jusqu’à Adieu, phénomène (Albin Michel, 1999).Esprit qui se voulait libre, elle aimait les voyages, l’aventure. C’était une belle femme blonde, séduisante, courtisée. Elle a été, des années 1960 aux années 1990, une figure du journalisme et de la littérature qui laissait rarement indifférent. Elle se revendiquait comme une femme de caractère, insolente, impétueuse, et ayant à l’extrême le goût de la polémique. Elle tenait volontiers des propos provocateurs, voire injurieux, qui partaient certainement d’une conviction, mais qui étaient d’abord faits pour choquer. Elle se disait « maurrassienne », « pour les élites et contre le suffrage universel ».« Anticommuniste, antiféministe, anti… »« Certains l’appellent Doberman, écrivait Pierre Assouline dans Lire en mai 1989. Non qu’elle ait un caractère de chien. Mais ses philippiques sont souvent perçues comme des aboiements. C’est qu’elle ne mâche pas ses mots, la Dormann. Anticommuniste, anticonformiste, antiféministe, anti… beaucoup de choses ! Elle a en elle une inépuisable capacité de refus. A l’ère du consensus, il en faut moins pour se singulariser. »De ses philippiques douteuses, on préférerait oublier sa participation au n° 80 du Crapouillot en 1985 et son fameux « les juifs m’emmerdent », qui avait suscité notamment une réponse lapidaire – « Et comment, Madame Dormann, et comment ! » – de Guy Konopnicki, dans Information juive.Dans un très long entretien à Lire en 1989, elle fustigeait la droite, censée être sa famille politique : « Elle est inexistante. Elle m’emmerde. Elle n’ose pas prendre les voix du Front national. » Elle se disait « pas du tout européenne », mais « d’un clocher ».« Ce livre [“Le Bal du dodo”], je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs »Dans un entretien à Elle, quinze ans plus tôt, en 1974, elle s’en prenait, cela n’étonnera personne, au féminisme et à Simone de Beauvoir : « Je ne me gâtais pas le tempérament à lire Beauvoir. Des heureuses qui ne l’ont jamais lue, j’en vois : elles sont assises à une terrasse des Champs-Elysées pendant mes heures ouvrables. Pas l’air froissé par l’oppression masculine. »En 1989 encore, l’annonce du Grand Prix du roman de l’Académie française, qui lui avait été attribué pour Le Bal du dodo (Albin Michel), avait été relayée dans Le Monde avec une certaine ironie. Il est certain qu’il y avait cette année-là des livres plus attrayants que cette histoire qui s’étire sur 370 pages, dans une île Maurice où des jeunes gens trop épris vont être séparés – on peut préférer Paul et Virginie. Geneviève Dormann elle-même, avec son amour de la provocation, avait fait une quatrième de couverture propre à susciter la moquerie, affirmant : « Ce livre, je l’ai écrit toute seule, à la main, sans nègres ni ordinateurs, en m’appliquant pour m’amuser et distraire mes lecteurs. »Si l’on veut relire Geneviève Dormann, on peut aller plutôt du côté de Fleur de péché (Seuil, Grand prix de la ville de Paris 1980) ou du Roman de Sophie Trébuchet (Albin Michel, prix Kléber-Haedens 1983), où elle ressuscite avec bonheur la figure de la mère de Victor Hugo. Et pour garder le meilleur souvenir de Geneviève Dormann, il faut lire son essai biographique sur Colette, Amoureuse Colette (Herscher, 1984), un album où de magnifiques photos ont été rassemblées par Sylvie Delassus, et l’hommage de Geneviève Dormann à une femme qu’elle admirait et dont elle était une lectrice passionnée.Josyane SavigneauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Philippe-Jean Catinchi Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 eurosPhilippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 07.02.2015 à 18h56 | Raphaëlle Leyris Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.  Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine.Parcours1977 Chimamanda Ngozi Adichie naît à Enugu (Nigeria).1996 Elle part poursuivre ses études universitaires aux Etats-Unis.2003 L’Hibiscus pourpre (Anne Carrière, 2004).2006 L’Autre Moitié du soleil ­ (Gallimard, 2008).2009 Autour de ton cou, recueil de nouvelles (Gallimard, 2013).2013-2015 Americanah s’est vendu, en langue anglaise, à un demi-million d’exemplaires.Critique. Une « Noire non américaine » Catherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 02.02.2015 à 20h48 • Mis à jour le03.02.2015 à 09h50 | Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Olivier Dumons « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.   En quelques mois, de prototypes (du cahier et de l’application) en enregistrements des bandes-son et animations 2D/3D, en passant par l’élaboration du scénario, le Cahier de dessin animé prend forme. Le principe est simple : l’enfant colorie les 16 pages du cahier, les prend en photo sur un smartphone ou une tablette, et obtient quasi instantanément un petit film d’animation. Il découvre ainsi l’histoire à laquelle il a participé. La magie réside dans l’application dédiée Wakatoon, qui identifie les dessins des personnages et animaux ainsi coloriés. On retrouve à l’écran le style de chaque enfant, jusque dans ses bavures et dépassements.Partager un moment complice avec ses parents, devenir acteur de sa création, en apprendre davantage sur les animaux, mais aussi et surtout « perpétuer les outils de création artistique traditionnels » comme le rappelle Pierrick, l’ingénieur : cette innovation ludique est l’illustration de ce que peut donner la symbiose réussie du papier et du numérique. Le Cahier de dessin animé, de Claire Faÿ et Pierrick Chabi, Editions animées, 16 p., 12,90 €. Application Wakatoon pour iOs ou Androïd gratuite. http://www.cahier-anime.com/Olivier DumonsJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alain Beuve-Méry Le marché français de l’« entertainment » (musique, vidéos, jeux vidéo, livres…) souffre. Les dépenses des ménages dans ce domaine ont reculé de 4,6 % en 2014, à 7,2 milliards d’euros, selon les données communiquées, jeudi 5 février, par le cabinet d’études GFK.La hausse des achats « dématérialisés » (1,13 milliard d’euros au total, en hausse de 6 %) ne compense pas le déclin des achats des supports physiques (6,07 milliards d’euros au total). En 2013, les ventes « dématérialisées » avaient progressé de 23 %.Les livres représentent 55 % du marché de l’entertainment, et les loisir interactifs le reste : les jeux vidéos comptent pour 22 % des dépenses, la vidéo pour 15 %, la musique pour 8 %.À lui seul, le streaming, que ce soit pour écouter de la musique ou regarder des documents vidéos, représente 37 % des achats « dématérialisés ».Les achats de vidéos reculent de 10 %Le premier loisir plébiscité par les Français est le cinéma (62 % d’entre eux). Ce dernier se porte mieux que le secteur de la vidéo : les ventes dans ce dernier domaine sont en recul de 10 %. Aujourd’hui, une bonne année cinéma n’induit pas forcément une bonne année vidéo.Le marché de la vidéo est passé de 2,4 milliards d’euros en 2004 à 800 millions d’euros en 2014.La baisse des dépenses dans la vidéo est de 14 % pour les achats de supports physiques et de 8 % pour les achats numériques.Les achats de DVD classiques représentent 76 % du marché de la vidéo physique, alors que le Blu-Ray plafonne à 24 % : ce dernier ne prend pas dans la population.En France, on compte 11,2 millions de lecteurs de DVD installés, contre 1,5 million de lecteurs Blu-ray. Le prix du Blu-Ray est jugé trop cher (23 euros en moyenne).La VOD (vidéo à la demande) a vu ses ventes passer de 152 millions d’euros en 2010 à 259 millions d’euros en 2014.Elle devrait encore croître cette année, alors que les achats de supports physiques baisseraient encore de 15 %.Le marché des jeux vidéos est en croissance : + 3 %, à 2,6 milliards d’euros. Les achats de jeux sur supports physiques sont notamment en progression de 1 %, à 1,9 milliard d’euros. Il s’agit du seul marché physique qui affiche une hausse.Le marché de la musique reste difficile. Les ventes s’élèvent à 786 millions d’euros. Le streaming (150 millions d’euros) l’emporte sur le téléchargement (97 millions d’euros). Et le marché du CD poursuit son déclin (490 millions).Le livre est toujours en repliLe marché du livre en France a accusé un nouveau repli en 2014. Les ventes, tous types de supports confondus, sont en recul de 1,1%, selon les chiffres de la société d’études GfK, communiqués jeudi 5 février.Doucement, mais inexorablement, le marché du livre s'effrite depuis trois ans. En 2013, il avait enregistré un recul de 2,7 %, passant symboliquement, pour la première fois, sous le seuil des 4 milliards d'euros, pour atteindre 3,9 milliards.Ce sont les ventes de livres « physiques » qui reculent toujours : en 2014, elles ont baissé pour la quatrième année consécutive, relève GfK.Les ventes de livres numérique progressent, mais leur croissance est « plus faible qu’attendue », pointe le cabinet d’études, et cette hausse ne vient « compenser que partiellement » le repli du livre « papier ».Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Quand, en 1963, un journaliste américain interrogea Harper Lee sur l'état d'avancement de son deuxième roman, l'écrivaine, alors âgée de 37 ans, répondit dans un soupir : « J'espère être encore de ce monde quand il sera publié. » Elle l'est encore, cinquante-deux ans plus tard, pour s'associer à la nouvelle que des millions de lecteurs attendaient depuis cette époque, et qui a été délivrée, mardi 3 février : Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960) ne restera finalement pas dans l'histoire comme l'unique roman de cette grande représentante du Sud américain, ainsi que chacun avait fini par se résoudre à le croire. La maison d'édition Harper a annoncé dans un communiqué qu'elle fera paraître à l'été prochain Go Set a Watchman (« Va, place un guetteur », citation du livre d'Esaïe, 21.6). Tirage de départ : deux millions d'exemplaires, pour un ouvrage de 304 pages.Il ne s'agit pas d'un livre que Harper Lee aurait passé cinq décennies à écrire : Go Set a Watchman a été rédigé au mitan des années 1950, avant Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, dont il est la matrice, tout en racontant des événements postérieurs. Son personnage principal est une femme adulte, Scout, qui vit à New York et retourne voir son père en Alabama, où elle a grandi ; dans le communiqué de Harper, l'écrivaine explique que l'éditeur auquel elle présenta le texte à la fin des années 1950, « enthousiasmé par les flashbacks dans l'enfance de Scout », la persuada d'écrire un roman du point de vue de Scout petite. « J'étais une débutante, et j'ai fait ce qui m'était demandé », poursuit-elle, tout en disant qu'elle voyait à l'époque dans le texte initial « une réalisation acceptable ». Elle en avait oublié l'existence jusqu'à ce qu'il soit retrouvé cet automne par son avocate, Tonja Carter, accroché à un tapuscrit original de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. « Après avoir beaucoup réfléchi et hésité, je l'ai fait lire à une poignée de personnes de confiance, et j'ai été ravie d'apprendre qu'ils jugeaient le texte digne d'être publié. »Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (qui porte ce titre en France depuis 2005 et sa reparution chez De Fallois, après avoir été Quand meurt le rossignol, au Livre contemporain, en 1961, et Alouette, je te plumerai, chez Julliard, en 1989) est situé dans l'Alabama des années 1930. Le père de la jeune Scout, Atticus Finch, y est un avocat intègre, qui défend un homme noir injustement accusé du viol d'une femme blanche.PRIX PULITZERSa narration généreuse, empreinte d'humour, sa grande richesse, ont fait de ce roman sur le racisme, la lutte des classes et la vie dans un petit village du Sud profond un classique instantané, récompensé en 1961 par le prix Pulitzer, adapté au cinéma la même année par Robert Mulligan – le film Du Silence et des ombres a valu à Gregory Peck un Oscar pour son interprétation d'Atticus –, avant d'être étudié dans les lycées américains, vendu à 30 millions d'exemplaires pour sa seule version orginale, et traduit dans quarante langues.Ce succès, l'un des plus importants de l'histoire de la littérature, fit immédiatement peser sur l'auteure de 34 ans une pression terrible, dans l'attente de son deuxième livre. En 1964, Harper Lee déclarait à un journaliste n'avoir plus aucune confiance en elle : « Je n'ai jamais eu autant la trouille que maintenant .» Ce fut du reste l'un de ses derniers entretiens : cette année là, Harper Lee cessa de parler à la presse – sans pour autant se draper dans le mystère façon JD Salinger –, ce qui attisa la curiosité et les spéculations. D'autant que son nom fut associé à un autre livre au succès monstre : De Sang Froid (1966), de Truman Capote, son ami d'enfance (il apparaît dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur). A partir de l'hiver 1959-1960, Harper Lee avait effectué avec lui toute l'enquête sur le meurtre d'une famille de Hollocomb par deux hommes ; quand le livre parut, elle fut seulement remerciée en apparaissant comme dédicataire, sans autre mention de son implication. Cet effacement de son rôle et le triomphe de son ami l'auraient profondément blessée. Quelle qu'en soit la raison, « sa plume s'est figée », comme l'a dit son éditeur, Tay Hohoff, à son biographe, Charles J. Shields. Et Tay Hohoff a fini par cesser d'attendre qu'elle lui livre la suite d'un roman entamé au début des années 1960, The Long Goodbye (Le Long Adieu).Harper Lee n'en tomba pour autant jamais dans l'oubli ; en 2007, elle se vit remettre par George Bush la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distiction que puisse recevoir un civil américain ; mais elle ne prononça pas de discours à cette occasion. Les éditions Harper ont d'ailleurs déjà prévenu que Harper Lee n'assurerait pas la promotion de Go Set a Watchman, qui paraîtra le 14 juillet, cinquante-cinq ans presque jour pour jour après Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cédric Pietralunga Record battu ! La couverture originale de L’Etoile mystérieuse, le dixième album des Aventures de Tintin, a été vendue 2,5 millions d’euros lors de la Brafa (Brussels Antiques and Fine Art Fair), une importante foire d’art et d’antiquités, dont la soixantième édition s’est tenue à Bruxelles du 24 janvier au 1er février.C’est presque deux fois plus que le précédent record pour une couverture signée Hergé : en 2012, la gouache qui ornait les premiers albums de Tintin en Amérique avait trouvé preneur à 1,3 million d’euros (frais inclus) lors d’une vacation de la maison Artcurial.« C’est la plus grosse vente de ma carrière, s’enthousiasme Alain Huberty, cofondateur de la galerie belge Huberty-Breyne, qui a réalisé la transaction. J’ai été contacté par un cabinet d’avocats anglais, je ne connais pas l’acheteur. C’est un peu curieux mais cela correspond aux pratiques à ce niveau de prix. »L’attrait croissant pour la BD des collectionneursCe dessin de Hergé est, il est vrai, l’une des quatre seules couvertures de Tintin détenues en collection privée. Les dix-neuf autres appartiennent à Fanny Rodwell, la seconde femme du dessinateur belge, même si la fondation Moulinsart, qui gère les droits de l’œuvre de Hergé, refuse de confirmer ce chiffre. Or, Mme Rodwell, aujourd’hui âgée de 80 ans, a toujours exclu de vendre ne serait-ce qu’un croquis de son illustre mari, en tout cas de son vivant.Réalisé à l’encre de Chine, au format 30 x 41 centimètres, le dessin vendu à la Brafa est utilisé en couverture de l’album depuis 1942, date de la première parution de L’Etoile mystérieuse. On y voit Tintin et Milou sursauter devant l’apparition d’un champignon géant, touché par une météorite composée d’un métal inconnu aux pouvoirs extraordinaires.Cette vente illustre l’attrait croissant des collectionneurs d’art pour la bande dessinée et pour Hergé en particulier. Depuis quelques années, la cote de l’auteur belge décédé en 1983 ne cesse de grimper. Le 14 décembre, une couverture du Petit Vingtième représentant une scène du Sceptre d’Ottokar a ainsi été adjugée 539 880 euros (frais inclus) lors d’une vente aux enchères organisée par Millon, du jamais-vu.De même, le record mondial de la plus grosse transaction pour une oeuvre de bande dessinée est détenu depuis mai par une illustration de Hergé utilisée dans les pages de garde des albums de Tintin. Réalisée en 1937 et représentant le héros dans 34 situations, elle a été vendue 2,65 millions d’euros (frais inclus) à un collectionneur américain par la maison Artcurial.« Mais cet engouement ne se résume pas à Hergé, de nombreux autres auteurs intéressent aujourd’hui les collectionneurs », précise M. Huberty. De fait, le galeriste assure avoir vendu près d’une centaine d’oeuvres présentées sur son stand à la Brafa. Une planche des Tigres volants signée Victor Hubinon a ainsi été cédée 35000 euros et une autre de Robert Crumb, issue de l’album The Book of Mr Natural, a trouvé preneur pour 14000 euros.Une toile réalisée par Philippe Geluck, l’auteur star du Chat, a également été vendue 21000 euros. De nombreuses oeuvres de François Avril, dont le travail se situe à la frontière de la peinture et de la bande dessinée, ont aussi été achetées, avec notamment une toile acquise pour 14000 euros.Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter 01.02.2015 à 17h51 • Mis à jour le02.02.2015 à 07h40 | Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême) Riad Sattouf a reçu le Fauve d’or du meilleur album dimanche pour le premier tome de L’Arabe du futur, seulement cinq ans après l’avoir obtenu pour le tome 3 des aventures de son héros protéiné Pascal Brutal. Publié chez un nouveau venu sur le marché de l’édition, Allary éditions, L’Arabe du futur est un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte une courte période de son enfance, où ses parents ont emménagé dans la Libye du général Kadhafi puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad. En gestation depuis le déclenchement, il y a quatre ans, de la guerre en Syrie (le pays natal de son père), ce roman graphique prévu en trois tomes se terminera en 2016 avec le récit de l’exil en France d’une partie de sa famille, originaire de Homs. Notre collaboratrice Cathia Engelbach, chroniqueuse au blog Les Petits Miquets, avait rédigé la critique suivante en décembre dernier à propos de ce livre :Lui, c’est Riad, petit bout d’homme de 2 ans, rejeton autoproclamé « parfait » d’une mère bretonne, dont il a hérité la chevelure blonde, et d’un père syrien issu d’un milieu paysan très pauvre. Suite à une thèse de doctorat en histoire contemporaine à la Sorbonne, ce dernier embarque femme et enfant dans la Libye de Kadhafi, puis dans la Syrie d’Hafez Al-Assad en 1984. Obsédé par l’idée d’un panarabisme progressiste, sa transhumance au Moyen-Orient se fait avec cette pensée unique érigée en marotte : épousseter le monde arabe de tout obscurantisme religieux et faire de l’éducation l’accès royal aux lettres dorées de « l’arabe du futur ».Pour Riad Sattouf, rompu à l’exercice des saynètes caustiques, par bulles (le père de l’antihéros à la testostérone amphigourique Pascal Brutal, c’est lui) ou par écrans interposés (le film Les Beaux Gosses, c’est lui aussi), l’idée de ce récit remonte au début de la guerre civile syrienne, en mars 2011. L’incursion de l’histoire personnelle dans la grande histoire donne une dimension sociologique à l’album à travers l’œil naïf de l’enfant qu’il était. Par accumulation de micro-tableaux faussement anecdotiques, tantôt persifleurs, tantôt ubuesques, il confirme que l’autobiographie est l’un des parents riches de la bande dessinée actuelle.A lire également : Riad Sattouf, retour à la ligneLe jury a par ailleurs attribué son prix spécial à Chris Ware pour son livre-monde Building Stories (Delcourt) et le prix de la meilleure série à Lastman (Casterman), le manga français du trio Bastien Vivès, Mickaël Sanlaville et Balak. Le Japonais Katsuhiro Otomo, créateur de la série « Akira », avait été désigné jeudi Grand prix 2015 pour l’ensemble de son œuvre. Les autres principaux prix :- Prix révélation : Yekini le roi des arènes (FLBLB), par Lisa Lugrin et Clément Xavier- Prix du patrimoine : San Mao (Fei Editions), par Zhang Leping- Prix du public : Les Vieux fourneaux (Dargaud), par Wilfrid Lupano et Paul Cauuet- Prix du polar : Petites coupures à Shioguni (Philippe Picquier), par Florent Chavouet- Prix jeunesse : Les Royaumes du Nord, tome 1 (Gallimard), par Clément Oubrerie et Stéphane Melchior.Frédéric Potet (envoyé spécial à Angoulême)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Mort le 24 janvier 1965, il y a 50 ans, Winston Churchill a été mis à l'honneur cette semaine par les autorités britanniques qui ont appelé les internautes à livrer leurs citations préférées du « Vieux Lion » sur Twitter :What are your favourite #ChurchillQuotes? Here I talk about mine - I hope you'll share yours to mark #Churchill2015:— David Cameron (@David_Cameron)require(["twitter/widgets"]);Problème, parmi les nombreuses citations qui lui sont attribuées, plusieurs le sont à tort.Biographe zéléComme pour nombre de célébrités, Winston Churchill n'a pas dit tout ce qu'on lui attribue. Souvent, les citations sont devenues des aphorismes après avoir été reformulées par un biographe zélé. L'Américain Richard Langworth, ami de la fille benjamine de Winston Churchill, Mary, répertorie ces fausses citations dans le cadre des travaux menés par le Churchill Centre, basé dans l'Illinois.Par exemple, Le Dernier Lion, de l'historien William Manchester, regorge de ces bons mots qu'on ne retrouve cités nulle part ailleurs, comme :« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »Cette pique aurait été adressée à Neville Chamberlain, alors premier ministre, juste après la conférence de Munich, en 1938.Rien ne vient l'attester, hormis le livre de M. Manchester. Selon Richard Langworth, il s'agirait plutôt de la réécriture d'une phrase extraite d'une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J'ai l'impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j'ai assez peu de doute sur l'issue de ce choix. »L'art de la citationParfois, Winston Churchill, fin lettré, ne fait que citer, sans le préciser, d'autres auteurs, comme dans le trait d'esprit suivant :« J'ai des goûts simples, je me contente du meilleur. »C'est ce que Winston Churchill aurait dit au directeur de l'hôtel Plaza à New York, en 1929 ou en 1931. Mais il est probable qu'il faisait référence à la pièce de son ami George Bernard Shaw, La Commandante Barbara, qui date de 1905 : « Je connais les gens comme Adolphus, calmes, simples, raffinés, poétiques – qui se contentent du meilleur ! »Ou encore :« Le courage est la plus grande des vertus car c'est celle qui présuppose toutes les autres. »Ici, Churchill citait Samuel Johnson, l'un des principaux hommes de lettres britanniques, auquel James Boswell attribue cette phrase dans sa biographie de l'auteur du XVIIIe siècle.« Je vais faire un long discours aujourd'hui ; je n'ai pas eu le temps d'en préparer un court. »Si l'homme d'Etat a un jour prononcé cette phrase, il ne faisait que reprendre Blaise Pascal : « Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte » (Les Provinciales, 16e lettre).Vrai charisme, fausse paternitéIl arrive que la paternité de certaines citations ait été tout bonnement refusée à de moins célèbres orateurs que le charismatique chef d'Etat... au profit de ce dernier :« La croix la plus lourde que j'ai jamais eue à porter est la croix de Lorraine. »Cette référence à l'influence du général de Gaulle (à l'initiative de ce symbole de la France libre sous l'occupation) est en fait un mot du général Edward Spears, représentant en France de Winston Churchill.Autre citation mal attribuée, reprise sur la page Facebook d'Eric Zemmour :« Les fascistes d'aujourd'hui seront les antifascistes de demain. »Il s'agirait en fait de la phrase d'un homme politique américain controversé, Huey Long, qui aurait déclaré : « Quand le fascisme arrivera aux Etats-Unis, on l'appellera antifascisme ! »Des inventions de toutes pièces ?Enfin, dernier cas, et non le moins rare, la citation dont il est impossible de garantir qu'elle vient vraiment de Churchill.« Bien que j'aie été présent [à ma naissance], je n'ai pas de souvenir clair des événements qui y ont abouti. »Ou encore :« Ne me parlez pas de traditions dans la marine. Il n'y a que le rhum, la sodomie et le fouet. »Premier lord de l'amirauté, Winston Churchill ne tenait probablement pas ces propos, même s'il connaissait les expressions grivoises de la marine.Ou enfin, cette formule, repris dans une publicité pour le fabricant d'armes Lockheed Martin : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons, mais nous lui donnons un sens avec ce que nous offrons. » Un bel aphorisme... probablement créé de toutes pièces.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Cinq cents personnes environ ont pris part, samedi dans les rues d’Angoulême, à la marche des « auteurs pour la création », en marge du Festival international de la bande dessinée. Regroupés derrière une banderole sur laquelle était écrit « Sans les auteurs, plus de BD. Les auteurs plus qu’à poil », les professionnels du 9e art entendaient protester contre la précarisation grandissante de leur métier, incarnée par un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire, alors que la grande majorité d’entre eux ne gagne pas le smic. Il est 14 h 30 quand le cortège s’élance depuis la place du Champ-de-mars, devant le « Monde des bulles », l’un des principaux espaces du FIBD. Longtemps réputé pour son individualisme et son manque d’organisation, le petit monde de la bande dessinée a à cœur de démontrer le contraire, même s’il apparaît vite évident qu’il n’a pas l’habitude de ce genre de rassemblement. L’ambiance est bon enfant ; elle va vite devenir potache, en raison, notamment, de l’absence de slogans préalablement préparés.« Trouvez-nous un slogan ! »Au premier rang, Lewis Trondheim et Fabrice Neaud s’improvisent en meneurs de troupe. « Trouvez-nous un slogan ! », lance le premier. Dans un épanchement continu de franche rigolade suivront des « Ils sont méchants, pas nous », « Le soleil est avec nous » et autres « CRS = Tendresse ». A mi-chemin, le rédacteur en chef de Fluide Glacial, Yan Lindingre, harangue la foule d’un ton gaullien, depuis la fenêtre d’un immeuble du centre-ville : « Auteurs de BD, je vous ai compris. »Moins d’une heure après son départ, le cortège arrive à son point d’arrivée, l’Hôtel de ville d’Angoulême, au fronton duquel a été accrochée une banderole énumérant les noms des victimes des attentats des 7 et 9 janvier. Parole est alors donnée au scénariste Fabien Velhmann.« A l’heure où, dans notre profession, certains se prennent à douter, se demandent si ce qu’ils font a un sens, s’il y a encore le moindre intérêt à faire nos petites cases à la con, nos petites BD tout seul dans notre coin, ces meurtres constituent une violente et aberrante piqûre de rappel : il faut croire que dessiner peut parfois avoir du poids, puisqu’on peut se faire tuer pour ça, déclare-t-il. Le paradoxe absolu de cette situation, c’est qu’alors même que l’on voit fleurir partout les preuves d’un puissant attachement au dessin, à la liberté d’expression et à la culture, notre profession se porte mal, nous obligeant aujourd’hui à manifester notre colère. »« Colère »L’objet de ladite « colère » est une lettre du président du conseil d’administration du Régime de retraite complémentaire des artistes et auteurs professionnels (RAAP) de mai 2014 annonçant une réforme du système existant, dont les modalités feraient diminuer de 8 % les revenus des cotisants. La mesure a provoqué un tollé au sein de la profession, en partie rassemblée au sein du groupement bande dessinée du Syndicat national des auteurs et compositeurs (SNAC).Las des débats infructueux depuis six mois, le mouvement a décidé de s’adresser directement au chef de l’Etat, François Hollande. « Nous vous demandons, monsieur le président, de prendre vos responsabilités et de négocier avec les véritables partenaires sociaux : les organisations représentatives des auteurs et artistes, a lancé Fabien Vehlmann. Monsieur le président, faut-il vous rappeler que les auteurs et les artistes, outre leur importance symbolique et culturelle, sont aussi à l’origine d’une richesse économique qui confère à leur secteur la troisième place de contributeur au PIB, devant l’industrie automobile ? »Un temps pressenti, François Hollande ne viendra finalement pas à Angoulême pendant le festival. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, sera là en revanche dimanche. Il y a de fortes chances pour qu’elle soit interpellée sur le sujet.Frédéric Potet (Angoulême, envoyé spécial)Journaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit « troll », hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses trolls ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite. Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson. C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975.Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction. Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste data-href="http://campus.lemonde.fr/campus/article/2015/01/28/une-ecole-de-manga-bac-5-ouvrira-en-septembre_4565084_4401467.html" data-layout="standard" data-action="recommend" data-show-faces="false" Human Academy, « l'école japonaise de manga, dessin animé, jeux vidéo », débarque en France à la rentrée 2015.  En provenance directe de l'archipel nippon, où elle compte dix-neuf écoles, elle s'installera à Angoulême, capitale de la bande dessinée, et a été annoncée à la veille de l'ouverture de son célèbre festival de BD. Elle partagera d'ailleurs le bâtiment de la Cité internationale de la bande dessinée, qui regroupe une bibliothèque de mangas et de bande dessinées, ainsi qu'un cinéma.Le cursus, accessible aux diplômés d'un bac + 3, durera deux années, gratifiées d'un diplôme national d'arts et techniques (DNAT), reconnu par l'Etat, équivalent à un bac + 5. Les apprentis mangakas se formeront au dessin japonais, à la scénarisation et à différents modes d'expression artistique. Des stages en entreprise et des voyages d'études au Japon sont prévus. L'objectif est de former des professionnels dans les milieux du dessin, de la bande dessinée, de l'édition, du graphisme, de l'animation ou encore de l'écriture de scénarios.Cette formation pourra accueillir 40 élèves, sélectionnés d'abord sur un portfolio et une lettre de motivation, puis sur concours écrit et oral. Les épreuves sont ouvertes aux détenteurs d'un bac + 3 dans les domaines de l'art, de l'animation ou des jeux vidéo. Les dates sont d'ores et déjà sur le site de la Human Academy. Les frais de scolarité s'élèveront à 7 000 euros par an.Inès Belgacem width="314" height="157" alt="Des jeunes volontaires s'occupent d'une femme handicapée, le 29 juillet 2010 sur la plage du Prado, à Marseille, dans le cadre de leur service civique. " src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/20/314x157/4559957_3_f28f_des-jeunes-volontaires-s-occupent-d-une-femme_c408619a7fc48e7a9b7304f164ca7326.jpg" Le service civique obligatoire enthousiasme les Français selon un sondage Un rapport commandé par le gouvernement, et gardé secret jusqu'ici, formule 41 propositions pour économiser 4 milliards d'euros par an. width="314" height="157" alt="Vos parents vous aident-ils pour vous orienter après le bac ?" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4567068_3_496b_vos-parents-vous-aident-ils-pour-vous-orienter_076772dd218a13fab726250cdfba14f7.jpg" Lycéennes, lycéens : vos parents vous aident-ils à vous orienter après le bac ? Lycéens de Saint-Denis, ils ne se reconnaissent pas dans ce qu’ont dit d’eux les médias, après la tuerie de Charlie Hebdo. width="314" height="157" alt="Orientation post-bac : comment vos parents s'impliquent-ils ?" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4566980_3_133d_orientation-post-bac-comment-vos-parents_8626ba80e6dc1b4f680e6e19507a6cb9.jpg" Lycéennes, lycéens : vos parents vous aident-ils à vous orienter après le bac ? Philippe-Jean Catinchi Disparu à 90 ans le 1er avril 2014, le médiéviste Jacques Le Goff occupait une place unique dans le champ de sa discipline. Par son parcours, mais surtout par la singularité de ses approches, sa façon de concilier le temps long cher à Fernand Braudel et d'autres temporalités dont il a su tisser les liens, échappant à la tentation du dogme pour toujours s'inscrire au plus près de l'humain.Lire aussi : Jacques Le Goff, mort d'un « ogre historien »Près d'un an après sa mort, la Bibliothèque nationale de France (BNF), en partenariat avec l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que Jacques Le Goff fonda à partir de la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) et dont il assura la présidence de 1975 à 1977, a tenu à rendre hommage à l'érudit et au penseur, comme à l'homme engagé et au passeur infatigable. Consacrée à Conjurer la peur, le bel essai de Patrick Boucheron sur le bon gouvernement à Sienne, la dernière émission des « Lundis de l'Histoire », qu'il anima pendant plus de 45 ans sur France Culture, fut diffusée le 31 mars, quelques heures seulement avant son décès.Une œuvre novatriceDes quatre tables rondes – dont deux ont été confiées à des médiévistes (Patrick Boucheron et Didier Lett) –, on retiendra la singularité résolue de l'œuvre. Si novatrice qu'elle a prolongé les réticences de certaines écoles nationales à emprunter les voies ouvertes par les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre – ce que l'on appelle par commodité « l'Ecole des Annales ».Les invités étaient nombreux, des piliers de l'EHESS (Alain Touraine, Jacques Revel, Marc Augé, Alain Boureau, André Burguière) aux témoins émouvants des premiers séminaires de Le Goff (Christiane Klapisch-Zuber), des compagnons de longue date (Pierre Nora pour l'édition, Michèle Perrot pour la radio, Krzysztof Pomian pour l'âme polonaise de Jacques) ou d'autres plus récemment croisés (Michel Pastoureau, que les conseils de Le Goff guident encore, ou Aurélien Gros, qui eut la charge de la correspondance du médiéviste reclus, la fidèle Christine Bonnefoy se réservant la prise en note des derniers manuscrits quand le rythme de l'écriture l'imposa).Mais si, naturellement, la parole de Jean-Claude Schmitt rappela à quel point Le Goff, si sensible à l'objet et à l'outil, au silence des sources aussi, renouvela le questionnaire de la documentation de l'historien, si Marc Augé pointa le goût de Le Goff pour les continuités et les tournants plutôt que pour les ruptures, voie singulière par rapport à Febvre ou Foucault, les deux fortes contributions de Sylvain Piron sur la vision du temps et d’Etienne Anheim sur le concept d'« histoire totale » ont montré qu'en marge de la mémoire et des évocations intimes, la stature de Le Goff est déjà un sujet d'histoire et une adresse de méthode pour les générations qui ne le croiseront que dans les livres.Si au regard de l'histoire comme des autres sciences humaines, il y a bien un « moment Le Goff », où s'invente réellement l'anthropologie historique, avec l'entrelacs des curiosités et des compétences qui bousculent tous les usages académiques (et là, comment ne pas mentionner, autre lecteur de Marcel Mauss et de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant qui dialogua si bien avec Le Goff ?), on peine à mesurer aujourd'hui les résistances que le chantier Le Goff a pu rencontrer.Un engagement profondément européenAinsi a-t-on pu apprécier les indices sur le rayonnement international de l'œuvre qu'apporta la troisième table ronde. On se doutait de l'engagement profondément européen de Jacques Le Goff – il anima la collection « Faire l'Europe », qui visait à sortir simultanément dans cinq langues et bien plus de pays les textes phares de l'historiographie européenne.Au fil des interventions (l'Italienne Carla Casagrande, indissociable de sa collègue Silvana Vecchio, le Polonais Jurek Pysiak, le Hongrois Gabor Klaniczay, pour l'Allemagne, Pierre Monnet, et, pour le monde anglo-saxon, l'Américain Patrick Geary), astucieusement organisées selon la chronologie du succès des traductions de Le Goff, on mesura l'enthousiasme suscité dès la fin des années 1950 par la singularité provocatrice du jeune médiéviste – fort d'un titre au caractère anachronique résolument volontaire, comme le rappela Alain Boureau, Les Intellectuels au Moyen Age, paru en 1957, fut accessible aux lecteurs italiens dès 1959 et s'imposa comme la plus recommandable des introductions à l'histoire de la pensée médiévale dans un pays où le petit livre dépassa la trentaine de rééditions.Sur plus d'un demi-siècle, l'enthousiasme ne cessa de grandir et ce « succès énorme » autorise même à parler d'« amour solide et durable » entre Le Goff et son public transalpin. Même adhésion passionnelle pour les Polonais qui considèrent qu'il a fallu Le Goff pour que leur pays ait une place dans la médiévistique européenne. Ses voyages dès la fin des années 1950, les moments d'enseignement à Varsovie qu'il assura ponctuellement jusqu'en 1995, les liens personnels si forts qu'il entretint avec Aleksander Gieysztor et Bronislaw Geremek – le maître et le frère – sans même évoquer la place de cœur que le pays occupe puisque l'épouse de Jacques, Hanka, était polonaise, expliquent la révérence envers le médiéviste français. Même constat en Hongrie, où le même programme d'ouverture à l'Est, prôné par Fernand Braudel, conduit Le Goff au mitan des années 1960. S'en suit un réel foyer d'échanges et de complicité que l'Atelier d'histoire sociale ouvert à Budapest à la fin des années 1970 symbolise.Des réticences chez les Allemands et Anglos-SaxonsLe son est différent du côté de la médiévistique allemande. Si le rythme des traductions finit par s'accélérer, à l'origine, il faut jusqu'à trois décennies pour que certains des premiers livres de Le Goff soient accessibles outre-Rhin. Et encore, le terme « civilisation », essentiel pour comprendre la somme parue chez Arthaud en 1964, La Civilisation de l'Occident médiéval, devient-il « Kultur » comme le mot « Europe » remplace l'« Occident ». C'est que la démarche anthropologique de l'œuvre heurte autant qu'elle contrarie les priorités de l'école allemande où la question de l’Etat et des identités régionales, comme la place du Grand homme, ne se retrouvent pas dans la vision de Le Goff. Ce long Moyen Age reste terra incognita en Allemagne et comme naguère Marc Bloch, le regard de Le Goff suscite fascination et réticence, comme si l'anthropologie historique menaçait trop directement les traditions philosophique et philologique des écoles allemandes.Même distance dans le monde anglo-saxon qui n'épargne ni dédain ni condescendance devant un chantier si étranger au positivisme en vogue chez les Anglais. Il est vrai, rappelle Patrick Geary, que « l'histoire médiévale n'a jamais fait partie des Belles Lettres en anglais. » Les comptes-rendus savants, souvent tardifs, ne comprennent ni n'admettent les options de Le Goff, qui incarne même pour certains, le « vice de l'Ecole des Annales ». Il faut attendre le Saint Louis, salué pour sa méditation profonde sur la façon de faire l'histoire, pour que les œillères vacillent.Vu de France, on n'a plus guère conscience de la « révolution Le Goff », tant la longévité de l'homme, la vitalité de sa production, la force d'entraînement qui fut la sienne pour imposer les audaces et les innovations, ont installé sa pensée dans notre paysage intellectuel. Par delà la dimension commémorative, une journée comme celle du mardi 27 janvier remet au centre l'essentiel : l'art d'une pensée qui réinvente l'Histoire en interrogeant inlassablement ses enjeux, ses outils et ses leçons.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Mort le 24 janvier 1965, il y a 50 ans, Winston Churchill a été mis à l'honneur cette semaine par les autorités britanniques qui ont appelé les internautes à livrer leurs citations préférées du « Vieux Lion » sur Twitter :What are your favourite #ChurchillQuotes? Here I talk about mine - I hope you'll share yours to mark #Churchill2015:— David Cameron (@David_Cameron)require(["twitter/widgets"]);Problème, parmi les nombreuses citations qui lui sont attribuées, plusieurs le sont à tort.Biographe zéléComme pour nombre de célébrités, Winston Churchill n'a pas dit tout ce qu'on lui attribue. Souvent, les citations sont devenues des aphorismes après avoir été reformulées par un biographe zélé. L'Américain Richard Langworth, ami de la fille benjamine de Winston Churchill, Mary, répertorie ces fausses citations dans le cadre des travaux menés par le Churchill Centre, basé dans l'Illinois.Par exemple, Le Dernier Lion, de l'historien William Manchester, regorge de ces bons mots qu'on ne retrouve cités nulle part ailleurs, comme :« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »Cette pique aurait été adressée à Neville Chamberlain, alors premier ministre, juste après la conférence de Munich, en 1938.Rien ne vient l'attester, hormis le livre de M. Manchester. Selon Richard Langworth, il s'agirait plutôt de la réécriture d'une phrase extraite d'une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J'ai l'impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j'ai assez peu de doute sur l'issue de ce choix. »L'art de la citationParfois, Winston Churchill, fin lettré, ne fait que citer, sans le préciser, d'autres auteurs, comme dans le trait d'esprit suivant :« J'ai des goûts simples, je me contente du meilleur. »C'est ce que Winston Churchill aurait dit au directeur de l'hôtel Plaza à New York, en 1929 ou en 1931. Mais il est probable qu'il faisait référence à la pièce de son ami George Bernard Shaw, La Commandante Barbara, qui date de 1905 : « Je connais les gens comme Adolphus, calmes, simples, raffinés, poétiques – qui se contentent du meilleur ! »Ou encore :« Le courage est la plus grande des vertus car c'est celle qui présuppose toutes les autres. »Ici, Churchill citait Samuel Johnson, l'un des principaux hommes de lettres britanniques, auquel James Boswell attribue cette phrase dans sa biographie de l'auteur du XVIIIe siècle.« Je vais faire un long discours aujourd'hui ; je n'ai pas eu le temps d'en préparer un court. »Si l'homme d'Etat a un jour prononcé cette phrase, il ne faisait que reprendre Blaise Pascal : « Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte » (Les Provinciales, 16e lettre).Vrai charisme, fausse paternitéIl arrive que la paternité de certaines citations ait été tout bonnement refusée à de moins célèbres orateurs que le charismatique chef d'Etat... au profit de ce dernier :« La croix la plus lourde que j'ai jamais eue à porter est la croix de Lorraine. »Cette référence à l'influence du général de Gaulle (à l'initiative de ce symbole de la France libre sous l'occupation) est en fait un mot du général Edward Spears, représentant en France de Winston Churchill.Autre citation mal attribuée, reprise sur la page Facebook d'Eric Zemmour :« Les fascistes d'aujourd'hui seront les antifascistes de demain. »Il s'agirait en fait de la phrase d'un homme politique américain controversé, Huey Long, qui aurait déclaré : « Quand le fascisme arrivera aux Etats-Unis, on l'appellera antifascisme ! »Des inventions de toutes pièces ?Enfin, dernier cas, et non le moins rare, la citation dont il est impossible de garantir qu'elle vient vraiment de Churchill.« Bien que j'aie été présent [à ma naissance], je n'ai pas de souvenir clair des événements qui y ont abouti. »Ou encore :« Ne me parlez pas de traditions dans la marine. Il n'y a que le rhum, la sodomie et le fouet. »Premier lord de l'amirauté, Winston Churchill ne tenait probablement pas ces propos, même s'il connaissait les expressions grivoises de la marine.Ou enfin, cette formule, repris dans une publicité pour le fabricant d'armes Lockheed Martin : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons, mais nous lui donnons un sens avec ce que nous offrons. » Un bel aphorisme... probablement créé de toutes pièces.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Moomin, c’est un peu le Babar finlandais, le Snoopy scandinave, une sorte de Hello Kitty qui serait doté d’une vie riche d’échanges et de questionnements. S’il est besoin aujourd’hui d’introduire ce petit hippopotame blanc aux yeux ronds grand ouverts sur le monde, devenu une référence graphique et littéraire dans le nord de l’Europe et au Japon, c’est qu’entre la France et Moomin, il y a eu comme un rendez-vous manqué.Figure finlandaise, la romancière, illustratrice, peintre et caricaturiste Tove Jansson (1914-2001) – prononcer « touvé yansson » – a créé son personnage et la ribambelle de créatures peuplant son univers en 1945. Les aventures de ses « trolls » ont rencontré un succès immédiat, transformant un premier roman illustré pour enfants en une saga qui s’est doublée d’aventures en « comic strips » dans la presse. En tout, plus de 10 millions de livres, traduits dans 44 langues, ont été vendus dans le monde – une « moominmania » restée cependant très confidentielle en France.« Un jalon important de la BD »« Cette œuvre, méconnue du public français, méritait depuis longtemps un éclairage, estime Jean-Philippe Martin, l’un des commissaires de l’exposition consacrée aux Moomins à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. C’est un jalon important de la BD, qui a nourri l’imaginaire de nombreux artistes, dont Hayao Miyazaki ou Bill Watterson. » Le projet, lancé il y a quatre ans, a pourtant failli être abandonné. Il aura fallu la perspective du centenaire de la naissance de l’auteur en 2014, les 70 ans de la création de la série en 2015 et la préparation d’un film d’animation franco-finlandais, Les Moomins sur la Riviera, sorti en 2014 en Finlande et attendu le 4 février en France, pour qu’il soit relancé. « Nous avions une fenêtre, c’était maintenant ou jamais ! », résume le commissaire.Le Monde magique des Moomins, qui s’installe pour plus de huit mois au bord de la Charente, propose des focus sur certains aspects de cette folle aventure et les différentes facettes du travail de Tove Jansson. L’exposition se présente de façon séduisante comme une immersion grandeur nature dans la Vallée des Moomins. Sur le sol, des chemins inspirés par la cartographie des lieux dessinée par l’auteur invitent à la déambulation et mènent tous à la maison bleue de la famille Moomin, dont l’intérieur est aménagé en salle de projection pour les plus petits.Au fil du parcours, des espaces semi-clos proposent autant de mini-expositions, abordant tour à tour l’univers visuel romanesque, celui, graphique, en noir et blanc, de la bande-dessinée, ou le phénomène Moomins lui-même, qui a entraîné la création de multiples produits dérivés de qualité (jeux et jouets, affiches, disques, motifs de papier-peint, vaisselle, calendriers de l’Avent, etc.). Une de ces alcôves, où tout est exposé à hauteur d’enfant, est aussi dédiée à l’art de Tove Jansson en dehors des Moomins, de la caricature à la peinture abstraite.Folklore nordique revisitéQuelle est donc cette magie qui opère depuis tant de décennies auprès des enfants comme des adultes ? Tove Jansson l’a reconnu elle-même : la création des Moomins est une réaction plus ou moins consciente à la seconde guerre mondiale, avec l’envie de créer un monde permettant d’échapper à la rudesse de l’époque, qui avait laissé la Finlande ravagée. Une invitation à l’évasion qui revisite l’imaginaire et le folklore nordique. Les trolls, créatures des forêts et des montagnes souvent effrayantes, ont pris avec les Moomins, être amicaux et sensibles, une dimension plus humaniste et fraternelle.Divers dangers viennent bousculer l’équilibre de leur paisible vallée, forçant la famille et ses amis à partir dans des aventures impromptues et drôlatiques. Le ton faussement léger et insouciant permet d’aborder, l’air de rien, des réflexions sur la nature, la vie en société, les rencontres, l’amour, l’amitié, la mélancolie… Selon le commissaire Jean-Pierre Mercier, c’est l’« universalité du propos » qui explique l’engouement durable pour les Moomins. « Son message était : vivez en paix, cultivez votre jardin, rêvez », résume Xavier Picard, le réalisateur des Moomins sur la Riviera, qui est pour sa part tombé « amoureux » des Moomins en les découvrant au Japon.« Comic strips » dans la presse« Tove lisait beaucoup de littérature et de philosophie, et savait observer, capter les caractères », raconte sa nièce Sophie Jansson, qui dirige aujourd’hui la branche culturelle de Oy Moomins Characters Ltd, société commerciale détentrice des droits sur l’œuvre. Issue d’une famille d’artistes, Tove Jansson vivait une vie alternative, ayant choisi très jeune de ne pas se marier ni avoir d’enfant et de dédier sa vie à l’art. « C’était une femme libre et merveilleuse. Elle aimait jouer, elle était comme un enfant sans être un enfant. Elle avait le don de ne pas catégoriser les gens par âge, et elle considérait les enfants à égalité avec elle », analyse Sophie Jansson.C’est certainement cette qualité de savoir toucher tous les âges qui lui a permis de créer un univers parlant aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Si les romans pour enfants ont lancé le personnage, la notoriété des Moomins s’est d’ailleurs largement étendue grâce à la BD, visant un public plus mature. C’est la presse finlandaise qui a commencé à publier ses savoureux « comic strips », mais c’est la presse britannique qui va opérer un basculement : à partir de 1954, le London Evening News, tiré à 12 millions d’exemplaires dans le monde, publie quotidiennement ses vignettes pendant près de quinze ans. Accaparée par son personnage alors qu’elle souhaitait se consacrer à d’autres travaux, Tove Jansson demandera à son frère Lars de prendre la relève des strips. A eux deux, ils ont fait évoluer les Moomins et leur pratique graphique jusqu’en 1975. Edition en France relancée en 2007Que s’est-il donc passé pour que la magie finlandaise n’opère pas réellement en France jusqu’ici ? Les éditions Nathan ont commencé à faire traduire les romans dans les années 1980, puis l’une des plus populaires séries d’animation adaptées de l’univers des Moomins a été diffusée dans les années 1990 à la télévision française. « Le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas eu de continuité dans les publications », explique le commissaire. Nathan se serait brouillé avec ses traducteurs, ce qui a bloqué la situation et les droits pendant de nombreuses années.Les éditions jeunesse Le Petit Lézard ont finalement réussi à relancer l’édition des Moomins, en commençant par les BD – le premier tome, édité en 2007, avait remporté d’ailleurs le prix du patrimoine au Festival d’Angoulême 2008. Puis ont renoué avec les traducteurs d’origine, le couple franco-suédois Kersti et Pierre Chaplet, pour reprendre la publication des romans et faire évoluer leur traduction.Il a peut-être aussi manqué un vrai déclic. L’exposition finit sur les coulisses des Moomins sur la Riviera, qui est déjà un grand succès en Finlande. Il s’agit de la première adaptation pour le grand écran basée sur les « comic strips ». C’est aussi la version la plus traditionnelle et fidèle aux dessins originaux. A voir si la « magie » opérera et si le dessin animé emportera l’adhésion d’un large public en France.Foisonnement de personnalitésEn quittant l’exposition, on regrette seulement qu’il n’y ait pas de véritable galerie de portraits de la population des Moomins. Certes, on retrouve les principaux personnages, mais sans réel point d’entrée dans le foisonnement de leurs personnalités, liens ou manies, au-delà de l’immature et paresseux Sniff et du dévouement de Mamma Moomin.Les présentations ne sont pas vraiment faites avec Little My, petite rousse à chignon insolente et farceuse, imaginée par l’auteur en écho à sa propre enfance, le Renaclerican, le meilleur ami philosophe et migrateur de Moomin, avec sa pipe et son grand chapeau, la coquette Mademoiselle Snork et son frère, mais aussi l’effrayante Courabou, Tou-ticki, inspirée par la compagne de Tove Jansson, puis tout un tas de personnages secondaires rencontrés au gré des voyages : Boines au grand nez, Chassebés aux oreilles poilues, monomaniques Hémules, le méchant Fourmilion, les dépressifs Filifolles, les fameux Hatifnattes, sortes de fantômes pleins de doigts qui se déplacent en groupe et produisent de l’électricité, sans parler des Zbors, Misalines, Scroutons, brigands et extra-terrestres…« Le Monde magique des Moomins ». Musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême. Du 28 janvier au 4 octobre, relâche du 18 mai au 19 juin afin de préserver les œuvres les plus fragiles. Ateliers pour les enfants autour de l’exposition. www.citebd.org et www.bdangouleme.comEmmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Sam Millar n'est pas n'importe qui. Membre de l'IRA, la branche armée du mouvement de libération de l'Irlande du Nord, il a passé huit ans dans la sinistre prison de Long Kesh dans les années 1970. Quelques années plus tard, exilé aux Etats-Unis, il braque la Brinks à Rochester, dans l'Etat de New York. Butin : 7,5 millions de dollars. Résultat : soixante mois de prison… Gracié par Bill Clinton, il revient à Belfast et se lance dans l'écriture de romans noirs. Après On the Brinks (2003), récit autobiographique de son casse, il entame, avec Les Chiens de Belfast (2014), la chronique des enquêtes de Karl Kane, un détective privé qui ressemble au Philip Marlowe de Chandler.Le Cannibale de Crumlin Road est le deuxième épisode de ses aventures. En pleine vague de chaleur sur Belfast, un tueur en série boulotte le foie et les reins de ses victimes… Lorsque Katie, la fille de Kane, disparaît, le détective voit rouge. Alternant scènes d'une violence inouïe et dialogues d'une ironie corrosive, Sam Millar réussit le tour de force d'allumer de belles lumières dans un monde de ténèbres. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il n'est sans doute pas inutile, par les temps qui courent, de lire ou de relire Chaval (1915-1968), dessinateur humoristique ayant inspiré la plupart des grands caricaturistes français, de Sempé à Reiser, en passant par Gébé, Bosc et Cabu, tombé sous les balles le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo. Cet adepte d'un burlesque triste façon Buster Keaton n'avait pas son pareil pour déclencher chez le lecteur ce fugace éclair d'étonnement et de fantaisie qui fait la force du dessin, ici exécuté à coups de traits au cordeau.Chez Chaval, les boute-en-train sont cafardeux, les ventriloques souffrent d'angine et les durs à cuire vendent des caramels mous au coin des rues. Un astronaute pas fier boit un coup avec un cul-terreux. Un maître-nageur fait semblant de lire plutôt que de sauver un nageur de la noyade. Occupés à contempler un éléphant sur un vélo, des messieurs en imper tournent la tête pour regarder au loin une jolie fille. Tout cela est féroce, désabusé, vaguement mélancolique et terriblement inventif. Cette compilation de deux cents dessins – parfois rares ou oubliés – fait suite à un premier recueil, sorti il y a deux ans, Les hommes sont des cons. Tout un programme.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le café est-il meilleur lorsque le bar qui le sert est lui-même en forme de mug ? Pas sûr. Mais l'établissement en question, avec sa poignée géante et sa couleur rouge pétard, a l'avantage d'être facile à repérer… et rigolo. En collectant dans son livre Duck (canard) les images d'épicerie-bouteille de lait, de voiture-baleine et de cygne-paquebot, Olivier Cablat invite à un grand voyage en Absurdie. Mi-sérieux, mi-moqueur, cet amateur d'imagerie populaire a cherché dans le monde entier, et surtout dans l'océan d'Internet, des images semblant donner raison à un livre d'architecture qui a fait date, Learning From Las Vegas (1972). Celui-ci classait les bâtiments commerciaux en deux types, les « canards » (immeubles symboles qui montrent ce qu'ils renferment) et les « sheds décorés » (constructions anonymes ornées de panneaux explicatifs). Olivier Cablat, forcément, s'est penché sur les premiers, bien plus esthétiques. On aurait aimé savoir d'où viennent ces drôles de constructions touchantes et grandiloquentes, qui les ont fabriquées et pourquoi. Mais l'artiste a préféré gommer le texte comme le contexte et les isoler dans les pages, comme des insectes d'une même famille qui auraient subi une évolution darwinienne, passant au fil des ans de la rôtisserie-canard à la montgolfière-titi. Ce qui donne un livre un peu raide, un catalogue pince-sans-rire des exceptions charmantes qui ponctuent notre monde. Car il faut bien le reconnaître, malheureusement : aujourd'hui, les cubes anonymes et fonctionnels ont vaincu les canards boîteux et charmants. Claire GuillotJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’AngoulêmeAttendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ?Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 29.01.2015 à 07h39 • Mis à jour le29.01.2015 à 08h54 | Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste data-href="http://campus.lemonde.fr/campus/article/2015/01/28/une-ecole-de-manga-bac-5-ouvrira-en-septembre_4565084_4401467.html" data-layout="standard" data-action="recommend" data-show-faces="false" Human Academy, « l'école japonaise de manga, dessin animé, jeux vidéo », débarque en France à la rentrée 2015.  En provenance directe de l'archipel nippon, où elle compte dix-neuf écoles, elle s'installera à Angoulême, capitale de la bande dessinée, et a été annoncée à la veille de l'ouverture de son célèbre festival de BD. Elle partagera d'ailleurs le bâtiment de la Cité internationale de la bande dessinée, qui regroupe une bibliothèque de mangas et de bande dessinées, ainsi qu'un cinéma.Le cursus, accessible aux diplômés d'un bac + 3, durera deux années, gratifiées d'un diplôme national d'arts et techniques (DNAT), reconnu par l'Etat, équivalent à un bac + 5. Les apprentis mangakas se formeront au dessin japonais, à la scénarisation et à différents modes d'expression artistique. Des stages en entreprise et des voyages d'études au Japon sont prévus. L'objectif est de former des professionnels dans les milieux du dessin, de la bande dessinée, de l'édition, du graphisme, de l'animation ou encore de l'écriture de scénarios.Cette formation pourra accueillir 40 élèves, sélectionnés d'abord sur un portfolio et une lettre de motivation, puis sur concours écrit et oral. Les épreuves sont ouvertes aux détenteurs d'un bac + 3 dans les domaines de l'art, de l'animation ou des jeux vidéo. Les dates sont d'ores et déjà sur le site de la Human Academy. Les frais de scolarité s'élèveront à 7 000 euros par an.Inès Belgacem width="314" height="157" alt=" " src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4567094_3_6106_ill-4567094-0ff9-000-par7996504_a396ddb574f8d323bf391698da30eb6a.jpg" Un rapport veut remettre à plat les aides au logement Actuellement lycéen(ne), vous êtes en pleine réflexion sur vos études, et vos parents ne sont probablement pas indifférents à la chose. width="314" height="157" alt="Minute de silence en hommage aux victimes de Charlie hebdo, le 8 janvier dans un lycée parisien." src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4567058_3_33f7_minute-de-silence-en-hommage-aux-victimes-de_734924e6ab2e1eabd4ab35f81ab555b2.jpg" « Nous ne sommes pas tous Charlie, nous sommes tous la Liberté » Actuellement lycéen(ne), vous êtes en pleine réflexion sur vos études, et vos parents ne sont probablement pas indifférents à la chose. width="314" height="157" alt="Le service civique est ouvert aux jeunes de 16 à 25 ans." src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/30/314x157/4566992_3_a414_le-service-civique-est-ouvert-aux-jeunes-de-16_b143d3bc48fe40d312a83e60fb2c438f.jpg" L’idée de rendre obligatoire le service civique n’enthousiasme pas la gauche Philippe-Jean Catinchi Disparu à 90 ans le 1er avril 2014, le médiéviste Jacques Le Goff occupait une place unique dans le champ de sa discipline. Par son parcours, mais surtout par la singularité de ses approches, sa façon de concilier le temps long cher à Fernand Braudel et d'autres temporalités dont il a su tisser les liens, échappant à la tentation du dogme pour toujours s'inscrire au plus près de l'humain.Lire aussi : Jacques Le Goff, mort d'un « ogre historien »Près d'un an après sa mort, la Bibliothèque nationale de France (BNF), en partenariat avec l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que Jacques Le Goff fonda à partir de la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) et dont il assura la présidence de 1975 à 1977, a tenu à rendre hommage à l'érudit et au penseur, comme à l'homme engagé et au passeur infatigable. Consacrée à Conjurer la peur, le bel essai de Patrick Boucheron sur le bon gouvernement à Sienne, la dernière émission des « Lundis de l'Histoire », qu'il anima pendant plus de 45 ans sur France Culture, fut diffusée le 31 mars, quelques heures seulement avant son décès.Une œuvre novatriceDes quatre tables rondes – dont deux ont été confiées à des médiévistes (Patrick Boucheron et Didier Lett) –, on retiendra la singularité résolue de l'œuvre. Si novatrice qu'elle a prolongé les réticences de certaines écoles nationales à emprunter les voies ouvertes par les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre – ce que l'on appelle par commodité « l'Ecole des Annales ».Les invités étaient nombreux, des piliers de l'EHESS (Alain Touraine, Jacques Revel, Marc Augé, Alain Boureau, André Burguière) aux témoins émouvants des premiers séminaires de Le Goff (Christiane Klapisch-Zuber), des compagnons de longue date (Pierre Nora pour l'édition, Michèle Perrot pour la radio, Krzysztof Pomian pour l'âme polonaise de Jacques) ou d'autres plus récemment croisés (Michel Pastoureau, que les conseils de Le Goff guident encore, ou Aurélien Gros, qui eut la charge de la correspondance du médiéviste reclus, la fidèle Christine Bonnefoy se réservant la prise en note des derniers manuscrits quand le rythme de l'écriture l'imposa).Mais si, naturellement, la parole de Jean-Claude Schmitt rappela à quel point Le Goff, si sensible à l'objet et à l'outil, au silence des sources aussi, renouvela le questionnaire de la documentation de l'historien, si Marc Augé pointa le goût de Le Goff pour les continuités et les tournants plutôt que pour les ruptures, voie singulière par rapport à Febvre ou Foucault, les deux fortes contributions de Sylvain Piron sur la vision du temps et d’Etienne Anheim sur le concept d'« histoire totale » ont montré qu'en marge de la mémoire et des évocations intimes, la stature de Le Goff est déjà un sujet d'histoire et une adresse de méthode pour les générations qui ne le croiseront que dans les livres.Si au regard de l'histoire comme des autres sciences humaines, il y a bien un « moment Le Goff », où s'invente réellement l'anthropologie historique, avec l'entrelacs des curiosités et des compétences qui bousculent tous les usages académiques (et là, comment ne pas mentionner, autre lecteur de Marcel Mauss et de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant qui dialogua si bien avec Le Goff ?), on peine à mesurer aujourd'hui les résistances que le chantier Le Goff a pu rencontrer.Un engagement profondément européenAinsi a-t-on pu apprécier les indices sur le rayonnement international de l'œuvre qu'apporta la troisième table ronde. On se doutait de l'engagement profondément européen de Jacques Le Goff – il anima la collection « Faire l'Europe », qui visait à sortir simultanément dans cinq langues et bien plus de pays les textes phares de l'historiographie européenne.Au fil des interventions (l'Italienne Carla Casagrande, indissociable de sa collègue Silvana Vecchio, le Polonais Jurek Pysiak, le Hongrois Gabor Klaniczay, pour l'Allemagne, Pierre Monnet, et, pour le monde anglo-saxon, l'Américain Patrick Geary), astucieusement organisées selon la chronologie du succès des traductions de Le Goff, on mesura l'enthousiasme suscité dès la fin des années 1950 par la singularité provocatrice du jeune médiéviste – fort d'un titre au caractère anachronique résolument volontaire, comme le rappela Alain Boureau, Les Intellectuels au Moyen Age, paru en 1957, fut accessible aux lecteurs italiens dès 1959 et s'imposa comme la plus recommandable des introductions à l'histoire de la pensée médiévale dans un pays où le petit livre dépassa la trentaine de rééditions.Sur plus d'un demi-siècle, l'enthousiasme ne cessa de grandir et ce « succès énorme » autorise même à parler d'« amour solide et durable » entre Le Goff et son public transalpin. Même adhésion passionnelle pour les Polonais qui considèrent qu'il a fallu Le Goff pour que leur pays ait une place dans la médiévistique européenne. Ses voyages dès la fin des années 1950, les moments d'enseignement à Varsovie qu'il assura ponctuellement jusqu'en 1995, les liens personnels si forts qu'il entretint avec Aleksander Gieysztor et Bronislaw Geremek – le maître et le frère – sans même évoquer la place de cœur que le pays occupe puisque l'épouse de Jacques, Hanka, était polonaise, expliquent la révérence envers le médiéviste français. Même constat en Hongrie, où le même programme d'ouverture à l'Est, prôné par Fernand Braudel, conduit Le Goff au mitan des années 1960. S'en suit un réel foyer d'échanges et de complicité que l'Atelier d'histoire sociale ouvert à Budapest à la fin des années 1970 symbolise.Des réticences chez les Allemands et Anglos-SaxonsLe son est différent du côté de la médiévistique allemande. Si le rythme des traductions finit par s'accélérer, à l'origine, il faut jusqu'à trois décennies pour que certains des premiers livres de Le Goff soient accessibles outre-Rhin. Et encore, le terme « civilisation », essentiel pour comprendre la somme parue chez Arthaud en 1964, La Civilisation de l'Occident médiéval, devient-il « Kultur » comme le mot « Europe » remplace l'« Occident ». C'est que la démarche anthropologique de l'œuvre heurte autant qu'elle contrarie les priorités de l'école allemande où la question de l’Etat et des identités régionales, comme la place du Grand homme, ne se retrouvent pas dans la vision de Le Goff. Ce long Moyen Age reste terra incognita en Allemagne et comme naguère Marc Bloch, le regard de Le Goff suscite fascination et réticence, comme si l'anthropologie historique menaçait trop directement les traditions philosophique et philologique des écoles allemandes.Même distance dans le monde anglo-saxon qui n'épargne ni dédain ni condescendance devant un chantier si étranger au positivisme en vogue chez les Anglais. Il est vrai, rappelle Patrick Geary, que « l'histoire médiévale n'a jamais fait partie des Belles Lettres en anglais. » Les comptes-rendus savants, souvent tardifs, ne comprennent ni n'admettent les options de Le Goff, qui incarne même pour certains, le « vice de l'Ecole des Annales ». Il faut attendre le Saint Louis, salué pour sa méditation profonde sur la façon de faire l'histoire, pour que les œillères vacillent.Vu de France, on n'a plus guère conscience de la « révolution Le Goff », tant la longévité de l'homme, la vitalité de sa production, la force d'entraînement qui fut la sienne pour imposer les audaces et les innovations, ont installé sa pensée dans notre paysage intellectuel. Par delà la dimension commémorative, une journée comme celle du mardi 27 janvier remet au centre l'essentiel : l'art d'une pensée qui réinvente l'Histoire en interrogeant inlassablement ses enjeux, ses outils et ses leçons.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Mort le 24 janvier 1965, il y a 50 ans, Winston Churchill a été mis à l'honneur cette semaine par les autorités britanniques qui ont appelé les internautes à livrer leurs citations préférées du « Vieux Lion » sur Twitter :What are your favourite #ChurchillQuotes? Here I talk about mine - I hope you'll share yours to mark #Churchill2015:— David Cameron (@David_Cameron)require(["twitter/widgets"]);Problème, parmi les nombreuses citations qui lui sont attribuées, plusieurs le sont à tort.Biographe zéléComme pour nombre de célébrités, Winston Churchill n'a pas dit tout ce qu'on lui attribue. Souvent, les citations sont devenues des aphorismes après avoir été reformulées par un biographe zélé. L'Américain Richard Langworth, ami de la fille benjamine de Winston Churchill, Mary, répertorie ces fausses citations dans le cadre des travaux menés par le Churchill Centre, basé dans l'Illinois.Par exemple, Le Dernier Lion, de l'historien William Manchester, regorge de ces bons mots qu'on ne retrouve cités nulle part ailleurs, comme :« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »Cette pique aurait été adressée à Neville Chamberlain, alors premier ministre, juste après la conférence de Munich, en 1938.Rien ne vient l'attester, hormis le livre de M. Manchester. Selon Richard Langworth, il s'agirait plutôt de la réécriture d'une phrase extraite d'une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J'ai l'impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j'ai assez peu de doute sur l'issue de ce choix. »L'art de la citationParfois, Winston Churchill, fin lettré, ne fait que citer, sans le préciser, d'autres auteurs, comme dans le trait d'esprit suivant :« J'ai des goûts simples, je me contente du meilleur. »C'est ce que Winston Churchill aurait dit au directeur de l'hôtel Plaza à New York, en 1929 ou en 1931. Mais il est probable qu'il faisait référence à la pièce de son ami George Bernard Shaw, La Commandante Barbara, qui date de 1905 : « Je connais les gens comme Adolphus, calmes, simples, raffinés, poétiques – qui se contentent du meilleur ! »Ou encore :« Le courage est la plus grande des vertus car c'est celle qui présuppose toutes les autres. »Ici, Churchill citait Samuel Johnson, l'un des principaux hommes de lettres britanniques, auquel James Boswell attribue cette phrase dans sa biographie de l'auteur du XVIIIe siècle.« Je vais faire un long discours aujourd'hui ; je n'ai pas eu le temps d'en préparer un court. »Si l'homme d'Etat a un jour prononcé cette phrase, il ne faisait que reprendre Blaise Pascal : « Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte » (Les Provinciales, 16e lettre).Vrai charisme, fausse paternitéIl arrive que la paternité de certaines citations ait été tout bonnement refusée à de moins célèbres orateurs que le charismatique chef d'Etat... au profit de ce dernier :« La croix la plus lourde que j'ai jamais eue à porter est la croix de Lorraine. »Cette référence à l'influence du général de Gaulle (à l'initiative de ce symbole de la France libre sous l'occupation) est en fait un mot du général Edward Spears, représentant en France de Winston Churchill.Autre citation mal attribuée, reprise sur la page Facebook d'Eric Zemmour :« Les fascistes d'aujourd'hui seront les antifascistes de demain. »Il s'agirait en fait de la phrase d'un homme politique américain controversé, Huey Long, qui aurait déclaré : « Quand le fascisme arrivera aux Etats-Unis, on l'appellera antifascisme ! »Des inventions de toutes pièces ?Enfin, dernier cas, et non le moins rare, la citation dont il est impossible de garantir qu'elle vient vraiment de Churchill.« Bien que j'aie été présent [à ma naissance], je n'ai pas de souvenir clair des événements qui y ont abouti. »Ou encore :« Ne me parlez pas de traditions dans la marine. Il n'y a que le rhum, la sodomie et le fouet. »Premier lord de l'amirauté, Winston Churchill ne tenait probablement pas ces propos, même s'il connaissait les expressions grivoises de la marine.Ou enfin, cette formule, repris dans une publicité pour le fabricant d'armes Lockheed Martin : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons, mais nous lui donnons un sens avec ce que nous offrons. » Un bel aphorisme... probablement créé de toutes pièces.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Disparu à 90 ans le 1er avril 2014, le médiéviste Jacques Le Goff occupait une place unique dans le champ de sa discipline. Par son parcours, mais surtout par la singularité de ses approches, sa façon de concilier le temps long cher à Fernand Braudel et d'autres temporalités dont il a su tisser les liens, échappant à la tentation du dogme pour toujours s'inscrire au plus près de l'humain.Lire aussi : Jacques Le Goff, mort d'un « ogre historien »Près d'un an après sa mort, la Bibliothèque nationale de France (BNF), en partenariat avec l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que Jacques Le Goff fonda à partir de la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) et dont il assura la présidence de 1975 à 1977, a tenu à rendre hommage à l'érudit et au penseur, comme à l'homme engagé et au passeur infatigable. Consacrée à Conjurer la peur, le bel essai de Patrick Boucheron sur le bon gouvernement à Sienne, la dernière émission des « Lundis de l'Histoire », qu'il anima pendant plus de 45 ans sur France Culture, fut diffusée le 31 mars, quelques heures seulement avant son décès.Une œuvre novatriceDes quatre tables rondes – dont deux ont été confiées à des médiévistes (Patrick Boucheron et Didier Lett) –, on retiendra la singularité résolue de l'œuvre. Si novatrice qu'elle a prolongé les réticences de certaines écoles nationales à emprunter les voies ouvertes par les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre – ce que l'on appelle par commodité « l'Ecole des Annales ».Les invités étaient nombreux, des piliers de l'EHESS (Alain Touraine, Jacques Revel, Marc Augé, Alain Boureau, André Burguière) aux témoins émouvants des premiers séminaires de Le Goff (Christiane Klapisch-Zuber), des compagnons de longue date (Pierre Nora pour l'édition, Michèle Perrot pour la radio, Krzysztof Pomian pour l'âme polonaise de Jacques) ou d'autres plus récemment croisés (Michel Pastoureau, que les conseils de Le Goff guident encore, ou Aurélien Gros, qui eut la charge de la correspondance du médiéviste reclus, la fidèle Christine Bonnefoy se réservant la prise en note des derniers manuscrits quand le rythme de l'écriture l'imposa).Mais si, naturellement, la parole de Jean-Claude Schmitt rappela à quel point Le Goff, si sensible à l'objet et à l'outil, au silence des sources aussi, renouvela le questionnaire de la documentation de l'historien, si Marc Augé pointa le goût de Le Goff pour les continuités et les tournants plutôt que pour les ruptures, voie singulière par rapport à Febvre ou Foucault, les deux fortes contributions de Sylvain Piron sur la vision du temps et d’Etienne Anheim sur le concept d'« histoire totale » ont montré qu'en marge de la mémoire et des évocations intimes, la stature de Le Goff est déjà un sujet d'histoire et une adresse de méthode pour les générations qui ne le croiseront que dans les livres.Si au regard de l'histoire comme des autres sciences humaines, il y a bien un « moment Le Goff », où s'invente réellement l'anthropologie historique, avec l'entrelacs des curiosités et des compétences qui bousculent tous les usages académiques (et là, comment ne pas mentionner, autre lecteur de Marcel Mauss et de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant qui dialogua si bien avec Le Goff ?), on peine à mesurer aujourd'hui les résistances que le chantier Le Goff a pu rencontrer.Un engagement profondément européenAinsi a-t-on pu apprécier les indices sur le rayonnement international de l'œuvre qu'apporta la troisième table ronde. On se doutait de l'engagement profondément européen de Jacques Le Goff – il anima la collection « Faire l'Europe », qui visait à sortir simultanément dans cinq langues et bien plus de pays les textes phares de l'historiographie européenne.Au fil des interventions (l'Italienne Carla Casagrande, indissociable de sa collègue Silvana Vecchio, le Polonais Jurek Pysiak, le Hongrois Gabor Klaniczay, pour l'Allemagne, Pierre Monnet, et, pour le monde anglo-saxon, l'Américain Patrick Geary), astucieusement organisées selon la chronologie du succès des traductions de Le Goff, on mesura l'enthousiasme suscité dès la fin des années 1950 par la singularité provocatrice du jeune médiéviste – fort d'un titre au caractère anachronique résolument volontaire, comme le rappela Alain Boureau, Les Intellectuels au Moyen Age, paru en 1957, fut accessible aux lecteurs italiens dès 1959 et s'imposa comme la plus recommandable des introductions à l'histoire de la pensée médiévale dans un pays où le petit livre dépassa la trentaine de rééditions.Sur plus d'un demi-siècle, l'enthousiasme ne cessa de grandir et ce « succès énorme » autorise même à parler d'« amour solide et durable » entre Le Goff et son public transalpin. Même adhésion passionnelle pour les Polonais qui considèrent qu'il a fallu Le Goff pour que leur pays ait une place dans la médiévistique européenne. Ses voyages dès la fin des années 1950, les moments d'enseignement à Varsovie qu'il assura ponctuellement jusqu'en 1995, les liens personnels si forts qu'il entretint avec Aleksander Gieysztor et Bronislaw Geremek – le maître et le frère – sans même évoquer la place de cœur que le pays occupe puisque l'épouse de Jacques, Hanka, était polonaise, expliquent la révérence envers le médiéviste français. Même constat en Hongrie, où le même programme d'ouverture à l'Est, prôné par Fernand Braudel, conduit Le Goff au mitan des années 1960. S'en suit un réel foyer d'échanges et de complicité que l'Atelier d'histoire sociale ouvert à Budapest à la fin des années 1970 symbolise.Des réticences chez les Allemands et Anglos-SaxonsLe son est différent du côté de la médiévistique allemande. Si le rythme des traductions finit par s'accélérer, à l'origine, il faut jusqu'à trois décennies pour que certains des premiers livres de Le Goff soient accessibles outre-Rhin. Et encore, le terme « civilisation », essentiel pour comprendre la somme parue chez Arthaud en 1964, La Civilisation de l'Occident médiéval, devient-il « Kultur » comme le mot « Europe » remplace l'« Occident ». C'est que la démarche anthropologique de l'œuvre heurte autant qu'elle contrarie les priorités de l'école allemande où la question de l’Etat et des identités régionales, comme la place du Grand homme, ne se retrouvent pas dans la vision de Le Goff. Ce long Moyen Age reste terra incognita en Allemagne et comme naguère Marc Bloch, le regard de Le Goff suscite fascination et réticence, comme si l'anthropologie historique menaçait trop directement les traditions philosophique et philologique des écoles allemandes.Même distance dans le monde anglo-saxon qui n'épargne ni dédain ni condescendance devant un chantier si étranger au positivisme en vogue chez les Anglais. Il est vrai, rappelle Patrick Geary, que « l'histoire médiévale n'a jamais fait partie des Belles Lettres en anglais. » Les comptes-rendus savants, souvent tardifs, ne comprennent ni n'admettent les options de Le Goff, qui incarne même pour certains, le « vice de l'Ecole des Annales ». Il faut attendre le Saint Louis, salué pour sa méditation profonde sur la façon de faire l'histoire, pour que les œillères vacillent.Vu de France, on n'a plus guère conscience de la « révolution Le Goff », tant la longévité de l'homme, la vitalité de sa production, la force d'entraînement qui fut la sienne pour imposer les audaces et les innovations, ont installé sa pensée dans notre paysage intellectuel. Par delà la dimension commémorative, une journée comme celle du mardi 27 janvier remet au centre l'essentiel : l'art d'une pensée qui réinvente l'Histoire en interrogeant inlassablement ses enjeux, ses outils et ses leçons.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Mort le 24 janvier 1965, il y a 50 ans, Winston Churchill a été mis à l'honneur cette semaine par les autorités britanniques qui ont appelé les internautes à livrer leurs citations préférées du « Vieux Lion » sur Twitter :What are your favourite #ChurchillQuotes? Here I talk about mine - I hope you'll share yours to mark #Churchill2015:— David Cameron (@David_Cameron)require(["twitter/widgets"]);Problème, parmi les nombreuses citations qui lui sont attribuées, plusieurs le sont à tort.Biographe zéléComme pour nombre de célébrités, Winston Churchill n'a pas dit tout ce qu'on lui attribue. Souvent, les citations sont devenues des aphorismes après avoir été reformulées par un biographe zélé. L'Américain Richard Langworth, ami de la fille benjamine de Winston Churchill, Mary, répertorie ces fausses citations dans le cadre des travaux menés par le Churchill Centre, basé dans l'Illinois.Par exemple, Le Dernier Lion, de l'historien William Manchester, regorge de ces bons mots qu'on ne retrouve cités nulle part ailleurs, comme :« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »Cette pique aurait été adressée à Neville Chamberlain, alors premier ministre, juste après la conférence de Munich, en 1938.Rien ne vient l'attester, hormis le livre de M. Manchester. Selon Richard Langworth, il s'agirait plutôt de la réécriture d'une phrase extraite d'une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J'ai l'impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j'ai assez peu de doute sur l'issue de ce choix. »L'art de la citationParfois, Winston Churchill, fin lettré, ne fait que citer, sans le préciser, d'autres auteurs, comme dans le trait d'esprit suivant :« J'ai des goûts simples, je me contente du meilleur. »C'est ce que Winston Churchill aurait dit au directeur de l'hôtel Plaza à New York, en 1929 ou en 1931. Mais il est probable qu'il faisait référence à la pièce de son ami George Bernard Shaw, La Commandante Barbara, qui date de 1905 : « Je connais les gens comme Adolphus, calmes, simples, raffinés, poétiques – qui se contentent du meilleur ! »Ou encore :« Le courage est la plus grande des vertus car c'est celle qui présuppose toutes les autres. »Ici, Churchill citait Samuel Johnson, l'un des principaux hommes de lettres britanniques, auquel James Boswell attribue cette phrase dans sa biographie de l'auteur du XVIIIe siècle.« Je vais faire un long discours aujourd'hui ; je n'ai pas eu le temps d'en préparer un court. »Si l'homme d'Etat a un jour prononcé cette phrase, il ne faisait que reprendre Blaise Pascal : « Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte » (Les Provinciales, 16e lettre).Vrai charisme, fausse paternitéIl arrive que la paternité de certaines citations ait été tout bonnement refusée à de moins célèbres orateurs que le charismatique chef d'Etat... au profit de ce dernier :« La croix la plus lourde que j'ai jamais eue à porter est la croix de Lorraine. »Cette référence à l'influence du général de Gaulle (à l'initiative de ce symbole de la France libre sous l'occupation) est en fait un mot du général Edward Spears, représentant en France de Winston Churchill.Autre citation mal attribuée, reprise sur la page Facebook d'Eric Zemmour :« Les fascistes d'aujourd'hui seront les antifascistes de demain. »Il s'agirait en fait de la phrase d'un homme politique américain controversé, Huey Long, qui aurait déclaré : « Quand le fascisme arrivera aux Etats-Unis, on l'appellera antifascisme ! »Des inventions de toutes pièces ?Enfin, dernier cas, et non le moins rare, la citation dont il est impossible de garantir qu'elle vient vraiment de Churchill.« Bien que j'aie été présent [à ma naissance], je n'ai pas de souvenir clair des événements qui y ont abouti. »Ou encore :« Ne me parlez pas de traditions dans la marine. Il n'y a que le rhum, la sodomie et le fouet. »Premier lord de l'amirauté, Winston Churchill ne tenait probablement pas ces propos, même s'il connaissait les expressions grivoises de la marine.Ou enfin, cette formule, repris dans une publicité pour le fabricant d'armes Lockheed Martin : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons, mais nous lui donnons un sens avec ce que nous offrons. » Un bel aphorisme... probablement créé de toutes pièces.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Le livre n'est pas encore sorti en librairie, mais il fait déjà beaucoup parler de lui. Soumission, le 6e roman de Michel Houellebecq, qui paraît le 7 janvier chez Flammarion, met à l'Elysée le chef d'un parti musulman, élu au second tour de la présidentielle de 2022 face à Marine Le Pen, grâce au soutien du PS et de l'UMP. De la provocation ? Non, assure l'écrivain, dans une interview menée par le journaliste de France Culture Sylvain Bourmeau, et parue samedi 3 janvier dans la revue littéraire trimestrielle anglophone Paris Review :« Je procède à une accélération de l'Histoire mais, non, je ne peux pas dire que c'est une provocation dans la mesure où je ne dis pas de choses que je pense foncièrement fausses, juste pour énerver. Je condense une évolution à mon avis vraisemblable. »Lire aussi : Le prochain livre de Michel Houellebecq déjà disponible (illégalement) en ligneA supposer que « les musulmans réussissent à s'entendre entre eux (...), cela prendrait certainement des dizaines d'années » pour qu'ils accèdent au pouvoir en France, concède l'auteur.« UN PARTI MUSULMAN EST UNE IDÉE QUI S'IMPOSE »Michel Houellebecq, qui a longtemps vécu en Irlande avant de s'installer de nouveau en France, se dit frappé « des énormes changements » constatés dans le pays, et en Occident. « C'est l'une des raisons qui m'ont conduit à écrire » ce livre, explique-t-il.Cette fiction est-elle une satire ? « Non. Très partiellement, c'est une satire des journalistes politiques tout au plus, un petit peu des hommes politiques aussi à vrai dire. Les personnages principaux, non. » Michel Houellebecq reconnaît toutefois jouer sur la peur : « J'utilise le fait de faire peur. En fait, on ne sait pas bien de quoi on a peur, si c'est des identitaires ou des musulmans. Tout reste dans l'ombre. »« J'ai essayé de me mettre à la place d'un musulman, et je me suis rendu compte qu'ils étaient en réalité dans une situation totalement schizophrénique (...) Que peut bien faire un musulman qui veut voter ? Il n'est pas représenté du tout. Il serait faux de dire que c'est une religion qui n'a pas de conséquences politiques (...). Donc, à mon avis, un parti musulman est une idée qui s'impose. » Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde 31.12.2014 à 16h32 • Mis à jour le31.12.2014 à 17h06 |Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde Le livre n'est pas encore sorti en librairie, mais il fait déjà beaucoup parler de lui. Soumission, le 6e roman de Michel Houellebecq, qui paraît le 7 janvier chez Flammarion, met à l'Elysée le chef d'un parti musulman, élu au second tour de la présidentielle de 2022 face à Marine Le Pen, grâce au soutien du PS et de l'UMP. De la provocation ? Non, assure l'écrivain, dans une interview menée par le journaliste de France Culture Sylvain Bourmeau, et parue samedi 3 janvier dans la revue littéraire trimestrielle anglophone Paris Review :« Je procède à une accélération de l'Histoire mais, non, je ne peux pas dire que c'est une provocation dans la mesure où je ne dis pas de choses que je pense foncièrement fausses, juste pour énerver. Je condense une évolution à mon avis vraisemblable. »Lire aussi : Le prochain livre de Michel Houellebecq déjà disponible (illégalement) en ligneA supposer que « les musulmans réussissent à s'entendre entre eux (...), cela prendrait certainement des dizaines d'années » pour qu'ils accèdent au pouvoir en France, concède l'auteur.« UN PARTI MUSULMAN EST UNE IDÉE QUI S'IMPOSE »Michel Houellebecq, qui a longtemps vécu en Irlande avant de s'installer de nouveau en France, se dit frappé « des énormes changements » constatés dans le pays, et en Occident. « C'est l'une des raisons qui m'ont conduit à écrire » ce livre, explique-t-il.Cette fiction est-elle une satire ? « Non. Très partiellement, c'est une satire des journalistes politiques tout au plus, un petit peu des hommes politiques aussi à vrai dire. Les personnages principaux, non. » Michel Houellebecq reconnaît toutefois jouer sur la peur : « J'utilise le fait de faire peur. En fait, on ne sait pas bien de quoi on a peur, si c'est des identitaires ou des musulmans. Tout reste dans l'ombre. »« J'ai essayé de me mettre à la place d'un musulman, et je me suis rendu compte qu'ils étaient en réalité dans une situation totalement schizophrénique (...) Que peut bien faire un musulman qui veut voter ? Il n'est pas représenté du tout. Il serait faux de dire que c'est une religion qui n'a pas de conséquences politiques (...). Donc, à mon avis, un parti musulman est une idée qui s'impose. » Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde 12.12.2014 à 18h49 • Mis à jour le13.12.2014 à 11h05 |Denis Cosnard Le moment a été terriblement émouvant. Sans nul doute le plus émouvant de tous ceux vécus par Patrick Modiano au cours de cette « semaine Nobel », ces huit jours de folie durant lesquels les lauréats du fameux prix sont accueillis à Stockholm, et vont de conférence de presse en réceptions, de concerts en cérémonies plus formelles les unes que les autres. Vendredi 12 décembre, dans la matinée, le nouveau Prix Nobel de littérature était invité à rencontrer les élèves de Rinkeby, un quartier défavorisé de Stockholm, à vingt minutes du centre-ville. La rencontre a ému l’écrivain aux larmes. « C’est le plus beau jour de ma vie », a-t-il même confié aux enfants, racontent plusieurs témoins.Depuis vingt-cinq ans, la tradition veut que les lauréats du Nobel de littérature se rendent dans ce quartier, où l’école a largement bâti son projet éducatif autour du prix. « Sans cela, c’est le type d’endroit où il pourrait y avoir beaucoup de violence », explique un habitant. Mario Vargas Llosa, Herta Müller, J. M. Coetzee y sont passés. Pour Dario Fo, les enfants avaient préparé un spectacle de marionnettes. « Vous verrez, c’est là où les Nobel craquent tous », prévenait il y a quelques jours Ulrika Kjellin, l’une des chevilles ouvrières de l’Académie suédoise.Patrick #Modiano avec les enfants de la bibliothèque de Rinkeby, Stockholm. #nobelprize2014 @francediplo http://t.co/wArGRjHehq— LaurentClavel (@Laurent Clavel)require(["twitter/widgets"]);« J’ai envie de tout savoir sur vous »Cela n’a pas manqué. Venu avec sa femme, ses deux filles et son petit-fils suédois Orson, Patrick Modiano a été accueilli par une procession d’enfants vêtus du costume blanc classique de la Sainte-Lucie, la fête de la lumière, avec sur la tête une couronne et des bougies.Garçons et filles l’ont salué en suédois, en turc, en arabe, et dans toutes les langues parlées dans le quartier. Ils ont entonné les chants traditionnels. Puis les uns après les autres ont présenté à Patrick Modiano les travaux qu’ils avaient réalisés autour de son œuvre, dont ils ignoraient tout il y a encore deux mois. Des textes, des dessins, des maquettes. Leurs enseignants les avaient en particulier fait travailler sur Dora Bruder, le livre le plus fort de Modiano, dans lequel il tente de retrouver les traces de cette jeune fille juive, qui avait fugué à Paris durant l’Occupation et dont la courte vie s’est terminée dans un camp d’extermination nazi. Ce récit traduit en suédois a particulièrement frappé les adolescents.Assis dans un fauteuil de velours rouge au milieu de la bibliothèque, « Modiano était subjugué par cet accueil », témoigne Laurent Clavel, de l’Institut français de Suède. Pas question pour lui de repartir sitôt la présentation terminée. « J’ai envie de tout savoir sur vous », a-t-il dit aux élèves. Un par un, il leur a donc parlé, signant pour chacun un exemplaire de la plaquette qu’ils avaient éditée pour l’occasion. La veille, l’écrivain n’avait pas assisté à l’ultime réception offerte aux Prix Nobel par le roi et la reine de Suède. Mais pour rien au monde il n’aurait raté le rendez-vous avec les enfants de Rinkeby.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Trois hommes, trois destins, trois visages de l'histoire contemporaine et sanglante de l'Espagne. Le premier s'appelle Antón, il est curé : il y a vingt-cinq ans, alors jeune séminariste, il avait publiquement pardonné aux assassins de son père, tué dans un attentat perpétré par l'ETA. Le second, Josu, était l'ami d'enfance d'Antón : passé du côté de l'organisation indépendantiste basque, il purge une longue peine de prison dans le sud de la France. Le dernier, Emmanuel, appartenait aux GAL (Groupes antiterroristes de libération), ces commandos paramilitaires qui traquaient les membres de l'ETA : emprisonné lui aussi, au même endroit, c'est lui qui a tué « l'assassin de l'assassin » du père d'Antón. Dévorés par la culpabilité, rongés par la douleur quand ce n'est pas par la rage, ces trois personnages que tout aurait dû éloigner se parlent, s'écrivent et se souviennent au nom d'un passé commun habité d'indicibles fantômes. Tout en sobriété et en teintes évanescentes, ce récit inspiré de faits réels propose une réflexion sur la violence et l'engagement au sens large (politique, religieux) dans une société lestée par les déterminismes et les conventions. Touchante et intelligente lecture.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 31.12.2014 à 16h32 • Mis à jour le31.12.2014 à 17h06 |Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde 12.12.2014 à 18h49 • Mis à jour le13.12.2014 à 11h05 |Denis Cosnard Le moment a été terriblement émouvant. Sans nul doute le plus émouvant de tous ceux vécus par Patrick Modiano au cours de cette « semaine Nobel », ces huit jours de folie durant lesquels les lauréats du fameux prix sont accueillis à Stockholm, et vont de conférence de presse en réceptions, de concerts en cérémonies plus formelles les unes que les autres. Vendredi 12 décembre, dans la matinée, le nouveau Prix Nobel de littérature était invité à rencontrer les élèves de Rinkeby, un quartier défavorisé de Stockholm, à vingt minutes du centre-ville. La rencontre a ému l’écrivain aux larmes. « C’est le plus beau jour de ma vie », a-t-il même confié aux enfants, racontent plusieurs témoins.Depuis vingt-cinq ans, la tradition veut que les lauréats du Nobel de littérature se rendent dans ce quartier, où l’école a largement bâti son projet éducatif autour du prix. « Sans cela, c’est le type d’endroit où il pourrait y avoir beaucoup de violence », explique un habitant. Mario Vargas Llosa, Herta Müller, J. M. Coetzee y sont passés. Pour Dario Fo, les enfants avaient préparé un spectacle de marionnettes. « Vous verrez, c’est là où les Nobel craquent tous », prévenait il y a quelques jours Ulrika Kjellin, l’une des chevilles ouvrières de l’Académie suédoise.Patrick #Modiano avec les enfants de la bibliothèque de Rinkeby, Stockholm. #nobelprize2014 @francediplo http://t.co/wArGRjHehq— LaurentClavel (@Laurent Clavel)require(["twitter/widgets"]);« J’ai envie de tout savoir sur vous »Cela n’a pas manqué. Venu avec sa femme, ses deux filles et son petit-fils suédois Orson, Patrick Modiano a été accueilli par une procession d’enfants vêtus du costume blanc classique de la Sainte-Lucie, la fête de la lumière, avec sur la tête une couronne et des bougies.Garçons et filles l’ont salué en suédois, en turc, en arabe, et dans toutes les langues parlées dans le quartier. Ils ont entonné les chants traditionnels. Puis les uns après les autres ont présenté à Patrick Modiano les travaux qu’ils avaient réalisés autour de son œuvre, dont ils ignoraient tout il y a encore deux mois. Des textes, des dessins, des maquettes. Leurs enseignants les avaient en particulier fait travailler sur Dora Bruder, le livre le plus fort de Modiano, dans lequel il tente de retrouver les traces de cette jeune fille juive, qui avait fugué à Paris durant l’Occupation et dont la courte vie s’est terminée dans un camp d’extermination nazi. Ce récit traduit en suédois a particulièrement frappé les adolescents.Assis dans un fauteuil de velours rouge au milieu de la bibliothèque, « Modiano était subjugué par cet accueil », témoigne Laurent Clavel, de l’Institut français de Suède. Pas question pour lui de repartir sitôt la présentation terminée. « J’ai envie de tout savoir sur vous », a-t-il dit aux élèves. Un par un, il leur a donc parlé, signant pour chacun un exemplaire de la plaquette qu’ils avaient éditée pour l’occasion. La veille, l’écrivain n’avait pas assisté à l’ultime réception offerte aux Prix Nobel par le roi et la reine de Suède. Mais pour rien au monde il n’aurait raté le rendez-vous avec les enfants de Rinkeby.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 20.01.2015 à 09h53 • Mis à jour le20.01.2015 à 16h58 | Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 09.01.2015 à 14h58 • Mis à jour le11.01.2015 à 22h06 | Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste data-href="http://campus.lemonde.fr/campus/article/2015/01/28/une-ecole-de-manga-bac-5-ouvrira-en-septembre_4565084_4401467.html" data-layout="standard" data-action="recommend" data-show-faces="false" Human Academy, « l'école japonaise de manga, dessin animé, jeux vidéo », débarque en France à la rentrée 2015.  En provenance directe de l'archipel nippon, où elle compte dix-neuf écoles, elle s'installera à Angoulême, capitale de la bande dessinée, et a été annoncée à la veille de l'ouverture de son célèbre festival de BD. Elle partagera d'ailleurs le bâtiment de la Cité internationale de la bande dessinée, qui regroupe une bibliothèque de mangas et de bande dessinées, ainsi qu'un cinéma.Le cursus, accessible aux diplômés d'un bac + 3, durera deux années, gratifiées d'un diplôme national d'arts et techniques (DNAT), reconnu par l'Etat, équivalent à un bac + 5. Les apprentis mangakas se formeront au dessin japonais, à la scénarisation et à différents modes d'expression artistique. Des stages en entreprise et des voyages d'études au Japon sont prévus. L'objectif est de former des professionnels dans les milieux du dessin, de la bande dessinée, de l'édition, du graphisme, de l'animation ou encore de l'écriture de scénarios.Cette formation pourra accueillir 40 élèves, sélectionnés d'abord sur un portfolio et une lettre de motivation, puis sur concours écrit et oral. Les épreuves sont ouvertes aux détenteurs d'un bac + 3 dans les domaines de l'art, de l'animation ou des jeux vidéo. Les dates sont d'ores et déjà sur le site de la Human Academy. Les frais de scolarité s'élèveront à 7 000 euros par an.Inès Belgacem width="314" height="157" alt="" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/29/314x157/4566531_3_2725_2015-01-28-aa4dfc8-27830-1ofrs1z_09df7625cac48de922e9f484a4386213.jpg" Les classements, obsession risquée des universités A Pittsburgh, aux Etats-Unis, « Another mother » propose de laver votre linge, faire votre vaisselle ou encore vous livrer un kit de survie en période d'examens. width="314" height="157" alt="Des fiches méthodologiques pour réussir son bac" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/29/314x157/4566420_3_6c0c_des-fiches-methodologiques-pour-reussir-son-bac_9f033098cc3d1012ff83114908932375.jpg" Des fiches méthodologiques pour réussir le bac et les concours Le rectorat de Paris propose aux élèves, à partir de la seconde jusqu'au BTS et à la prépa, des entraînements intensifs axés sur l'oral en anglais, allemand et espagnol. width="314" height="157" alt="Comment se préparer à l'oral de TPE" src="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/29/314x157/4566350_3_76f1_comment-se-preparer-a-l-oral-de-tpe_83bdee8adae1e5aefc043f79db4fd5e0.jpg" Dix conseils pour préparer l'oral des TPE Philippe-Jean Catinchi Disparu à 90 ans le 1er avril 2014, le médiéviste Jacques Le Goff occupait une place unique dans le champ de sa discipline. Par son parcours, mais surtout par la singularité de ses approches, sa façon de concilier le temps long cher à Fernand Braudel et d'autres temporalités dont il a su tisser les liens, échappant à la tentation du dogme pour toujours s'inscrire au plus près de l'humain.Lire aussi : Jacques Le Goff, mort d'un « ogre historien »Près d'un an après sa mort, la Bibliothèque nationale de France (BNF), en partenariat avec l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que Jacques Le Goff fonda à partir de la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) et dont il assura la présidence de 1975 à 1977, a tenu à rendre hommage à l'érudit et au penseur, comme à l'homme engagé et au passeur infatigable. Consacrée à Conjurer la peur, le bel essai de Patrick Boucheron sur le bon gouvernement à Sienne, la dernière émission des « Lundis de l'Histoire », qu'il anima pendant plus de 45 ans sur France Culture, fut diffusée le 31 mars, quelques heures seulement avant son décès.Une œuvre novatriceDes quatre tables rondes – dont deux ont été confiées à des médiévistes (Patrick Boucheron et Didier Lett) –, on retiendra la singularité résolue de l'œuvre. Si novatrice qu'elle a prolongé les réticences de certaines écoles nationales à emprunter les voies ouvertes par les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre – ce que l'on appelle par commodité « l'Ecole des Annales ».Les invités étaient nombreux, des piliers de l'EHESS (Alain Touraine, Jacques Revel, Marc Augé, Alain Boureau, André Burguière) aux témoins émouvants des premiers séminaires de Le Goff (Christiane Klapisch-Zuber), des compagnons de longue date (Pierre Nora pour l'édition, Michèle Perrot pour la radio, Krzysztof Pomian pour l'âme polonaise de Jacques) ou d'autres plus récemment croisés (Michel Pastoureau, que les conseils de Le Goff guident encore, ou Aurélien Gros, qui eut la charge de la correspondance du médiéviste reclus, la fidèle Christine Bonnefoy se réservant la prise en note des derniers manuscrits quand le rythme de l'écriture l'imposa).Mais si, naturellement, la parole de Jean-Claude Schmitt rappela à quel point Le Goff, si sensible à l'objet et à l'outil, au silence des sources aussi, renouvela le questionnaire de la documentation de l'historien, si Marc Augé pointa le goût de Le Goff pour les continuités et les tournants plutôt que pour les ruptures, voie singulière par rapport à Febvre ou Foucault, les deux fortes contributions de Sylvain Piron sur la vision du temps et d’Etienne Anheim sur le concept d'« histoire totale » ont montré qu'en marge de la mémoire et des évocations intimes, la stature de Le Goff est déjà un sujet d'histoire et une adresse de méthode pour les générations qui ne le croiseront que dans les livres.Si au regard de l'histoire comme des autres sciences humaines, il y a bien un « moment Le Goff », où s'invente réellement l'anthropologie historique, avec l'entrelacs des curiosités et des compétences qui bousculent tous les usages académiques (et là, comment ne pas mentionner, autre lecteur de Marcel Mauss et de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant qui dialogua si bien avec Le Goff ?), on peine à mesurer aujourd'hui les résistances que le chantier Le Goff a pu rencontrer.Un engagement profondément européenAinsi a-t-on pu apprécier les indices sur le rayonnement international de l'œuvre qu'apporta la troisième table ronde. On se doutait de l'engagement profondément européen de Jacques Le Goff – il anima la collection « Faire l'Europe », qui visait à sortir simultanément dans cinq langues et bien plus de pays les textes phares de l'historiographie européenne.Au fil des interventions (l'Italienne Carla Casagrande, indissociable de sa collègue Silvana Vecchio, le Polonais Jurek Pysiak, le Hongrois Gabor Klaniczay, pour l'Allemagne, Pierre Monnet, et, pour le monde anglo-saxon, l'Américain Patrick Geary), astucieusement organisées selon la chronologie du succès des traductions de Le Goff, on mesura l'enthousiasme suscité dès la fin des années 1950 par la singularité provocatrice du jeune médiéviste – fort d'un titre au caractère anachronique résolument volontaire, comme le rappela Alain Boureau, Les Intellectuels au Moyen Age, paru en 1957, fut accessible aux lecteurs italiens dès 1959 et s'imposa comme la plus recommandable des introductions à l'histoire de la pensée médiévale dans un pays où le petit livre dépassa la trentaine de rééditions.Sur plus d'un demi-siècle, l'enthousiasme ne cessa de grandir et ce « succès énorme » autorise même à parler d'« amour solide et durable » entre Le Goff et son public transalpin. Même adhésion passionnelle pour les Polonais qui considèrent qu'il a fallu Le Goff pour que leur pays ait une place dans la médiévistique européenne. Ses voyages dès la fin des années 1950, les moments d'enseignement à Varsovie qu'il assura ponctuellement jusqu'en 1995, les liens personnels si forts qu'il entretint avec Aleksander Gieysztor et Bronislaw Geremek – le maître et le frère – sans même évoquer la place de cœur que le pays occupe puisque l'épouse de Jacques, Hanka, était polonaise, expliquent la révérence envers le médiéviste français. Même constat en Hongrie, où le même programme d'ouverture à l'Est, prôné par Fernand Braudel, conduit Le Goff au mitan des années 1960. S'en suit un réel foyer d'échanges et de complicité que l'Atelier d'histoire sociale ouvert à Budapest à la fin des années 1970 symbolise.Des réticences chez les Allemands et Anglos-SaxonsLe son est différent du côté de la médiévistique allemande. Si le rythme des traductions finit par s'accélérer, à l'origine, il faut jusqu'à trois décennies pour que certains des premiers livres de Le Goff soient accessibles outre-Rhin. Et encore, le terme « civilisation », essentiel pour comprendre la somme parue chez Arthaud en 1964, La Civilisation de l'Occident médiéval, devient-il « Kultur » comme le mot « Europe » remplace l'« Occident ». C'est que la démarche anthropologique de l'œuvre heurte autant qu'elle contrarie les priorités de l'école allemande où la question de l’Etat et des identités régionales, comme la place du Grand homme, ne se retrouvent pas dans la vision de Le Goff. Ce long Moyen Age reste terra incognita en Allemagne et comme naguère Marc Bloch, le regard de Le Goff suscite fascination et réticence, comme si l'anthropologie historique menaçait trop directement les traditions philosophique et philologique des écoles allemandes.Même distance dans le monde anglo-saxon qui n'épargne ni dédain ni condescendance devant un chantier si étranger au positivisme en vogue chez les Anglais. Il est vrai, rappelle Patrick Geary, que « l'histoire médiévale n'a jamais fait partie des Belles Lettres en anglais. » Les comptes-rendus savants, souvent tardifs, ne comprennent ni n'admettent les options de Le Goff, qui incarne même pour certains, le « vice de l'Ecole des Annales ». Il faut attendre le Saint Louis, salué pour sa méditation profonde sur la façon de faire l'histoire, pour que les œillères vacillent.Vu de France, on n'a plus guère conscience de la « révolution Le Goff », tant la longévité de l'homme, la vitalité de sa production, la force d'entraînement qui fut la sienne pour imposer les audaces et les innovations, ont installé sa pensée dans notre paysage intellectuel. Par delà la dimension commémorative, une journée comme celle du mardi 27 janvier remet au centre l'essentiel : l'art d'une pensée qui réinvente l'Histoire en interrogeant inlassablement ses enjeux, ses outils et ses leçons.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Mort le 24 janvier 1965, il y a 50 ans, Winston Churchill a été mis à l'honneur cette semaine par les autorités britanniques qui ont appelé les internautes à livrer leurs citations préférées du « Vieux Lion » sur Twitter :What are your favourite #ChurchillQuotes? Here I talk about mine - I hope you'll share yours to mark #Churchill2015:— David Cameron (@David_Cameron)require(["twitter/widgets"]);Problème, parmi les nombreuses citations qui lui sont attribuées, plusieurs le sont à tort.Biographe zéléComme pour nombre de célébrités, Winston Churchill n'a pas dit tout ce qu'on lui attribue. Souvent, les citations sont devenues des aphorismes après avoir été reformulées par un biographe zélé. L'Américain Richard Langworth, ami de la fille benjamine de Winston Churchill, Mary, répertorie ces fausses citations dans le cadre des travaux menés par le Churchill Centre, basé dans l'Illinois.Par exemple, Le Dernier Lion, de l'historien William Manchester, regorge de ces bons mots qu'on ne retrouve cités nulle part ailleurs, comme :« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »Cette pique aurait été adressée à Neville Chamberlain, alors premier ministre, juste après la conférence de Munich, en 1938.Rien ne vient l'attester, hormis le livre de M. Manchester. Selon Richard Langworth, il s'agirait plutôt de la réécriture d'une phrase extraite d'une lettre à Lloyd George. Churchill, qui doit son ascension politique à cet ancien premier ministre, lui écrit juste avant la conférence : « J'ai l'impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j'ai assez peu de doute sur l'issue de ce choix. »L'art de la citationParfois, Winston Churchill, fin lettré, ne fait que citer, sans le préciser, d'autres auteurs, comme dans le trait d'esprit suivant :« J'ai des goûts simples, je me contente du meilleur. »C'est ce que Winston Churchill aurait dit au directeur de l'hôtel Plaza à New York, en 1929 ou en 1931. Mais il est probable qu'il faisait référence à la pièce de son ami George Bernard Shaw, La Commandante Barbara, qui date de 1905 : « Je connais les gens comme Adolphus, calmes, simples, raffinés, poétiques – qui se contentent du meilleur ! »Ou encore :« Le courage est la plus grande des vertus car c'est celle qui présuppose toutes les autres. »Ici, Churchill citait Samuel Johnson, l'un des principaux hommes de lettres britanniques, auquel James Boswell attribue cette phrase dans sa biographie de l'auteur du XVIIIe siècle.« Je vais faire un long discours aujourd'hui ; je n'ai pas eu le temps d'en préparer un court. »Si l'homme d'Etat a un jour prononcé cette phrase, il ne faisait que reprendre Blaise Pascal : « Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte » (Les Provinciales, 16e lettre).Vrai charisme, fausse paternitéIl arrive que la paternité de certaines citations ait été tout bonnement refusée à de moins célèbres orateurs que le charismatique chef d'Etat... au profit de ce dernier :« La croix la plus lourde que j'ai jamais eue à porter est la croix de Lorraine. »Cette référence à l'influence du général de Gaulle (à l'initiative de ce symbole de la France libre sous l'occupation) est en fait un mot du général Edward Spears, représentant en France de Winston Churchill.Autre citation mal attribuée, reprise sur la page Facebook d'Eric Zemmour :« Les fascistes d'aujourd'hui seront les antifascistes de demain. »Il s'agirait en fait de la phrase d'un homme politique américain controversé, Huey Long, qui aurait déclaré : « Quand le fascisme arrivera aux Etats-Unis, on l'appellera antifascisme ! »Des inventions de toutes pièces ?Enfin, dernier cas, et non le moins rare, la citation dont il est impossible de garantir qu'elle vient vraiment de Churchill.« Bien que j'aie été présent [à ma naissance], je n'ai pas de souvenir clair des événements qui y ont abouti. »Ou encore :« Ne me parlez pas de traditions dans la marine. Il n'y a que le rhum, la sodomie et le fouet. »Premier lord de l'amirauté, Winston Churchill ne tenait probablement pas ces propos, même s'il connaissait les expressions grivoises de la marine.Ou enfin, cette formule, repris dans une publicité pour le fabricant d'armes Lockheed Martin : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons, mais nous lui donnons un sens avec ce que nous offrons. » Un bel aphorisme... probablement créé de toutes pièces.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Yann Plougastel Au Cap, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Derrière les murs des villas sécurisées, où les Blancs se protègent des Noirs, il se passe des affaires étranges qui en disent long sur l'échec de la société arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela. Depuis Mélanges de sangs, en 2009, Roger Smith, qui travailla d'abord comme réalisateur et producteur de cinéma, porte un regard amer sur la société sud-africaine.Dans le diabolique Pièges et sacrifices, son cinquième roman traduit en français, il nous raconte l'histoire de Mike Lane, un libraire plutôt à l'aise qui, avec sa femme Evelyn, tente de maquiller le meurtre, dans leur propre maison, d'une jeune fille par leur abruti de fils, en accusant le fils noir de leur employée de maison… A travers la figure de Mike Lane, homme cultivé mais faible, Roger Smith nous montre avec âpreté la déliquescence d'un monde qui a perdu tout espoir de rédemption Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Denis Cosnard Dora Bruder, cette jeune fille juive dont Patrick Modiano a tenté de reconstituer l'histoire dans un de ses livres les plus poignants, aura bientôt une promenade à son nom à Paris. C'est ce qu'a annoncé la maire de la capitale, Anne Hidalgo, lundi 19 janvier, lors d'une soirée d'hommage public à l'écrivain au Théâtre de la Ville.Après l'attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Modiano, « j'ai relu un certain nombre de vos livres, a déclaré la maire s'adressant à l'auteur présent sur scène. Dora Bruder m'a énormément émue. J'ai décidé de donner ce nom à une rue de Paris, dans le 18e arrondissement ». C'est l'arrondissement, précisément, où vivait Dora Bruder. Elle habitait 41, boulevard Ornano, près de la porte de Clignancourt.Le lieu a été choisi : il s'agit d'un terre-plein situé entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans ce quartier entre la porte de Clignancourt et celle de Saint-Ouen. La proposition de la maire sera soumise à la commission de dénomination qui se réunit le 5 février.  UNE PETITE ANNONCEEn décembre 1988, Patrick Modiano est frappé, en feuilletant un vieux Paris-Soir de 1941, par une petite annonce : les parents de Dora Bruder recherchent leur fille de 15 ans. « Un mètre cinquante-cinq, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux. » Elle a disparu. Une fugue. Des années durant, l'écrivain est hanté par cette silhouette qui lui rappelle sa propre adolescence. « Moi aussi, j'ai fait des fugues, comme on en fait tous vers 14-15 ans. Je me suis senti un peu solidaire », a-t-il confié lundi soir.Avec l'aide de Serge Klarsfeld, il se lance alors sur les traces de Dora Bruder. Elles mènent au camp d'internement de Drancy, puis à Auschwitz, où la jeune fugueuse a finie gazée, en 1943. Le résultat de son enquête tient dans ce livre, Dora Bruder, publié chez Gallimard en 1997. Sans doute le plus fort de tous ceux signés par l'écrivain. A travers ces pages, il cherche Dora, mais aussi son propre père, Albert Modiano, qui se cachait également dans le Paris de cette époque noire.En choisissant de donner le nom de Dora Bruder à un lieu de Paris – sous réserve que le conseil municipal vote le projet –, Anne Hidalgo rend évidemment hommage au lauréat du prix Nobel, dont l'œuvre est nourrie par cette ville, de La Place de l'Etoile (1968) à Paris tendresse (1990). Mais elle prolonge aussi le travail de Modiano et de Klarsfeld, qui ont voulu arracher Dora Bruder et bien d'autres à l'oubli qui les menaçait. Entre un livre majeur et une promenade à son nom, Dora Bruder ne pourra pas disparaître de sitôt des mémoires.Lire : Modiano à Stockholm : « Le romancier est une sorte de voyant »Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Potet Habitué aux querelles intestines à l’approche du Festival d’Angoulême, le monde de la bande dessinée n’échappe pas à la tradition cette année, dans le contexte de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Une question divise le milieu : de quelle manière rendre le mieux hommage, pendant la manifestation, au journal satirique et à ses caricaturistes tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et Honoré) ? Rétifs aux commémorations de tout poil, les disparus auraient très certainement détesté qu’on veuille absolument les célébrer. Peu importe : la proximité du festival (29 janvier-1er février) par rapport aux événements de la semaine passée rend inévitable la création d’un acte symbolique fort pendant le week-end. Reste à savoir lequel. La direction du FIBD – Festival international de la bande dessinée – pensait avoir fait l’essentiel en annonçant, vendredi 9 janvier, via le site du Monde, la création d’un « prix Charlie de la liberté d’expression » qui serait remis chaque année à un dessinateur dont « l’œuvre incarne une forme de résistance de pensée ». D’autres initiatives ont également été lancées : l’organisation d’un concert dessiné exceptionnel, la programmation d’une table ronde sur la liberté de la presse, une exposition reproduisant une sélection de « unes » historiques de Charlie Hebdo, l’accrochage de kakemonos représentant les noms des victimes sur la façade de l’Hôtel de ville d’Angoulême…BD : le Festival d’Angoulême crée un « prix Charlie de la liberté d’expression »Une pétition sur InternetInsuffisant, déplore aujourd’hui un collectif d’auteurs, emmené par le dessinateur et scénariste Gwen de Bonneval qui se trouve être, par ailleurs, le président du jury appelé à décerner les prix distribués aux meilleurs albums de l’année écoulée. Pour eux, Charlie Hebdo doit se voir décerner d’office et à titre exceptionnel le Grand Prix de la ville d’Angoulême qui, chaque année, couronne un auteur de bande dessinée pour l’ensemble de son œuvre. La distinction est prestigieuse au regard de son palmarès où figurent parmi les plus grands noms du 9e art. Le dernier lauréat en date est l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes.Une pétition pour que « Charlie Hebdo » obtienne le Grand Prix à Angoulême« Il serait indécent d’attribuer le Grand Prix cette année à un auteur », martèle Gwen de Bonneval. Une pétition a été lancée sur Internet afin de réclamer que la palme soit décernée à Charlie Hebdo. Plus de 2 400 personnes l’ont signée à ce jour, dont un certain nombre d’auteurs contemporains reconnus pour la qualité de leur travail, parmi lesquels Alfred, Etienne Davodeau, Philippe Dupuy, Pascal Rabaté, Fabien Vehlmann… Ceux-ci, du coup, ne voteront pas au deuxième tour du scrutin organisé par la direction du festival pour désigner le prochain Grand Prix à partir d’une liste d’une vingtaine de noms. Deux mille auteurs professionnels ont participé au premier tour duquel sont sortis trois « finalistes » : le Japonais Katsuhiro Otomo, le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann.La contre-attaque du FIBD n’a pas tardé. Son directeur délégué, Franck Bondoux, est allé s’entretenir avec la rédaction de Charlie Hebdo, mardi 12 janvier, pour obtenir de celle-ci qu’elle parraine le « prix de la liberté d’expression » initialement imaginé. Ceci fait, « le bon sens prévaudrait maintenant d’arrêter cette pétition », assène-t-il. « Pas question, on la maintient », répond tout de go Gwen de Bonneval en espérant rassembler encore davantage d’auteurs. Y aura-t-il au final un nombre suffisamment représentatif de votants au deuxième tour pour élire un Grand Prix « crédible » ? Toute la question est là.« Plus il y a de prix, mieux c’est »D’autres voix – importantes – commencent par ailleurs à se mêler au débat : celles des précédents Grands Prix, réunis au sein d’une « Académie » devenue honorifique depuis son évincement progressif du mode de désignation. Ceux-ci cooptaient leurs pairs il y a encore trois ans ; ils ne servent plus aujourd’hui qu’à inaugurer les chrysanthèmes. « Donner le Grand Prix à Charlie Hebdo tombe sous le sens pour moi. Il en va de même pour la majorité d’entre nous », indique la lauréate 2000, Florence Cestac, organisatrice d’un récent repas ayant rassemblé dix-sept autres Grands Prix.« Il paraît évident que Charlie Hebdo soit désigné Grand Prix cette année », abonde Enki Bilal, sacré en 1986, sans toutefois cacher un certain embarras : « Il s’est quand même passé quelque chose de gravissime la semaine dernière. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui a été attaquée, c’est aussi la liberté de penser. Tout paraît dérisoire à côté, même si l’état de sidération commence à descendre. Alors oui, Charlie Hebdo doit être nommé Grand Prix, mais qu’en ferait-il pour autant ? Ses dessinateurs ont le sentiment d’avoir été esseulés pendant des années. »Du côté de chez Charlie Hebdo, le débat n’en est pas un. Le Grand Prix ? Le « prix Charlie de la liberté d’expression » ? Un prix « spécial » du jury ? Qu’importe ! « Plus il y a de prix, mieux c’est. Surtout si les lauréats sont vivants », confie, dans une pirouette, Willem, Grand prix 2013 et vieux compagnon de route du journal satirique.Tous les dessins publiés en hommage à Charlie Hebdo sont à retrouver sur le compte Facebook du Festival d’Angoulême.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans.La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. »Un certain sens du professionnalismeFabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. »Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés.Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. »Influence du cinémaL'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ».Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960.Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. »Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements.Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes…Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique.S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Un prix « Charlie de la liberté d’expression » devrait être créé à l’occasion du Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême dont la 42e édition aura lieu du 29 janvier au 1er février. Réunis jeudi 8 janvier à Paris, au lendemain de la tuerie ayant eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo, les organisateurs de la manifestation ont lancé l’idée de cette distinction qui devrait ensuite être décernée, chaque année, à un dessinateur – de presse et/ou de bande dessinée – ne pouvant pas exercer son métier en toute liberté. « Ce prix cessera d’être remis le jour où tous les dessinateurs du monde pourront s’exprimer librement, c’est dire qu’il a de l’avenir », a confié au Monde le délégué général du FIBD. Plusieurs autres initiatives ont également été envisagées par les organisateurs du festival, notamment un « concert dessiné » exceptionnel qui rassembleraient, pendant une prestation musicale du compositeur Areski Belkacem, de nombreux dessinateurs français et internationaux. Plantu, caricaturiste du Monde et créateur de l’association Cartooning for Peace, a été sollicité pour imaginer un scénario lors de cette soirée. Une table ronde sur la thématique de la liberté de la presse, réunissant des dessinateurs et des responsables d’organes médiatiques, est également en préparation. Idem d’une exposition en extérieur reproduisant une sélection des meilleures « unes » de Charlie Hebdo. Un « appel à dessiner » via Facebook« Si Charlie Hebdo est une singularité française, le festival d’Angoulême en est une aussi. Nous ne pouvions pas rester sans rien faire », indique Franck Bondoux. Le FIBD a d’ores et déjà lancé un « appel à dessiner » via une page Facebook : 300 dessins, issus de 15 pays différents, ont été envoyés par des amateurs en une seule journée mais aussi par des bédéistes professionnels. Une délégation du festival sera par ailleurs présente dimanche à la marche républicaine prévue à Paris entre les places de la République et de la Nation derrière une banderole où sa mascotte – un petit fauve à oreilles pointues créé par Lewis Trondheim – affirme « être Charlie » lui aussi. La réunion de jeudi a aussi abordé la question de la sécurité. La préfecture de Charente a fait savoir qu’elle renforcerait les effectifs policiers qu’elle déploie habituellement pendant la manifestation et a encouragé les organisateurs à faire de même avec les vigiles qui filtrent les entrées des différents lieux de rassemblement et d’exposition. « Après une tragédie pareille, la question que le monde de la bande dessinée doit se poser est simple : doit-on sombrer dans l’autocensure et raser les murs ou continuer à se rassembler et discuter comme on l’a toujours fait ?, assène Franck Bondoux. La meilleure réponse que puissent donner les amoureux du dessin est que cette édition du festival batte des records de fréquentation. » La manifestation accueille environ 200 000 visiteurs chaque année. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Frédéric Potet Dernier-né d'une lignée d'ogres patibulaires, le jeune Petit se nomme ainsi en raison de sa taille très inférieure aux canons familiaux. La faute aux unions consanguines qui affectent depuis plusieurs générations cette dynastie de géants condamnés à être de plus en plus petits. Promis à la mort par son père, l'enfant est confié secrètement par sa mère à une grand-tante elle-même répudiée en raison de l'amour qu'elle porte aux humains – la pitance habituelle de tout ogre qui se respecte. Missionné pour régénérer l'espèce, Petit n'aura d'autre choix, à l'adolescence, que s'accoupler à une humaine, précisément…A rebrousse-poil des histoires de princes et de princesses fatalement faits l'un pour l'autre, cet anticonte mêlant bande dessinée et textes illustrés traite astucieusement du déterminisme familial et de l'omnipotence au sein des sociétés monarchiques. Son traitement graphique évoque à la fois les ambiances à la Tim Burton et le Gulliver des frères Fleischer. Transfuge du cinéma d'animation, Bertrand Gatignol a, pour le coup, des doigts de fée. Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Yann Plougastel L'inspecteur Jack Caffery est de retour. Et toujours aussi obsédé par la mort de son jeune frère Ewan, sans doute tué par un redoutable pédophile… Au cours de ses précédentes enquêtes, Caffery a côtoyé l'horreur plus souvent qu'à son tour. Dans Viscères, sa septième aventure, notre inspecteur migraineux est confronté au meurtre particulièrement odieux d'une famille entière dans leur résidence secondaire, une vaste maison victorienne juchée sur une colline des Mendip Hills, dans le Somerset. Il est secondé une fois de plus par le Marcheur, un vagabond à l'intelligence redoutable.Mo Hayder, une des reines britanniques de l'effroi, réussit encore à nous entraîner dans un monde de peurs et d'obsessions, où le pire n'est jamais loin. Depuis Birdman et Tokyo, cette jolie quinquagénaire installée à Bath aligne avec talent les intrigues où des âmes tumultueuses se livrent à des sévices inouïs. Viscères, son dixième roman, ne déroge pas à la règle. Mais, dans le genre, c'est un must. Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité.Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes.Michel Houellebecq, ambigu et perversLe lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo.L’emballement (autour) de Michel HouellebecqTélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ».Houellebecq et le spectre du califatRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il est connu pour sa discrétion. Hauruki Murakami est sans doute l'un des auteurs les plus populaires du Japon. Mais, au grand dam de ses lecteurs, il fuit les plateaux de télévision, les studios de radio et n'accorde qu'avec parcimonie des entretiens à la presse écrite. L'annonce faite lundi 5 janvier par sa maison d'édition ne manquera pas de ravir les adeptes de son œuvre.Le 15 janvier, un site Internet temporaire va en effet leur donner la possibilité de dialoguer avec le romancier de 1Q84. Haruki Murakami répondra « dans la mesure du possible » aux questions qui lui seront posées par le biais de cette plate-forme, baptisée « Murakami-san no tokoro » (« l'espace de M. Murakami »).PAS D'UTILITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUXDans une entrevue récente avec une journaliste de l'Agence France-Presse à Tokyo, l'écrivain indiquait trouver Internet « très pratique » pour vérifier des informations, mais avait souligné « ne pas utiliser les réseaux sociaux car n'en ayant aucunement l'utilité ». Et le sexagénaire d'ajouter : « Je ne lis jamais les critiques de mes livres faites par les lecteurs. Ce qui m'importe, c'est d'écrire des livres qui soient encore lus dans dix ou quinze ans. »L'auteur de Kafka sur le rivage, La Ballade de l'impossible ou encore Underground vend des romans et essais par millions au Japon et dans le monde. Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues. Son dernier roman, L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, paru en 2013 dans l'archipel nippon, a été publié courant 2014 en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, il a sorti dans son pays natal un recueil de nouvelles intitulé Les Hommes qui n'ont pas de femme.Lire aussi en édition abonnés la critique de L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage : Le nouvel Haruki Murakami, un concentré de virtuosités 31.12.2014 à 16h32 • Mis à jour le31.12.2014 à 17h06 |Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde 12.12.2014 à 18h49 • Mis à jour le13.12.2014 à 11h05 |Denis Cosnard Le moment a été terriblement émouvant. Sans nul doute le plus émouvant de tous ceux vécus par Patrick Modiano au cours de cette « semaine Nobel », ces huit jours de folie durant lesquels les lauréats du fameux prix sont accueillis à Stockholm, et vont de conférence de presse en réceptions, de concerts en cérémonies plus formelles les unes que les autres. Vendredi 12 décembre, dans la matinée, le nouveau Prix Nobel de littérature était invité à rencontrer les élèves de Rinkeby, un quartier défavorisé de Stockholm, à vingt minutes du centre-ville. La rencontre a ému l’écrivain aux larmes. « C’est le plus beau jour de ma vie », a-t-il même confié aux enfants, racontent plusieurs témoins.Depuis vingt-cinq ans, la tradition veut que les lauréats du Nobel de littérature se rendent dans ce quartier, où l’école a largement bâti son projet éducatif autour du prix. « Sans cela, c’est le type d’endroit où il pourrait y avoir beaucoup de violence », explique un habitant. Mario Vargas Llosa, Herta Müller, J. M. Coetzee y sont passés. Pour Dario Fo, les enfants avaient préparé un spectacle de marionnettes. « Vous verrez, c’est là où les Nobel craquent tous », prévenait il y a quelques jours Ulrika Kjellin, l’une des chevilles ouvrières de l’Académie suédoise.Patrick #Modiano avec les enfants de la bibliothèque de Rinkeby, Stockholm. #nobelprize2014 @francediplo http://t.co/wArGRjHehq— LaurentClavel (@Laurent Clavel)require(["twitter/widgets"]);« J’ai envie de tout savoir sur vous »Cela n’a pas manqué. Venu avec sa femme, ses deux filles et son petit-fils suédois Orson, Patrick Modiano a été accueilli par une procession d’enfants vêtus du costume blanc classique de la Sainte-Lucie, la fête de la lumière, avec sur la tête une couronne et des bougies.Garçons et filles l’ont salué en suédois, en turc, en arabe, et dans toutes les langues parlées dans le quartier. Ils ont entonné les chants traditionnels. Puis les uns après les autres ont présenté à Patrick Modiano les travaux qu’ils avaient réalisés autour de son œuvre, dont ils ignoraient tout il y a encore deux mois. Des textes, des dessins, des maquettes. Leurs enseignants les avaient en particulier fait travailler sur Dora Bruder, le livre le plus fort de Modiano, dans lequel il tente de retrouver les traces de cette jeune fille juive, qui avait fugué à Paris durant l’Occupation et dont la courte vie s’est terminée dans un camp d’extermination nazi. Ce récit traduit en suédois a particulièrement frappé les adolescents.Assis dans un fauteuil de velours rouge au milieu de la bibliothèque, « Modiano était subjugué par cet accueil », témoigne Laurent Clavel, de l’Institut français de Suède. Pas question pour lui de repartir sitôt la présentation terminée. « J’ai envie de tout savoir sur vous », a-t-il dit aux élèves. Un par un, il leur a donc parlé, signant pour chacun un exemplaire de la plaquette qu’ils avaient éditée pour l’occasion. La veille, l’écrivain n’avait pas assisté à l’ultime réception offerte aux Prix Nobel par le roi et la reine de Suède. Mais pour rien au monde il n’aurait raté le rendez-vous avec les enfants de Rinkeby.Denis CosnardJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Le livre n'est pas encore sorti en librairie, mais il fait déjà beaucoup parler de lui. Soumission, le 6e roman de Michel Houellebecq, qui paraît le 7 janvier chez Flammarion, met à l'Elysée le chef d'un parti musulman, élu au second tour de la présidentielle de 2022 face à Marine Le Pen, grâce au soutien du PS et de l'UMP. De la provocation ? Non, assure l'écrivain, dans une interview menée par le journaliste de France Culture Sylvain Bourmeau, et parue samedi 3 janvier dans la revue littéraire trimestrielle anglophone Paris Review :« Je procède à une accélération de l'Histoire mais, non, je ne peux pas dire que c'est une provocation dans la mesure où je ne dis pas de choses que je pense foncièrement fausses, juste pour énerver. Je condense une évolution à mon avis vraisemblable. »Lire aussi : Le prochain livre de Michel Houellebecq déjà disponible (illégalement) en ligneA supposer que « les musulmans réussissent à s'entendre entre eux (...), cela prendrait certainement des dizaines d'années » pour qu'ils accèdent au pouvoir en France, concède l'auteur.« UN PARTI MUSULMAN EST UNE IDÉE QUI S'IMPOSE »Michel Houellebecq, qui a longtemps vécu en Irlande avant de s'installer de nouveau en France, se dit frappé « des énormes changements » constatés dans le pays, et en Occident. « C'est l'une des raisons qui m'ont conduit à écrire » ce livre, explique-t-il.Cette fiction est-elle une satire ? « Non. Très partiellement, c'est une satire des journalistes politiques tout au plus, un petit peu des hommes politiques aussi à vrai dire. Les personnages principaux, non. » Michel Houellebecq reconnaît toutefois jouer sur la peur : « J'utilise le fait de faire peur. En fait, on ne sait pas bien de quoi on a peur, si c'est des identitaires ou des musulmans. Tout reste dans l'ombre. »« J'ai essayé de me mettre à la place d'un musulman, et je me suis rendu compte qu'ils étaient en réalité dans une situation totalement schizophrénique (...) Que peut bien faire un musulman qui veut voter ? Il n'est pas représenté du tout. Il serait faux de dire que c'est une religion qui n'a pas de conséquences politiques (...). Donc, à mon avis, un parti musulman est une idée qui s'impose. » Julie Clarini C’est l’histoire d’un roman d’anticipation à diffusion anticipée. Depuis trois jours, le nouveau livre de Michel Houellebecq, Soumission, circule illégalement en ligne alors que sa sortie en librairie est prévue le 7 janvier.L’intrigue, modèle de provocation habilement calculée, a été abondamment commentée dans la presse, attisant probablement la curiosité des internautes. Le décor est planté dès le début du récit : le second tour de l’élection présidentielle oppose Marine le Pen au chef du Parti de la fraternité musulmane, lequel s’installe, au terme de quelques tractations et remous politiques, à l’Elysée, plongeant le pays dans la léthargie. Consentant à se convertir à l’islam, le héros du livre, professeur de faculté, poursuit son enseignement à la Sorbonne.UNE PREMIÈRE EN FRANCEChez Flammarion, on se borne à faire savoir que cette mise à disposition illégale est en cours de traitement par les services juridiques. Un piratage avant commercialisation est évidemment une très mauvaise nouvelle pour un éditeur, et un fait sans précédent en France. Récemment, l’ouvrage de Valérie Trierweiler Merci pour ce moment (Les Arènes) a fait les frais d’un piratage hors norme, estimé à des dizaines de milliers d’exemplaires, mais après un premier succès en librairie.On date le premier exemple d’une sortie illégale, précédant l’officielle, de 2004, à l’occasion du dernier livre de Gabriel Garcia Marquez : l’ouvrage, Mémoire de mes putains tristes, était disponible sur les trottoirs de Bogota avant de l’être en librairie. A l’époque, le contenu de l’ouvrage avait voyagé par CD-ROM.Dans le cas de l’ouvrage de Michel Houellebecq, les versions numériques disponibles sous format MOBi et ePUB sont facilement accessibles. Le premier document à avoir fuité fut, d’après le site ActuaLitté, un PDF obtenu à partir du scan d’une version papier. Des indices qui rendent plausible l’hypothèse d’une numérisation d’un exemplaire de presse, d’autant plus que les premiers jeux d’épreuves sont arrivés dans les rédactions autour du 15 décembre.ÉLECTROCHOCC’était peut-être la chance sur laquelle l’édition comptait : son public est moins jeune, moins technophile, que celui de la musique, si bien que des piratages de cette nature sont restés des cas rares. Il se pourrait néanmoins que cette affaire fasse figure d’électrochoc. Cet automne, le Syndicat national de l’édition (SNE) rappelait qu’aux termes de la loi du 21 juin 2004, les éditeurs peuvent s’adresser à l’hébergeur d’un site pour l’informer de la présence de contrefaçons accessibles via ce site et lui demander de les retirer.Cette procédure dite de « notification et retrait » est efficace pour obtenir le retrait immédiat des contenus, mais, comme le note le SNE lui-même, « cette solution montre des limites, les mêmes contenus peuvent réapparaître aussi rapidement qu’ils ont été retirés ». En mars 2014, aux Asisses du livre numérique, Florent Souillot, responsable du développement numérique aux éditions Flammarion, et chargé du développement de la plate-forme de distribution Eden Livres, déclarait que « le groupe Flammarion en est actuellement à une vingtaine, une trentaine de notifications par mois ». Le rythme devrait s’accélérer dès les jours à venir.Julie ClariniJournaliste au Monde LittératureLes Aventures d’Augie March (The Adventures of Augie March) et Le Don de Humboldt (Humboldt’s Gift), de Saul Bellow, traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer, Gallimard, « Quarto », 1 004 p., 34,90 €.Il nous manque un Saul Bellow (1915-2005), aujourd’hui, dans le paysage des lettres nord-américaines. Un écrivain qui ne serait pas seulement un immense créateur épris de vie, mais aussi un penseur sagace, un ironiste, un provocateur, un womanizer, un persifleur et même, allez, une irrésistible langue de vipère. Saul Bellow – qui, pendant plusieurs décennies, régna sur les lettres américaines, et dont les ouvrages, d’Herzog (1964) au Don de Humboldt (1975), ont tant marqué le roman outre-Atlantique –, était tout cela à la fois. Et en même temps détaché, planant au-dessus de la mêlée. « Ne craignez pas de vous payer ma tête », nous avait-il dit, lorsque en 1995, nous l’avions rencontré dans le Vermont pour lui « tirer le portrait ». « Ne craignez pas de vous payer ma tête. Je suis un vieux chêne qui se moque des clous ! » Après Herzog et La Planète de Mr. Sammler (réunis en « Quarto » en 2012), les éditions Gallimard nous donnent la chance de replonger dans l’univers de ce « vieux chêne », fils de juifs russes émigrés, né en 1915 au Québec et mort en 2005 couvert de prix (Nobel, Pulitzer, National Book Award, Booker…). Avec Les Aventures d’Augie March, écrit à Paris et paru aux Etats-Unis en 1953, Bellow narre la dure découverte du monde par un enfant. Nous sommes à Chicago, dans un quartier pauvre où se côtoient juifs et Polonais, et où toutes sortes de gens qui « veulent du bien » au jeune Augie font des projets pour lui. Sans comprendre que lui, Augie, n’aime qu’une seule chose, son indépendance et sa liberté. L’indépendance, l’intégrité sont aussi des thèmes du Don de Humboldt, paru vingt ans plus tard. Humboldt est un écrivain dont la célébrité a passé. Entre-temps, son protégé Charlie Citrine a percé au point de gagner « des monceaux de fric ». Malade, ulcéré, Humboldt raisonne – de façon pas toujours objective mais éminemment actuelle – sur les relations entre création artistique et argent. Intégralement et élégamment retraduits par Michel Lederer, ces deux grands textes sont précédés par des souvenirs et confessions de Bellow recueillis Philip Roth, le tout formant un régal d’intelligence.Florence Noiville Les Choix secrets, d’Hervé Bel, Le Livre de poche, 336 p., 7,10 €.Marie est une vieille femme dans une vieille maison, quelque part en France. Amours flétries, espoirs déçus, confite dans l’envie et la jalousie, elle passe sa vieillesse dans l’aigreur, à se souvenir et à se mentir. Pendant ce temps, son mari tousse et s’étouffe. La narration oscille entre deux points de vue, plus ou moins distants, faisant alterner le passé, trop bref, et le présent, très long. Le lecteur assiste au lent triomphe ambigu de la méchanceté. Deuxième roman d’Hervé Bel, Les Choix secrets est réjouissant parce qu’impitoyable avec son personnage. Une confirmation.Nils C. Ahl Le Dilemme du prisonnier (Prisoner’s Dilemma), de Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 10/18, 526 p., 9,10 €.Comment des enfants peuvent-ils se construire quand leur père est inexistant ? Comment la vie s’organise-t-elle autour d’un « centre absent » ? Magnifique portrait de père sur fond de famille dysfonctionnelle, ce roman revisite un demi-siècle d’histoire américaine, de l’exposition universelle de New York (1939) aux essais nucléaires de Los Alamos en passant par Disneyland et l’industrie du divertissement. Par l’un des meilleurs écrivains américains vivants.Fl. N. Les Cheveux-vapeur du coiffeur. Petit Précis des mots communs sublimés par les écrivains, anthologie constituée par Véronique Jacob, illustrations de Marie Assénat, Folio, « Entre guillemets », 198 p., 7,40 €.Voici une ribambelle de petits morceaux très bien choisis. Le principe est simple : de « Asperge » (selon Proust) à « Souvenirs d’école » (selon Perec), et de « Carcasse » (selon Alexis Jenni) à « Parmesan » (selon Alberto Savinio), tout indique comme dit Gary que « les mots ont des oreilles ». Ils sont à l’écoute et rendent des sons particuliers selon l’écrivain qui les définit. En toute drôlerie et subjectivité bien sûr. Un dictionnaire pas banal sous la houlette de la talentueuse Véronique Jacob.Fl. N. Le Sac de Couffignal et Ames malhonnêtes (The Gutting of Couffignal et Crooked Souls), de Dashiell Hammett, traduit de l’américain par Janine Hérisson et Henri Robillot, traduction révisée par Nathalie Beunat, Folio, « Bilingue », 208 p., 8,40 €.Quel bonheur que ces Folios bilingues ! Qu’il s’agisse de Barrico en italien ou de Woolf en anglais, le lecteur amoureux des langues ne cesse de passer de l’une à l’autre, jouant à faire du thème, s’essayant à la version. Rien de plus ludique avec la prose rapide et sèche de Dashiell Hammett. Le père du roman noir américain offre ici deux nouvelles policières dans le style des années 1920. Suspense à foison et régal de dialogues.Fl. N. Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux, et autres opuscules humoristiques, de Jonathan Swift, traduit de l’anglais (Irlande) par Léon de Wailly, présenté par Eric Chevillard, Flammarion, « GF », 312 p., 7 €.Un vieil homme assommant et donneur de leçons, voilà ce que l’auteur des Voyages de Gulliver décidément n’est pas. Ses Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux ne font pas prendre une ride à ce classique. Car Jonathan Swift manie l’ironie avec sérieux comme il empoigne avec humour des sujets pleins de gravité, preuve en est, parmi les plaisants opuscules ici réunis, la fameuse Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents : être mangés par leurs parents.Julie Clarini Pour trois couronnes, de François Garde, Folio, 352 p., 7,50 €.Tout commence par un manuscrit trouvé parmi les papiers d’un défunt homme d’affaires. Mandaté par la veuve pour comprendre s’il s’agit d’un récit autobiographique, Philippe Zafar enquête des Etats-Unis jusqu’à une ancienne colonie française (fictive). François Garde fait ainsi de l’analyse de texte le ressort d’un palpitant roman d’aventures où se mêlent autant de foi dans les vertus du genre que de malice dans la façon d’en réactiver les codes.Raphaëlle Leyris Le Monde libre (The Free World), de David Bezmozgis, traduit de l’anglais (Canada) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 432 p., 8,80 €.Du grand-père communiste au cadet séducteur, voici la famille Krasnansky. Nous sommes à Rome en 1978, après que Brejnev a entrouvert le rideau de fer. Comme nombre de juifs venus d’URSS, les Krasnansky attendent un visa pour le Canada. Ils l’attendront des mois… Entre chronique familiale et réflexion sur l’Union soviétique, ce premier roman confirme le talent de l’écrivain-cinéaste David Bezmozgis – né à Riga en 1973 et émigré lui aussi au Canada avec sa famille à l’âge de 6 ans – qui conte non sans humour la grande épopée du shtetl jusqu’au « monde libre ».Fl. N. Le Roi en jaune (The King in Yellow), de Robert W. Chambers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Thill, Le Livre de poche, 384 p., 8,90 €.Paru initialement aux Etats-Unis en 1895, ce recueil du prolifique Robert W. Chambers vient d’être réédité à la faveur du succès rencontré par la série télé « True Detective », bientôt sur Canal+. Les premiers épisodes l’évoquent, en effet, brièvement, rappelant, à propos du tueur en série sataniste que pourchassent les deux inspecteurs, la légende d’un livre maudit parce qu’il plonge ses lecteurs dans un univers de folie, thème des nouvelles rassemblées ici… Mais plutôt qu’une réelle source d’inspiration pour le scénariste Nic Pizzolatto, comme le laisse entendre le bandeau noir ceignant l’ouvrage, il faut lire Le Roi en jaune pour ce qu’il est : un beau et rare spécimen de fantastique surnaturel, qui a influencé H. P. Lovecraft.Macha Séry Les Derniers Jours de Smokey Nelson, de Catherine Mavrikakis, 10/18, 312 p., 7,50 €.Dans ce roman venu d’Amérique, résonnent, inoubliables, trois voix puissantes et solitaires : celle de Sydney Blanchard, un Noir, accusé à tort du massacre d’une famille de Blancs ; celle de Pearl Watanabe, femme de chambre d’origine asiatique, témoin des crimes perpétrés, une nuit de 1989, dans un motel d’Atlanta ; celle de Ray Ryan, enfin, père d’une des victimes, religieux fanatique, à qui Dieu a promis vengeance. Le racisme, la peine de mort, la tragédie des vivants que poursuivent, inlassables, les fantômes du passé – c’est tout cela qui mijote et explose dans ce récit polyphonique, l’un des plus forts de la romancière Catherine Mavrikakis, née en 1961 à Chicago et installée à Montréal, à qui l’on doit Le Ciel de Bay City (Sabine Wespieser, 2009). Du grand art.Catherine Simon EssaisLe Parler de soi, de Vincent Descombes, Folio, « Essais », inédit, 428 p., 8,90 €.Le « césarien » est une langue fictive, mais spéciale : le pronom « je » n’y existe pas. Comme Jules César dans La Guerre des Gaules, on ne s’y exprime qu’à la troisième personne. Il reste possible de parler de soi, mais pas de s’attribuer états d’âme, introspection et identité subjective. C’est de cet exemple que part le philosophe Vincent Descombes, dans ce magistral recueil inédit, pour mener l’enquête sur la naissance du moi.Comment est-on passé, dans la philosophie, du « je » des langues courantes (non césariennes…) aux considérations sur le « moi », sa nature, ses capacités et ses actions, entre amour-propre et conscience de soi ? Comment le « moi » peut-il concilier les fonctions de la première et de la troisième personne ? Les multiples analyses rassemblées ici tournent autour de ces questions, abordées tour à tour du point de vue de la grammaire philosophique, de l’histoire du sujet moderne, de la relation dialogique, de la croyance – entre autres.Au fil de cette série de textes – certains déjà publiés, d’autres inédits – qui prolongent sa réflexion sur l’identité dans le sillage de Wittgenstein et de la philosophie analytique, Vincent Descombes jette un regard aigu sur la pensée contemporaine. Et aussi une partie de la littérature. Car les liens ne manquent pas entre la subjectivité des philosophes et l’égotisme des romanciers.Roger-Pol Droit Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours, sous la direction de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, La Découverte, « Poche », 800 p., 16,50 €.Les mille et une figures de la contestation qui surgissent dans cette riche histoire des luttes sociales – du soldat boulangiste au militant antinucléaire, du vigneron à la féministe – semblent rendre bien illusoire toute tentative de classification raisonnée. Révolution, insurrection ou mouvement social ? Qu’importe, en prenant un parti « fondamentalement historique », cet ouvrage collectif restitue les grandes mobilisations de la société française, de gauche comme de droite, les unes et les autres rejouant une partie nouvelle sur le terrain de la tradition.Julie Clarini  Au prêt sur gage, de Pauline Peretz, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 €.On y croise pauvres et riches, Français et immigrés. C’est un monde composé par l’urgence mais tout sauf irréfléchi. Pourvu qu’elles aient quelques bijoux en or, le mont-de-piété, aujourd’hui le Crédit municipal de Paris, sis au cœur du Marais, offre aux femmes, les principales clientes, une petite marge de manœuvre, une liberté prise à l’insu des banques et des maris. Le reportage de l’historienne Pauline Peretz ouvre les portes d’une institution loin d’être désuète.J. Cl. Mémoire de ma mémoire, de Gérard Chaliand, Points, 120 p., 5,20 €.Longtemps, « ces visages de vieilles, vêtues de noir, ressassant un passé de désastre », lui ont fait horreur. Gérard Chaliand, géostratège, spécialiste des conflits armés, a mis plusieurs décennies avant de venir, avec ce bref et superbe récit, s’incliner devant son passé : celui de sa famille, décimée, dispersée, chassée d’Anatolie par la soldatesque ottomane, comme le furent, en cette année 1915, des centaines de milliers de familles arméniennes. A la fois livre d’histoire, poème épique, journal intime, Mémoire de ma mémoire est l’une des évocations les plus fortes de la tragédie arménienne.Catherine Simon Léon l’Africain (Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds), de Natalie Zemon Davis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Petite Bibliothèque Payot, « Histoire », 504 p., 11 €.Fondatrice de l’histoire culturelle, l’Américaine Natalie Zemon Davis s’est attachée tout au long de son œuvre à la perméabilité des identités et aux « passeurs » entre les civilisations et les situations les plus antagonistes. Hassan Al-Wazzan, fascinant lettré originaire de Grenade, ambassadeur du sultan de Fès, au début du XVIe siècle, en fut un, malgré lui, lorsqu’il fut capturé en 1518 par un pirate espagnol et « offert » au pape Léon X. Devenu Jean Léon l’Africain (Yuhanna Al-Assad) après sa conversion au christianisme, il sera l’auteur d’une Description de l’Afrique, avant de revenir en terre d’Islam où sa trace se perd après 1532. Cette biographie d’un personnage sur lequel on reste fort peu renseigné est un chef-d’œuvre de restitution d’une époque et d’un itinéraire, retracés par le contexte de la Renaissance et de l’humanisme.Nicolas Weill Penser entre les langues, d’Heinz Wismann, Champs, « Essais », 308 p., 11 €.Loin dêtre seulement obstacle à la communication, l’écart entre les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives inédites. Le philologue et philosophe Heinz Wismann, né en 1935, a passé sa vie entre l’allemand, sa langue maternelle, le français, sa langue d’adoption, et le grec ancien. Il tisse dans l’excellent Penser entre les langues des éléments de son autobiographie intellectuelle et des réflexions sur la fécondité des voyages singuliers menant d’une syntaxe à une autre.R.-P. D. La Pensée du roman, de Thomas Pavel, Gallimard, Folio, « Essais », inédit, 660 p., 10 €.Non, l’histoire du roman n’est pas réductible à l’innovation des techniques littéraires, au contexte social ou au jaillissement créatif des génies qui l’illustrent, depuis la période hellénistique jusqu’à nos jours. Car celle-ci, ainsi que le démontre le spécialiste de littérature comparée de l’université de Princeton (New Jersey), Thomas Pavel, est traversée par une pensée en forme de projet aux résultats multiples : « Rendre l’idéal visible au sein du monde transitoire, fragile, imparfait, des rapports humains. » A travers l’étude d’œuvres allant du « réalisme idéaliste » du Pamela, de Samuel Richardson (1689-1761), jusqu’au « scepticisme moral » d’un Flaubert et l’indéchiffrabilité du monde d’un Kafka, cet immense parcours d’érudition se lit avec la légèreté d’une fiction.Nicolas Weill La Barbe. La politique sur le fil du rasoir, de Xavier Mauduit, Les Belles Lettres, « Tibi », 144 p., 9 €.La barbe a réapparu mais les politiques de sexe masculin ne cèdent pas à la mode : le signe d’une fracture entre le peuple et les élites ? Les choses sont un poil plus subtiles, défend Xavier Mauduit dans un dialogue totalement anachronique et particulièrement piquant avec Julien l’Apostat, l’empereur dont la barbe fut objet de railleries. Parce que « l’histoire de France a été écrite avec du poil au menton », on parcourt les siècles et on s’instruit. En méditant : est-ce le fait d’y penser en se rasant qui condamne nos hommes politiques à rester glabres ?J. Cl. Claude Lévi-Strauss. Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Michel Izard et Yves-Jean Harder, Champs, « Classiques », 422 p., 10 €.On trouve dans cette reprise du Cahier de L’Herne publié en 2004 sous la direction de Michel Izard bon nombre de textes rares de Claude Lévi-Strauss (1908-2009. Certains sont inattendus ou surprenants, comme ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit, datant de 1933, ou cette étude sur « Les Chats » de Baudelaire, écrite à quatre mains avec Roman Jakobson. La qualité et de la diversité des contributions rassemblées dans cette version de poche sont remarquables. Signées des meilleurs spécialistes, elles couvrent pratiquement tous les registres et les aspects de la vie et de l’œuvre, des années 1930 au temps du structuralisme, en passant par New York.R.-P. D. La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Folio, 496 p., 9 €« La Folie Baudelaire » : voici un « singulier kiosque », « à la pointe extrême du Kamchatka romantique », où Sainte-Beuve situait Charles Baudelaire. C’est autour de ce point focal que se déploie l’éblouissant ouvrage de l’essayiste italien Roberto Calasso. Sept vastes chapitres, confirmant une ampleur de vue exceptionnelle : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. » Fascinante analyse, où des fulgurances éclairent « l’obscurité naturelle des choses » ; où les cheminements vers le « fond de l’Inconnu » sont toujours aimantés par la tentation de l’absolu.Monique PetillonMacha SéryJournaliste au MondeCatherine SimonJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNicolas WeillJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteNils C. AhlJournaliste au MondeFlorence NoivilleJournaliste au MondeRaphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteJulie ClariniJournaliste au MondeRoger-Pol DroitJournaliste au MondeMonique PetillonJournaliste au Monde Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondé avec sa compagne Eva Gabrielsson dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « L’œuvre de Stieg Larsson, une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort, ce jeudi 27 août, simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène – presqu’en selle – des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement – onze ans ont passé –, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi-inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has-been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det son inte ödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Objets connectés : enfer ou paradis ? La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ?tous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Garry Kasparov - Deep Blue : échec et bug Six vies de Michel Houellebecq (6/6) : Un objet de collection Six vies de Michel Houellebecq (6/6) : 7 janvier, la collision tragiquetous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe » Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Garry Kasparov - Deep Blue : échec et bug Six vies de Michel Houellebecq (6/6) : Un objet de collection Six vies de Michel Houellebecq (6/6) : 7 janvier, la collision tragiquetous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Imaginer le monde de demain, par Glenna Gordon Noëlla Morantin, ses ceps bio en 2 CV Le platane : « massacre à la tronçonneuse » sur le canal du Miditous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas Le neurologue Oliver Sacks, auteur du succès planétaire L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, est mort dimanche chez lui à New York des suites d’un cancer, selon son assistante citée par le New York Times. Il avait 82 ans.Le médecin britannique avait révélé en février dans une tribune dans le New York Times intitulée « Ma propre vie » qu’il souffrait d’un cancer en phase terminale. « Il y a un mois, je me sentais en bonne santé, en très bonne santé, même, écrivait le médecin âgé de 81 ans dans le quotidien américain. Mais ma chance a tourné. Il y a quelques semaines, j’ai appris que les métastases s’étaient multipliées dans mon foie. »Il y a neuf ans, Oliver Sacks avait été soigné pour une forme rare de mélanome qui lui avait fait perdre l’usage d’un œil. « Je suis reconnaissant d’avoir pu vivre neuf ans en bonne santé depuis que le premier diagnostic a été établi, mais maintenant je vois la mort en face », expliquait-il avant de développer sa philosophie de vie. Avec sérénité, il expliquait se sentir « intensément vivant ». « Je dois maintenant choisir comment vivre les mois qu’il me reste. Je veux vivre de la façon la plus riche, la plus profonde, la plus prolifique qui soit », assurait-il.Lire aussi : Oliver Sacks, le voyant Oliver Sacks a passé la plus grande partie de sa vie à étudier des patients souffrant de troubles neurologiques, notamment l’autisme et le syndrome de Tourette.Il s’est fait connaître en 1973 avec son livre L’Eveil, dans lequel il exposait le cas de patients qui souffraient d’« encéphalite léthargique », une forme de « maladie du sommeil » dont le neurologue les sortait grâce à un médicament. Son livre a ensuite été adapté au cinéma en 1990 avec Robin Williams et Robert DeNiro.Mais c’est sans doute L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau qui lui a valu son plus grand succès de librairie. Il y décrivait les affections les plus singulières qu’il avait rencontrées chez ses patients.Lire aussi :La maladie de ceux qui ne reconnaissent pas les visages Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Jean-Bernard Lévy Climat, l’affaire de tous ? L’Europe a-t-elle tué la gauche ? Réinventer l’Etat face à l’accélération numériquetous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Jean-Bernard Lévy Climat, l’affaire de tous ? L’Europe a-t-elle tué la gauche ? Réinventer l’Etat face à l’accélération numériquetous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’êtreLa réponse du « Monde » aux attaques de Michel HoullebecqLire la réponse de Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, aux propos injurieux adressés par Michel Houellebecq à notre journaliste, Ariane Chemin, après la publication de sa série d’articles. Ariane Chemin Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique A la rencontre des gens du « Monde » Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographetous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique A la rencontre des gens du « Monde » Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographetous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’êtreLa réponse du « Monde » aux attaques de Michel HoullebecqLire la réponse de Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, aux propos injurieux adressés par Michel Houellebecq à notre journaliste, Ariane Chemin, après la publication de sa série d’articles. Ariane Chemin Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographe Objets connectés : enfer ou paradis ?tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographe Objets connectés : enfer ou paradis ?tous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique L’Afrique au cœur du grand théâtre du monde Chen Guangbiao, le mégalo Huang Nubo, le « marchand lettré »tous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Huang Nubo, le « marchand lettré » To be ort not to be... Shakespeare A la conquête de l’Ouest (de l’Afrique) : les rubans coupés de Cotonoutous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Huang Nubo, le « marchand lettré » To be ort not to be... Shakespeare A la conquête de l’Ouest (de l’Afrique) : les rubans coupés de Cotonoutous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Les Bouffes du Nord, l’espace vide idéal Le juge thé Jiang Shanqing, l’insatiabletous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee. blog.lemonde. frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Huang Nubo, le « marchand lettré » To be ort not to be... Shakespeare A la conquête de l’Ouest (de l’Afrique) : les rubans coupés de Cotonoutous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Huang Nubo, le « marchand lettré » To be ort not to be... Shakespeare A la conquête de l’Ouest (de l’Afrique) : les rubans coupés de Cotonoutous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Imaginer le monde de demain, par Omar Victor Diop E-fanorona, la « fierté » de l’île Rouge Six vies de Michel Houellebecq (1/6) : la tour et le territoiretous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq (1/6) : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Pok ta Pok ressuscite un sport maya et aztèque Imaginer le monde de demain, par Myrto Papadopoulos A Barcelone, le joint pour toustous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Objets connectés : enfer ou paradis ? La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ?tous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Objets connectés : enfer ou paradis ? La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ?tous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ? Garry Kasparov - Deep Blue : échec et bugtous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe » Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ? Les six vies de Michel Houellebecqtous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Imaginer le monde de demain Lalou Bize-Leroy, une grande dame du vin L’olivier entre en guerre dans les Pouillestous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Pok ta Pok ressuscite un sport maya et aztèque Imaginer le monde de demain, par Myrto Papadopoulos A Barcelone, le joint pour toustous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Craig Venter et Francis Collins : deux génies pour un génome Craig Venter et Francis Collins : deux génies pour un génome Imaginer le monde de demain, par Babak Kazemitous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq (1/6) : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Imaginer le monde de demain, par Duane Michals La controverse des deux Cambridge : science-friction chez les économistes En Uruguay, la marijuana d’Etattous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ? Garry Kasparov - Deep Blue : échec et bugtous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique La réponse du « Monde » à Michel Houellebecq L’entreprise, facteur de progrès social ? Les six vies de Michel Houellebecqtous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique En Jamaïque, une « loi ganja » pour changer la vie Angry Mel, mini-jeux loufoques et satire politique du Honduras Imaginer le monde de demain, par Tomas van Houtryvetous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Lire le premier épisode de notre série :Six vies de Michel Houellebecq : la tour et le territoireSes désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission.Ariane Chemin Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide. » Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer fulgurant du poumon. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice —, était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot. »Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux Amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation (Rivages, 2009), il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde-barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Léon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre-Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes. » Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse-poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Ce mois d’août aura décidément été chargé en déclarations et annonces concernant Michel Houellebecq. Mais la dernière en date est venue alléger une atmosphère plutôt lourde en polémiques : l’écrivain concevra une exposition au Palais de Tokyo à l’été 2016.Ce nouveau projet a été annoncé, mercredi 26 août dans la soirée, par Jean de Loisy, le président du centre d’art contemporain parisien, lors d’une présentation générale de la programmation des prochains mois. Baptisée « Rester vivant », titre qui reprend celui d’un des premiers essais de l’écrivain, publié en 1991, l’exposition se tiendra du 23 juin au 12 septembre 2016 et se déploiera sur 1 500 m².Un roman « cinématique »Ce ne sera pas une exposition « sur » Michel Houellebecq, prévient Jean de Loisy, mais « une exposition inventée par lui, composée de photos, mais aussi d’installations et de films, ainsi que d’invitations à de nombreux artistes, comme Iggy Pop ou Robert Combas. »« Ce sera le monde de Michel Houellebecq, vous passerez de salle en salle et un roman va se constituer dans votre tête, accompagné par des images et des sons. Vous aurez traversé une aventure de Michel Houellebecq », a encore détaillé le président du Palais de Tokyo, qui qualifie ce futur dispositif de « cinématique ».Toujours selon Jean de Loisy, qui connaît l’écrivain « depuis vingt-cinq ans », ce dernier est « un des artistes les plus marquants en photo ». Il ne s’agira d’ailleurs pas de la première exposition de celui qui multiplie les incursions dans tous les domaines artistiques – à la fois romancier, poète et essayiste, mais également réalisateur (La Possibilité d’une île, en 2008), acteur (dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, et Near Death Experience, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, deux films sortis en 2014) ou encore chanteur (Présence humaine, en collaboration avec Bertrand Burgalat, en 2000).Une précédente expositionDe novembre 2014 à janvier 2015, l’artiste avait, en effet, présenté « Before Landing » au Pavillon Carré de Baudouin, espace culturel géré par la mairie du 20e arrondissement de Paris, une exposition qui faisait écho à la vision satirique de la France développée dans La Carte et le Territoire, son roman prix Goncourt 2010.Lire la critique de l’exposition : Houellebecq photographe, sans ménagement pour le territoireElle avait été fermée le 8 janvier, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, qui était aussi le jour de la sortie de son dernier roman, Soumission, particulièrement sujet à controverses.Cette annonce est donc venue en quelque sorte refermer une parenthèse estivale qui fut éminemment plus polémique. Alors que deux grandes séries lui ont été consacrées dans la presse, tout au long du mois d’août – un ensemble de cinq entretiens réalisés par Le Figaro Magazine, et les « Six vies de Michel Houellebecq », une longue enquête du Monde –, il aura multiplié les attaques contre ce travail explorant son univers et les moments clés de sa vie, suscitant l’incompréhension.Lire aussi la série « Six vies de Michel Houellebecq » : La tour et le territoire (1/6), Un gourou à « 20 ans » (2/6), Le procès verbal (3/6), Le corps à l’ouvrage (4/6), Trois jours et deux nuits au monastère (5/6) et 7 janvier, la collision tragique (6/6)Emmanuelle JardonnetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Préparé dans le plus grand secret, entaché d’une guerre de succession, vilipendé par l’intelligentsia suédoise… Le quatrième tome de la saga Millénium, qui paraît jeudi 27 août dans une trentaine de pays, n’est pas sorti dans la discrétion.En filigrane de cette nouvelle querelle littéraire, l’héritage moral et financier du journaliste et écrivain suédois, Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004. Il n’aura pas connu le succès phénoménal qu’a rencontré son œuvre – 80 millions d’exemplaires vendus et plusieurs adaptations cinématographiques. Ce quatrième tome a été écrit par un autre auteur, David Lagercrantz, dans un mystère savamment entretenu.Lire la critique :« Ce qui ne me tue pas », le retour réussi de la saga « Millénium »Une sortie sous haute sécuritéLa maison d’édition Norstedts a tout fait pour éviter que des pages du livre ne fuitent avant sa sortie officielle. « On a vu la manière dont Sony Pictures a été piraté en 2014 et on ne voulait pas l’être », a expliqué à l’AFP une porte-parole de l’éditeur, Linda Altrov Berg. David Lagercrantz a donc dû utiliser deux ordinateurs pour concevoir son manuscrit : l’un connecté à Internet, pour effectuer des recherches, et l’autre sans connexion, pour rédiger sans risque de piratage. Il affirme même, dans les colonnes du Point, avoir imaginé avec son éditeur un « langage codé » pour échanger par SMS.Une fois le livre écrit, seules quelques personnes ont eu accès au manuscrit, après avoir signé des accords de confidentialité. Le livre a été envoyé par coursier aux traducteurs et aux maisons d’édition à l’étranger – hors de question de les transmettre par voie numérique. Les traducteurs eux-mêmes ont été contraints de travailler sur des ordinateurs non connectés. Aucune information n’a filtré sur le contenu du livre jusqu’au jour de sa sortie.Des conditions strictes, qui ont « augmenté le coût », a souligné la porte-parole de l’éditeur. Mais la médiatisation de ces conditions de sécurité, savamment orchestrée, répond aussi aux exigences d’une vaste opération de communication, renforçant l’attente entourant cette sortie.La fronde des critiques littéraires Si ces grandes manœuvres seront peut-être couronnées de succès en librairie, elles ont clairement agacé plusieurs critiques littéraires, frustrés de ne disposer d’aucune information sur l’ouvrage avant sa sortie. Seuls quelques rares journalistes ont été autorisés à lire le livre de cinq cents pages avant jeudi, les autres devant se contenter d’un court résumé de l’histoire.Le quotidien de référence danois Politiken a notamment refusé un entretien avec l’auteur, au motif que son journaliste n’avait pas eu l’autorisation de lire le livre avant. « Normalement, nous ne parlons jamais à un auteur avant d’avoir d’abord lu son livre. Nous voyons cela comme faisant partie de notre éthique professionnelle », a expliqué le chef de rubrique culture de Politiken, Jes Stein Pedersen, à la radio suédoise SR.Un point de vue auquel n’est pas insensible l’auteur lui-même. Dans un entretien au quotidien suédois Göteborgs-Posten, David Lagercrantz évoque une situation « absurde » :« Je suis du côté des journalistes, là-dessus. J’ai moi-même un passé de reporter et je suis habitué à être de votre côté de la barrière. Je serais moi-même bien emmerdé pour savoir si j’aurais accepté ces conditions-là. »Guerre de successionCes nouvelles polémiques viennent s’ajouter au conflit qui agite, depuis quelques années, l’entourage de l’auteur des trois premiers volumes, Stieg Larsson. Son ancienne compagne, Eva Gabrielsson – avec qui il a vécu une trentaine d’années jusqu’à sa mort – a été écartée de sa succession, au motif que tous deux n’étaient pas mariés. Le père et le frère de l’écrivain, Erland et Joakim Larsson, sont ses héritiers officiels et ont pu bénéficier des fruits du succès de la trilogie Millénium.Malgré plusieurs tentatives de négociation avec la famille de Stieg Larsson, Eva Gabrielsson a échoué à trouver un terrain d’entente. Dans un entretien au Monde, elle clarifiait sa démarche :« J’insiste, car je ne veux pas d’ambiguïté, je demandais uniquement la gestion des droits moraux de l’œuvre de Stieg afin qu’elle ne devienne pas une industrie. Je n’ai jamais voulu en être propriétaire. »Opposée à la publication du quatrième tome de « Millénium », elle dénonce une simple opération commerciale :« J’imagine que Norstedts, l’éditeur suédois, avait désespérément besoin d’argent, malgré l’énorme profit engendré par “Millénium”. […] On dit que les héros doivent continuer à vivre. Mais c’est des conneries, parce qu’en fait, c’est une histoire d’argent. On a une maison d’édition qui a besoin d’argent et un écrivain qui n’a rien d’autre à écrire que de copier les autres. »La famille de Stieg Larsson a annoncé que sa part des recettes serait entièrement reversée au magazine antifasciste Expo, créé par Stieg Larsson.Eva Gabrielsson a, en outre, déploré que David Lagercrantz ait été retenu pour rédiger ce quatrième tome. Issu des milieux aisés, il n’aurait, selon elle, aucun point commun avec Stieg Larsson, militant d’extrême gauche, antifasciste et d’origine provinciale. « Mon cœur saigne pour elle et tout ce qu’elle a vécu, a répondu David Lagercrantz. Mais ça ne sert à rien de me transformer en cliché au prétexte que je viens des beaux quartiers. »Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »L’intelligentsia suédoise boycotte « le pillage d’une tombe » En Suède, plusieurs personnalités se sont ralliées au combat d’Eva Gabrielsson et ont appelé au boycott du quatrième tome. L’auteure suédoise Kristina Ohlson a ainsi qualifié cette parution de « dégueulasse » tandis que, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, des amis d’enfance de Stieg Larsson ont évoqué « le pillage d’une tombe ».L’éditeur s’est défendu de ternir la mémoire de Stieg Larsson, David Lagercrantz n’ayant, selon la porte-parole de Norstedts, rien d’un « nègre qui a imité la voix de Stieg. C’est son livre à lui ». Quant à l’accusation de ne s’intéresser qu’à l’appât du gain, Mme Altrov Berg a répondu : « Chaque maison d’édition dans le monde publie des livres pour gagner de l’argent. Ce ne sont pas des entreprises de bienfaisance. » Nostedts affirme ne pas avoir encore réfléchi à la possibilité d’un tome 5. En attendant, 2,7 millions d’exemplaires du tome 4 ont déjà été imprimés. Macha Séry Double plaisir de la franchise. Il serait tentant de honnir la suite de la saga Millénium. Par prévention contre l’auteur, David Lagercrantz, qui aurait impudemment mis ses pas dans ceux d’un fantôme, le dénommé Stieg Larsson. Quand les ayants droit d’Agatha Christie ont attendu près de quarante pour autoriser une nouvelle aventure d’Hercule Poirot (Meurtres en majuscules, de Sophie Hannah, Le Masque, 2014), ceux du journaliste et écrivain suédois Stieg Larsson, mort d’une crise cardiaque en 2004, ont sauté le pas, à peine onze ans plus tard.En outre, les décisionnaires de ce prolongement romanesque sont les héritiers légaux mais illégitimes, motivés sans doute par le profit, quoiqu’ils aient affirmé qu’ils reverseraient les droits d’auteur à Expo, la revue que Larsson avait cofondée avec sa compagne, Eva Gabrielsson, dont il a partagé la vie pendant trente-deux ans. Spoliée, faute d’être mariée, des fruits du succès que constitua, après sa mort, la publication de la trilogie Millénium (80 millions d’exemplaires vendus dans le monde), qui lança la vogue pour le polar nordique, elle fut surtout privée de toute autorité morale sur l’œuvre d’un homme dont elle avait partagé idéaux et passions.Lire aussi :Eva Gabrielsson : « Je ne voulais pas que “Millénium” devienne une industrie »Lisbeth Salander à l’assaut de la NSAPar solidarité, une partie de l’intelligentsia suédoise appelle, de ce fait, à boycotter ce quatrième tome, qui sort jeudi 27 août simultanément dans trente pays. Sauf que, sauf que… Ce qui ne me tue pas (presque un slogan pour conjurer les critiques et les anathèmes), de David Lagercrantz, est un livre réussi. Tout en se tenant écarté de l’imitation stylistique, il ne trahit pas l’univers romanesque de Stieg Larsson. On retrouve ici la révolte contre l’injustice, la quête de vérité face à un mensonge soigneusement entretenu, le devoir de transparence face à l’opacité des réseaux criminels et des conspirations politiques.Lagercrantz a choisi comme trame principale l’espionnage technico-industriel et la surveillance électromagnétique (téléphone et Internet), conduits à grande échelle par l’organisme fédéral du renseignement américain, la National Security Agency (NSA), dont Lisbeth Salander va pirater l’intranet. Elle va, autrement dit, voler l’or de Fort Knox. Les « grandes oreilles » des Etats-Unis enregistrent chaque jour vingt millions de messages échangés à travers le monde. Or, « celui qui surveille le peuple finit à son tour par être surveillé par le peuple », prévient l’héroïne. Autre motivation : s’approprier les données dont l’agence de contre-espionnage dispose pour pister un réseau criminel.La même révolteIl fallait, pour réussir l’hommage à Stieg Larsson, un sujet fort, ancré dans l’actualité et le débat d’idées. Si différents soient-ils, Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist, tels qu’on les a découverts il y a dix ans, partagent la même révolte et un fort sentiment de responsabilité citoyenne. Doit-on sacrifier une partie de nos libertés individuelles par peur du terrorisme ? Qui est en mesure de garantir que l’exploitation des données ainsi obtenues ne sera pas frauduleuse, voire meurtrière ?Ici, un éminent chercheur suédois, spécialiste de l’intelligence artificielle, petit génie des codes-sources et des réseaux neuronaux, idole des geeks, quitte précipitamment la Silicon Valley et rentre au pays. La raison ? S’occuper de son fils de 8 ans, lourdement handicapé, qu’il a délaissé de nombreuses années. Il omet de se formuler à lui-même qu’il fuit les tracas. Il a en effet découvert que, dans la société pour laquelle il travaille, certains spécialistes ne sont ni plus ni moins des voleurs et des plagiaires, liés à une organisation criminelle.« Assis sur une bombe »Avec la complicité d’hommes politiques, pour attiser les conflits sociaux et les tensions communautaires, les chefs de ce mystérieux réseau emploient sur le terrain d’anciens soldats d’élite. A terme, ils envisagent de porter atteinte aux intérêts économiques nationaux. En clair, l’homme est « assis sur une bombe ». La nuit où il doit rencontrer Mikael Blomkvist afin de lui faire part de ses inquiétudes, il est trop tard. Il vient d’être abattu à son domicile et son ordinateur confisqué.Outre une narration efficace, David Lagercrantz manie bien l’entrelacs de scènes et l’alternance des points de vue. Il brosse également des portraits convaincants. L’un des plus touchants est celui du garçonnet, autiste, reclus dans son mutisme et unique témoin du meurtre de son père.L’auteur de l’autobiographie de ZlatanDavid Lagercrantz, l’auteur de ce thriller, a une carrière de romancier en Suède, mais n’a jamais été traduit à ce titre en France. Il s’est surtout taillé un nom en signant Moi Zlatan Ibrahimovic. Mon histoire racontée à David Lagercrantz (JC Lattès, 2013), autobiographie du joueur vedette du PSG, qui fut en lice pour le… Goncourt suédois et s’exporta partout.Une suite littéraire envoie toujours des signaux contraires. D’un coté, les romanciers qui s’y emploient, admirateurs de l’œuvre de leur aîné(e), trouvent là un moyen de payer leur dette en reprenant le flambeau. De l’autre, c’est aussi reconnaître que l’art est industrie, que Millénium est, de facto, devenue une marque déclinable, à l’écrit comme à l’écran.SoulagementEn ce sens (commercial), il y a précisément un plaisir de la franchise : conjuguer les retrouvailles, donc le connu, à la découverte d’une intrigue imprévisible, ici souvent haletante. Les fans d’un écrivain éprouvent une singulière satisfaction lorsqu’ils reçoivent, après un long silence, des nouvelles de personnages aimés.Comment ne pas continuer d’adorer le tandem d’intransigeants formés par la punkette, hackeuse de génie, et la gloire vieillissante du journalisme d’investigation ? Lagercrantz va même plus loin en remettant en scène — presque en selle — des caractères secondaires, auxquels on s’est aussi attaché : la rédactrice en chef Erica Berger, l’inspecteur Jan Bublanski (qui a pris du grade) et sa proche partenaire Sonja Modig, le policier Hans Faste, le procureur Richard Ekström, Plague de la Hacker Republic...Au passage, le romancier poursuit l’interrogation sur l’évolution de la presse écrite amorcée par son modèle. De nouveau mais autrement — onze ans ont passé —, elle prend la forme d’un combat de David contre Goliath. Comment préserver son intégrité journalistique à l’heure de l’influence toute-puissante des réseaux sociaux, de la progression des sujets people et du déclin quasi inexorable des journaux ? Une seule issue : la qualité de l’information.Quand s’ouvre Ce qui ne me tue pas, la revue Millenium, qui porte haut les couleurs de l’enquête au long cours et du journalisme narratif, a été recapitalisée par un empire médiatique, fait de chaînes de télé et de tabloïds, qui détient en échange 30 % des parts du journal. Il serait temps d’entreprendre des réformes, d’être plus tempérant, de songer à la conversion numérique. Peut-être serait-il aussi temps, laissent entendre les nouveaux patrons, que Mikael Blomkvist, cet empêcheur de tourner en rond, admiré mais finalement has been, prenne du champ.Dans Ce qui ne me tue pas, le journaliste-détective prend un malin plaisir à prouver le contraire, nouvelle enquête et nouveau scoop à la clé. Qu’on ne s’inquiète pas pour eux : Mikael Blomqvist est un dur à cuire et Lisbeth Salander une redoutable pugiliste.Millénium 4. Ce qui ne me tue pas (Det som inte dödar oss), de David Lagercrantz, traduit du suédois par Huge Roel-Rousson, Actes Sud, « Actes noirs », 490 p., 23 €.RepèresStieg Larsson (1954-2004). Militant d’extrême gauche (il rencontre Eva Gabrielsson à 18 ans lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam), il se forme au journalisme dans des publications trotskistes.En 1995, il établit la Fondation Expo dans le but d’étudier et de dénoncer les progrès de l’extrême droite en Suède. Il en dirige la revue, Expo. Son influence peut se mesurer aux nombreuses et sérieuses menaces de mort qu’il reçoit dès lors.L’écriture de thrillers, a-t-il pu dire, est pour lui un moyen de se détendre.Il meurt à 50 ans d’une crise cardiaque, laissant, achevés mais non publiés, trois tomes de la série Millénium, sur dix qu’il aurait envisagé d’écrire. 2005-2007 Parution en Suède des trois tomes de Millénium, qui mettent en scène les investigations du journaliste Mikael Blomkvist et d’une jeune femme hors du commun, Lisbeth Salander.2006-2007 La trilogie paraît en France, chez Actes Sud.2008-2009 Elle paraît en anglais.2009 Millénium est adapté au cinéma en Suède (avec Michael Nyqvist et Noomi Rapace).2011 Sortie de l’adaptation américaine du premier tome de Millénium (réalisé par David Fincher, avec Daniel Craig et Rooney Mara).Début 2015 Selon Time Magazine, les ventes mondiales de la trilogie ont atteint 80 millions d’exemplaires.Août 2015 Parution mondiale de Millénium 4. Ce qui ne me tue pas, de David Lagercrantz (en France chez Actes Sud).Macha SéryJournaliste au Monde L’équipe du « Monde des livres » vous propose quatre romans, un essai et une bande dessinée : la rentrée littéraire bat son plein.Roman. « Un amour impossible », de Christine AngotUne fois de plus, Christine Angot fait face à cette figure de la domination qui l’a propulsée en littérature : le père incestueux. Mais elle élargit aujourd’hui le champ en racontant son histoire familiale, et d’abord la rencontre entre son père, un linguiste distingué, et sa mère, issue d’un milieu social modeste. Le roman se cabre contre la domination que le premier a exercée sur la deuxième. Rendant justice à la figure de la mère, Angot lui restitue présence et fierté. Elle la venge. Ici, la loi de la littérature rejoint celle du talion. Œil pour œil, mot pour mot. Un amour impossible est le magnifique roman d’une libération. Jean Birnbaum Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 euros.Roman. « Délivrances », de Toni MorrisonBien sûr que non, « black » n’est pas toujours jugé « beautiful ». Demandez à Bride, née Lula Ann et noire comme un corbeau. Ses parents sont des mulâtres, catastrophés par cette « couleur terrible », qui reste discriminante dans l’Amérique des années 1990. Ce roman polyphonique est fondé sur une question simple mais taraudante : comment se délivre-t-on du regard de l’autre ? En devenant belle. Bride renversera la vapeur, montera une marque de cosmétiques, sera une brillante femme d’affaires et fera de sa couleur un étendard. Décor actuel pour thèmes – injustice, amour, altruisme – attendus chez Morrison ? Oui. Pourtant on est pris. Et il faut aller jusqu’au bout pour se « délivrer » de cette grande plume jamais démonstrative, toujours envoûtante, et de ses sortilèges. Florence Noiville Délivrances (God Help the Child), de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 200 p., 18 euros.Roman. « Les Prépondérants », d’Hédi KaddourC’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Raphaëlle Leyris Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 euros.Roman. « Funny Girl », de Nick HornbyAu soir de l’élection de Miss Blackpool 1964, Barbara Parker rend son ruban, tire sa révérence et s’enfuit à Londres afin d’accomplir son rêve : amuser les gens. La chance lui sourit car, par son sens du tempo et de la repartie, elle séduit bientôt une équipe de la BBC. La sitcom à succès portera le nom de scène de la nouvelle venue : Sophie Straw, icône des Swinging Sixties, invitée à prendre le thé avec le premier ministre. Dans son huitième roman, chapitré en saisons à l’égal des séries télévisées, le Britannique Nick Hornby excelle à dépeindre toute une galerie de personnages. Libération de la femme (et de l’homme), plaisirs de la création collective et de l’émulation intellectuelle, hommage subtil au divertissement populaire et à sa capacité à faire évoluer intelligemment les mentalités, profondeur psychologique… Funny Girl est un livre qui, tout simplement, rend heureux. Macha Séry Funny Girl, de Nick Hornby, traduit de l’anglais par Christine Barbaste, Stock, « La cosmopolite », 422 p., 23 euros.Essai. « Le Bon Gouvernement », de Pierre RosanvallonDepuis un quart de siècle, Pierre Rosanvallon explore tous les territoires de la démocratie, leur émergence, leurs mouvements tectoniques, leurs lignes de faille. Avec une obsession et une ambition : comprendre pourquoi l’utopie d’une société des égaux, bâtie par et pour le peuple, s’est étiolée ; chercher remède à cette désillusion « qui nourrit le désarroi contemporain ». Longtemps, c’est du côté de la représentation déficiente des citoyens par leurs élus que, comme bien d’autres, il a situé la source de ce malaise. Dans son nouveau livre, Le Bon Gouvernement, c’est un tout autre symptôme qu’il diagnostique : celui du « mal-gouvernement ». « Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement », assène-t-il d’entrée de jeu. Le problème est d’autant plus crucial que le pouvoir exécutif est devenu le pouvoir, dominant et décisif dans toutes les grandes démocraties. Mais, pour Pierre Rosanvallon, au prix de difficultés majeures. Comment penser « le présidentialisme comme gouvernement démocratique » ? C’est ce chantier ambitieux qu’il entend ouvrir en posant les fondements de ce que devrait être un « bon gouvernement », capable de générer une « démocratie de confiance » envers les gouvernants et « d’appropriation » par les citoyens. Il s’y emploie avec une salutaire lucidité et une inépuisable ténacité intellectuelle. Gérard Courtois Le Bon Gouvernement, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 416 p., 22,50 euros.BD. « Le Chat du rabbin ». Tome VI, de Joann SfarOccupé par la réalisation de nombreux albums, et mobilisé sur d’autres fronts que la bande dessinée (le cinéma, le roman, le commissariat d’exposition), Joann Sfar revient à son plus grand succès, Le Chat du rabbin (1 million d’albums vendus depuis 2002), neuf ans après la parution du tome V. Dans ce sixième volume, le plus bavard des félidés de la BD apprend de la bouche de sa maîtresse adorée, Zlabya, qu’elle est enceinte. Catastrophe ! Lui qui se croyait être jusque-là « le centre du monde » découvre les affres de la jalousie. Tout incroyant qu’il est (comme son auteur), le chat va alors chercher des réponses à son malheur dans la religion, et même se surprendre à psalmodier « les baragouinages de la prière ». « Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme », lance-t-il à Dieu au milieu d’un écheveau de réflexions philosophiques sur la solitude, la vanité ou la difficulté à trouver sa place dans une société plus cruelle que jamais. Autant de thèmes chers à Sfar, qui publiera dans deux semaines un carnet dessiné, ironiquement appelé Je t’aime ma chatte (Delcourt), relatant sa rupture conjugale. Décidément ! Frédéric Potet Le Chat du rabbin. Tome VI : Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, de Joann Sfar, Dargaud, 56 p., 12,99 euros. //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographe Objets connectés : enfer ou paradis ?tous les articles de la thématique A l’occasion de la parution d’Un amour impossible qui rend justice à la figure de sa mère face à la domination incestueuse du père, Christine Angot revient sur la place de ce nouveau roman dans son itinéraire littéraire. L’écrivaine sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Lire aussi :Angot, l’envers de l’enferA l’horizon d’« Un amour impos­sible », il y a la question de l’inceste, déjà cruciale dans « L’Inceste » (Stock, 1999) et « Une semaine de vacances » (Flammarion, 2012). Vous ­rôdez autour d’un même événement, mais avec des approches différentes. ­Pourriez-vous les définir ?L’Inceste, ce serait la déclaration. Mais ça ne suffit pas de déclarer. Il faut définir. Qu’est-ce qu’on y connaît aux mots ? Une semaine de vacances, c’est la définition. Tout le livre n’est qu’une définition du mot « inceste », et « domination ». Ensuite, il faut dire ce que les uns et les autres ont fait, le père a fait ça, la mère a fait ça, comment la société s’est disposée autour, avec Un amour impossible, on a l’explication.Expliquer et aussi s’expliquer, au sens du défi. Votre livre rend justice à la ­figure de la mère, et plus généralement à celle de la femme, pour lui ­rendre une voix…Souvent, dans les livres, ce qu’on pourrait appeler le savoir féminin est absent. Qu’on soit homme ou femme, on peut en avoir une connaissance ou une ignorance. Moi, je m’efforce de faire en sorte que ce savoir-là remplisse la page. C’est indéfinissable le savoir féminin. C’est… on le voit dans le regard de certaines femmes, d’autres n’en veulent pas, elles veulent vivre au royaume du savoir mas­culin. Le savoir féminin, ça n’a rien à voir avec le discours féminin, et c’est lié à la gaieté intense qu’on a à être une fille. C’est marrant d’être une fille. Et cette gaieté, on essaye de nous la retirer. Le savoir féminin, c’est être indifférent à cette tentative, le vrai viol c’est ça.
Chez la mère de la narratrice, cela passe également, et peut-être d’abord, par une volonté de reprendre la main, une force de décider… Elle décide beaucoup, dans le livre…Vous avez raison. L’homme lui propose une toute petite place, qu’elle ne veut pas prendre. Elle veut l’amour, mais elle veut le respect aussi. Il ne le lui offre pas. Elle le cherche du côté du travail. Le travail des femmes commence tout juste alors. Quand j’étais à l’école, j’étais la seule de ma classe dont la mère travaillait. Elle prend beaucoup de ses décisions en ­fonction de ça, être respectée. Elle s’appuie sur le travail, sur le droit, faire re­connaître sa fille par exemple, bref sur les soi-disant progrès sociaux de son temps. Là aussi, elle se fait avoir. Quand vous avez besoin d’aller chercher la justice, ça veut dire que c’est déjà mort, évidemment. Elle, elle y croit.
Pure illusion ? En lisant le livre, on a pourtant la conviction que votre écriture est un acte de confiance dans la liberté, dans sa liberté…La liberté, si elle est concédée par la société, c’est un leurre. Tous les repères que cette femme s’était construits tombent et s’avèrent inefficaces. Mais à la fin, sa fille lui dit : « Tu es quelqu’un de bien maman. » Voilà. Ça, ça existe. Et elle se souvient de son jardin, des moments où elle cueillait des cerises et des brassées de ­lilas. Et que ce qui compte, c’est aujour­d’hui et maintenant. Même si, aujour­d’hui et maintenant, elle a 83 ans. Donc ça va pas durer longtemps, aujourd’hui et maintenant. Ça ne fait rien. La liberté est là. Je vais employer un mot niais, elle est dans son cœur. C’est ce que j’ai voulu restituer. Derrière les phrases écrites, il y a des phrases non écrites, qu’on entend quand même, dans son propre cœur justement. Elle n’a pas une pensée plate, c’est une personne.
C’est quelqu’un, même. A la lecture, sa liberté paraît plus forte que celle que vous semblez lui accorder en ce ­moment…Je vous décris mon point de vue. Dans le livre, c’est plus fort. Mais quand même… je crois qu’on peut lui reprocher d’avoir fait confiance aux institutions, aux lois, au droit… Je ne dis pas que ce n’est rien. Mais leur faire confiance, c’est une folie. Qu’on ne me demande pas à moi de leur faire confiance. Ils sont incapables de recueillir le vrai, une parole vraie, le maximum de leur compétence, c’est le témoignage. Autant dire la soumission à la question.
Cette question de la confiance donne son poids d’ambivalence au personnage du père. Malgré la domination et le viol, il en sort moins haïssable que d’« Une semaine de vacances ». Jusqu’au bout, par exemple, la mère lui maintient une forme de fidélité. Elle dit qu’elle a été heureuse avec lui. Comme si, pour le comprendre, vous-même aviez encore besoin de poser sur lui un regard d’empathie…
On n’est pas obligé de passer par l’empathie pour comprendre quelqu’un ou un personnage, on peut utiliser l’antipathie, quand on est rendu fou par la haine, on développe aussi une acuité. La mère a un reliquat d’amour, mais c’est un reliquat, peut-être une relique. Tout dépend si les questions que vous posez, vous les posez à l’auteur ou à la narratrice. L’auteur, elle, elle vous dit : « Moi je n’aime pas le personnage du père », c’est tout. La narratrice n’humilie pas le père, elle le néglige, « tu ne nous intéresses pas ». La honte de la mère repose sur le fait qu’elle n’a pas su ou pu protéger sa fille. Ça, la société ne le pardonne pas aux femmes. La faiblesse d’un homme émeut. Celle d’une femme fait honte. C’est le cliché de la mère complice.
En même temps, pour creuser cette question de l’ambivalence, on passe une partie du livre à se demander pourquoi la mère n’a jamais porté plainte contre ce père violeur…Les délais de prescription en droit, c’est un peu comme les délais de garantie quand vous achetez une machine à laver ou un téléphone. Ils sont calculés de façon à tomber juste après le moment où la personne a rassemblé son énergie pour parler. Il n’aurait pas été condamné. Je vous le dis. Ma mère ne l’a pas fait, mais je suis allée au commissariat, moi. Je sais de quoi je parle. Tout ça est nourri quand même, je vois aussi comment les choses fonctionnent en vrai. Il n’en est pas question dans le livre, mais j’y suis allée, juste avant mes 28 ans, avant la prescription. J’ai été très bien reçue par le commissaire. J’ai dit : « Voilà ce qui m’est arrivé, je voudrais porter plainte. » Il m’a dit : « Je peux tout à fait le convoquer, mais ne vous ­faites pas d’illusions, vu l’ancienneté des faits, ce sera compliqué de faire établir la vérité, il ne sera pas condamné. Ça lui fera une petite frayeur, mais il repartira tranquille parce qu’on n’arrivera pas à prouver. Il faut que vous le sachiez. » J’ai dit : « Très bien, alors, vous voyez, je vais m’en aller, parce que si en plus il faut que je supporte un non-lieu, ce n’est pas possible. » Alors, je vous le dis, il n’y a qu’une seule chose de valable, c’est la littérature. La justice, la police, ce n’est rien. Il n’y a pas de vérité dans ces trucs-là. C’est ce que dit l’auteur de ce livre. Il n’y a pas de vérité hors de la littérature. Dans la police, la justice, l’éducation nationale… il y a des morceaux de vérité. Comme dit Lacan : « Je dis toujours la vérité, pas toute… » Eh bien nous, les écrivains, on la dit, toute.L’actrice américaine Louise Brooks ­disait en substance   : les hommes cruels ne courent pas les rues, si vous en trouvez un, ne le lâchez pas. ­Séduction de la perversion…Ce sont eux de toute façon qui ne vous lâchent pas. Mais oui, c’est énorme, la séduction de la perversion. Les pervers sont des petits malins. Ils donnent une impression de puissance à la proie. Leur bêtise, c’est leur sentiment de supériorité. Ce sont de grands naïfs. Il n’y a pas plus naïf qu’un pervers. Dès qu’ils voient que ça mord, ils croient qu’on les aime ! Que c’est leur succès personnel. Non, c’est le succès de leur mécanisme. Alors, oui, la perversion, c’est la séduction ! Donc, pas de séduction ! Le charme, l’amour, l’érotisme peuvent quand même passer par beaucoup d’autres choses que cette mécanique. Je la connais, j’ai fait un tour assez complet, j’ai bien vu les tours et détours. Celui qui s’adore, celui qui se déteste et qui en fait tout un discours, etc. Ça ne m’intéresse plus. Mais c’est une mécanique tout à fait au point, on peut être pris dedans. Puis, une fois qu’on s’est dit  : « Ah ben oui d’accord, c’est une mécanique, ça ne m’intéresse pas », c’est fini, complètement.Dans son livre sur « La Domination masculine » (Seuil, 1998), Pierre ­Bourdieu a un curieux post-scriptum consacré à l’amour. Après avoir longuement décrit les mécanismes sociaux qui enserrent le destin féminin, il explique soudain que l’amour est une « île enchantée », où les rapports de force sociaux sont ­levés… Tout le contraire de votre « Amour impossible » ?Oui, c’est à l’envers. Bourdieu s’intéresse au social et, une fois qu’il a décrypté le social, il vient à l’amour. Moi je suis écrivain, je ne fais pas ce chemin-là. Je prends le sentiment, je regarde, et qu’est-ce que je trouve à l’intérieur ? Comme partout les oppositions sociales, les conflits, y compris dans cet amour entre mère et fille. Si oasis il y a, elle devrait être là ! Eh bien pas du tout. Même votre rapport avec votre mère peut être abîmé par la dureté sociale, vous êtes mal à l’aise quand elle parle, etc. Toutes les vies sont différentes, mais les sentiments sont les mêmes. C’est pour ça qu’on peut faire des romans, d’ailleurs, et c’est génial. Tout le monde s’y reconnaît. Donc, mon chemin est l’inverse de celui de Bourdieu. Pas seulement dans la pensée, dans ce que je regarde. Quand il compare, dans Les Règles de l’art [Seuil,‎ 1992], le rapport de la sociologie et de la littérature à la vérité, il dit que le rapport à la vérité de la sociologie est plus sérieux. Evidemment, je pense le contraire.On peut considérer le pouvoir comme l’un des grands thèmes du livre. Le pouvoir tel qu’il affleure à même la langue. Le pouvoir qui vous impose son discours pour vous fermer la bouche, mais aussi le pouvoir qui oblige ceux qu’il domine à s’exprimer… Le personnage du père incarne bien ces deux faces du pouvoir en tant qu’il s’empare du langage lui-même…Donner la parole à l’autre, c’est ça. C’est ne pas laisser l’autre parler à son moment, ou ne pas parler. C’est faire en sorte que l’autre ait peur de sa propre parole. Pas de ce qu’il va dire ! Quelqu’un à qui on donne la parole, tout d’un coup n’a plus rien à dire. Donner la parole aux gens, c’est faire en sorte qu’ils aient la tête vide. Ça se voit très bien, tous les jours, dans toutes les émissions de télé où l’on ne cesse de tendre le micro à des gens en leur disant de parler librement. C’est faire en sorte que la personne se sente obnubilée par ce qu’elle pourrait dire et n’y arrive plus… C’est une vraie terreur. On croit que toutes les classes sociales ne partagent pas ça. Que ceux qui sont éduqués ne sont pas concernés. Mais bien sûr que si. Quand on maîtrise mal les instruments du langage, c’est difficile, parce qu’on parle mal. Mais c’est un problème aussi, de parler bien ! On est enfermé par son bien-parler. Son accent de classe. Dans un cas comme dans l’autre, on est piégé par le langage.La question du pouvoir, c’est aussi la question de votre pouvoir, du pouvoir de toute écriture. Comment vous ­débrouillez-vous avec votre pouvoir ?Vous voulez qu’on parle du pouvoir de mon écriture, là, maintenant ? Je ne vois pas comment y répondre. Ce n’est pas une question seulement technique, c’est la question de la vie. Mon écriture, elle n’est pas dans ma poche, hein ! Je ne la possède pas. C’est une impuissance au contraire. Si je fais ça, c’est parce que je n’ai pas pu faire autre chose. Donc, à la base de ça, il y a quand même une forme d’échec monumental. Il y a ne pas savoir. Le pouvoir de l’écriture ne cesse de s’en ­aller, ne cesse de mourir. Je n’en dispose pas. Ce n’est pas un don. Je n’ai aucun don ! En revanche, j’ai un désir, ça oui. Un désir d’écriture. C’est l’écriture qui a un pouvoir sur moi. Par l’attraction qu’elle exerce sur moi. Et j’ai une volonté. Une volonté dingue. Ça prend beaucoup de temps d’identifier quelque chose d’intéressant. Mais une fois que je l’ai identifié, alors, là, vraiment, je ne lâche pas. Christine Ango sera l’invitée du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre) lors d’une rencontre avec le rappeur Youssoupha, animée par Jean Birnbaum, sur le thème « Scander le monde ».Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Jean Birnbaum //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Michel Houellebecq prépare une exposition au Palais de Tokyo pour l’été 2016 Un monde qui change… sous l’œil et les crayons du cartographe Objets connectés : enfer ou paradis ?tous les articles de la thématique On voulait raconter l’univers d’un écrivain, on se retrouve devant un secret-défense. Furieux que Le Monde engage, cet été, une série d’articles dont il n’a pas l’initiative, Michel Houellebecq nous a répondu, le 26 juin : « Je refuse de vous parler et je demande aux gens que je connais d’adopter la même attitude. »En copie de son mail, le Tout-Paris, des philosophes Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray en passant par l’écrivain Frédéric Beigbeder. Consigne leur est donnée, si Le Monde persévérait dans son entreprise, de ne pas hésiter à « porter plainte au civil » : « La procédure judiciaire est finalement simple, et plutôt lucrative. » Et d’ajouter qu’il a décidé de se confier au Figaro Magazine (hebdomadaire que, dans son livre avec BHL, Ennemis publics, il n’hésitait pas pourtant à traiter aimablement de « torchon »),« demand[ant] aux gens qu’[il] connaît de faire le même choix ».Ce n’est pas la première fois que Michel Houellebecq tente d’intimider la presse. En 2005, un journaliste passé par l’AFP puis par Le Point (et aujourd’hui à L’Obs), Denis Demonpion, demande à s’entretenir avec l’écrivain. Il veut écrire sa biographie. Tout est fait pour l’en dissuader. Raphaël Sorin, qui édite alors Houellebecq, propose au journaliste d’« insérer les remarques » de son auteur, « après lecture, en appels de notes », comme l’avaient fait, explique-t-il avec Houellebecq au futur biographe, Malraux ou Schopenhauer. Refus du journaliste. « Les entretiens sont pour moi un exercice très décevant, plaide Houellebecq par mail, en vain. J’ai l’impression que ce que je dis n’a aucun intérêt. » Puis Houellebecq écrit au reporter pour lui faire croire qu’il va publier son autobiographie avant la sortie de sa « bio ».Ses désirs sont des ordresHouellebecq non autorisé paraît en 2005 chez Maren Sell (une édition augmentée est en cours d’écriture). Denis Demonpion a mis la main sur l’acte d’état civil de l’écrivain, qui s’était rajeuni de deux ans, et a « retrouvé » sa mère, que son fils disait morte (elle s’est éteinte le 7 mai 2010). Evidemment, un homme de l’imaginaire a le droit de mentir : de Nietzsche à Céline, c’est presque une spécialité. Mais Houellebecq devient comme fou. Il bannit de sa vie ceux qui ont raconté leurs souvenirs, tel l’écrivain Dominique Noguez, pourtant l’un de ses alliés les plus dévoués. « Je regrette (…) de ne pas avoir (…) tenté sur l’auteur de la biographie un peu d’intimidation physique », confiera, en 2008, Houellebecq à BHL. Depuis, l’ouvrage est régulièrement cité par les universitaires et dans les actes de colloques consacrés à l’écrivain, auxquels il assiste carnet à la main, au premier rang.« Je me souviens que, lorsque le livre était paru, Michel avait été finalement soulagé, comme si son vrai secret n’avait pas été percé », raconte aujourd’hui l’éditeur Raphaël Sorin. « Il y a à l’évidence plusieurs points sensibles dans sa vie, sourit Maren Sell, l’éditrice de Houellebecq non autorisé, mais j’ai constaté que cet homme crée autour de lui des climats de dépendance, positive ou négative. » Ses désirs sont des ordres. « Si je vous parle, je perds mon job… », explique-t-on chez Flammarion. Teresa Cremisi, son éditrice ad vitam aeternam, comme le puissant agent de l’écrivain, François Samuelson, prennent des airs désolés : « Il peut [vous] quitter à jamais pour une ombre au tableau… » « Pour ne pas mettre en danger la santé de Michel », son ancienne compagne Marie-Pierre Gauthier est contrainte de décommander le deuxième rendez-vous. Le réalisateur de l’épatant Enlèvement de Michel Houellebecq, Guillaume Nicloux, annule l’entretien prévu d’un texto : « Que ne ferait-on pas pour un ami… » Jusqu’à ces universitaires qui s’exécutent, « navrés ». Une vraie scène de… Soumission. Ci-dessous, retrouvez les liens vers les six volets de notre série écrite par Ariane Chemin La tour et le territoire 1/6Si l’on s’envolait de quelques étages pour raconter Houellebecq ? Pour gagner les hauteurs du Chinatown parisien, d’où il contrôle le ballet du Tout-Paris.Extrait :Une tour haute comme un gratte-ciel, dans le XIIIe arrondissement de Paris. De ce sémaphore seventies, l’écrivain a fait son refuge. (...) Du haut de sa tour, l’écrivain pourrait dominer Paris. Profiter d’un « panorama exceptionnel», comme disent les agences immobilières, petites annonces et autres notices qu’il aime tant décortiquer. Mais l’appartement regarde davantage vers le périphérique que vers la capitale. « Il m’a expliqué qu’il ne voulait apercevoir aucun monument parisien », raconte le journaliste Sylvain Bourmeau, qui fut longtemps son confident. En Irlande, il s’était installé dans un lotissement sans âme, plein d’étranges sens giratoires, près de l’aéroport de Shannon. De son autre logement, un ancien bed and breakfast (« The White House »), on apercevait à peine la mer. En Espagne, où il a poursuivi ses douze années d’exil, « son bureau était installé au sous-sol » de l’appartement, confie Marie-Pierre Gauthier, sa seconde épouse, dont il est séparé.Dans le monde, hors du monde : Houellebecq raffole des contradictions. Houellebecq est un déménageur qui aime les paysages de la banalité, « le seul à les raconter et en voir le romantisme, comme Tarkovski au cinéma ou Caspar Friedrich dans ses peintures », dit Arielle Dombasle, son amie. A son retour en France, il y a trois ans, il a écumé les Citadines de la capitale. Les appart-hôtels sont des logements pour sédentaires-nomades un peu perdus, les palaces de la post-modernité, au fond, pour artistes qui hésitent entre marge et intégration. Ceux de la place d’Italie et de la rue Esquirol toute proche lui avaient particulièrement plu. « Le bord du périph, c’est pratique : je prends ma bagnole et je file », explique le romancier à ses amis. Lire l’intégralité de l’articleUn gourou à « 20 ans » 2/6Retour sur une période méconnue de la vie de Michel Houellebecq : celle de « 20 ans », le magazine « pour filles extra-averties ».Extrait :« A 20 ans, le magazine pour jeune filles, on raffole des pseudos : l’esprit potache des années 1980, comme sur les radios libres. Isabelle Chazot signe « Isabel Catolic » et Liberati, « Paul Pote ». Mais pas d’alias pour la nouvelle recrue. C’est sous son nom, Houellebecq, ce patronyme venu d’une famille de paysans et de pêcheurs du Nord-Cotentin mais son vrai nom d’écrivain, qu’il se résout, en décembre 1995, à donner au magazine un texte sur la fête, repris plus tard par ses soins dans son recueil Interventions 2 (Flammarion, 2009) : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort. Autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. » Ah, quels ravages ont dû faire les « boums » adolescentes et les slows amoureux sur un jeune Houellebecq, observateur douloureux de couples enlacés comme Tisserand, le héros d’Extension…20 ans est devenu branché, comme Les Inrocks, et cela lui convient. « J’ai été depuis le début soutenu par des médias tendance : 20 ans, Technikart, toute une mouvance Canal+, glisse Houellebecq en janvier 1999 dans un entretien à la NRF. Ces gens ne sont nullement stupides. » Le mensuel ne rate aucune occasion d’ouvrir ses colonnes à l’écrivain totem. « Quand on est un gros rat, même un gros rat en décapotable, on ne ramasse rien, répond-il ainsi à Isabelle Chazot qui l’interroge sur les exclus de la drague. Les gens ne cherchent même pas le plaisir sexuel, mais plutôt la gratification narcissique ; la reconnaissance de leur valeur érotique par le désir d’autrui. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un homme d’ordre et de loiLe procès verbal 3/6« L’islam, la religion la plus con… » En 2001, ces mots du romancier font scandale. Un an plus tard, il est au cœur d’un procès. Le spectacle est autant dans le prétoire que dans la salle des témoins.Extrait :« En cette fin d’été, on se presse sous les boiseries et les hautes croisées de la « dix-septième » comme pour une première de théâtre. Houellebecq joue à guichets complets. Les caméras de CNN et d’Al-Jazira restent à la porte, les écrivains Régine Desforges et Gabriel Matzneff s’asseoient sur les bancs encaustiqués. Michel Houellebecq ne se retourne pas sur les supporteurs de Bruno Mégret qui portent sur leurs tee-shirts une Marianne baillonnée. « Ouiche… » « J’aurais un peu tendance à dire »… « Si vous voulez… » Le romancier répond laconiquement aux questions du président du tribunal, le souriant Nicolas Bonnal, un peu intimidé : c’est l’une de ses premières audiences à la 17e, après la figure du commandeur Montfort, qui avait régné dix ans sur ce salon des lettres où la courtoisie et le verbe sont rois. Comme Louis de Funès, comme Fabrice Luchini, Houellebecq transforme de sa seule voix la banalité du quotidien en épopée burlesque.- « Vous êtes écrivain ?– Dans le meilleur des cas, oui… », répond-il en posant le doigt sur ses lèvres. Les questions glissent sur lui telle l’eau sur la vitre : c’est comme si on demandait son avis sur l’islam à un clone de ses romans. « Je ne suis pas un intellectuel à la Sartre », dit-il. « Me demander un avis sur un sujet, quand on me connaît, c’est absurde, parce que je change d’avis assez fréquemment », ajoute-t-il. » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : à Jérusalem, « une crise de folie inouïe »Le corps à l’ouvrage 4/6Coiffure, dents, métamorphoses… On parle beaucoup du visage de l’écrivain. Mais son corps en dit au fond davantage. Et chaque roman se lit aussi comme un bulletin de santé.Extrait : « Muscles et esprit gymnaste sont arrivés d’une autre manière, plus directe, plus personnelle, plus brutale. A l’automne 2014, pour la première fois, Michel Houellebecq offre son corps aux spectateurs. Cours de free fight avec ses ravisseurs dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux, d’abord, puis danse solitaire en cycliste au sommet des montagnes chez Gustave Kervern et Benoît Delépine (Near Death Experience) : une vraie leçon d’anatomie. Il est le seul acteur ou presque et se tient de dos, les bras en croix. Pas de parka floue, pas de jean flottant ou de velours à pinces : il offre au spectateur ses cuisses et son dos moulés dans un cuissard de cycliste et un maillot Lycra. Un corps frêle, mais tonique et musclé, des mollets fuselés, presque les canons apolloniens seuls tolérés par les magazines.D’ordinaire, c’est le visage de Michel Houellebecq qui fait la « une » des journaux. La partie commentée de son corps, à chaque apparition de la star. Réseaux sociaux, romans et journaux intimes de ses contemporains (de Philippe Muray à Stéphane Zagdanski), chacun y va de sa description et de son commentaire. A qui ressemble-t-il ? Paul Léautaud, ce clochard des lettres atrabilaire, ou Antonin Artaud, l’auteur duThéâtre et son double, qui de son propre corps avait fait un spectacle et le prolongement de son œuvre ? Françoise Sagan, comme dit la blogosphère ? Céline, à cause de la coupe et de la ligne de ses pantalons ? La chercheuse Agathe Novak-Lechevalier lui avait fait un jour remarquer que, sur la couverture de Poésie, aux éditions J’ai lu, il cultivait une ressemblance avec Baudelaire. « J’ai aussi une ressemblance avec Hugo période Guernesey, lui a répondu Houellebecq. Sauf qu’il a l’air plus dingue que moi. » » Lire l’intégralité de l’articleLire aussi :Six vies de Michel Houellebecq : un livre, et au lit !Trois jours et deux nuits au monastère 5/6Suivant pas à pas Huysmans, l’auteur de « Soumission » a passé quelques jours à l’abbaye de Ligugé, en décembre 2013. Il n’y a pas trouvé Dieu, mais les moines ne l’ont pas oublié.Extrait :« Quand Michel Houellebecq se présente à la porterie de l’abbaye, ce soir d’hiver 2013, le Père Vincent, qui l’accueille, le prend d’abord pour un SDF. Il s’apprête d’ailleurs à diriger l’écrivain vers le dortoir de quatre lits réservé aux vagabonds, dans la tradition et l’esprit de saint Martin, qui avait déchiré son manteau en deux pour le donner aux pauvres. Les moines racontent la scène en riant. Heureusement le Père Joël arrive en courant, haute taille, grand sourire sous sa calvitie « de Pierre Moscovici » – c’est le détail cocasse que Houellebecq retient de lui dans Soumission. (...)Durant son séjour, Houellebecq s’acquitte consciencieusement de sa vie bénédictine. Il déjeune avec les moines, à la table qui, au milieu de la salle voûtée, est réservée aux hôtes masculins de passage. L’abbaye a gardé de l’époque de Huysmans le goût de la bonne chère. Un vrai trois-étoiles Ligugé : légumes bio du potager, vins fins à chaque repas. Tierces, sextes, nones, vêpres, complies, l’écrivain se rend à plusieurs offices, mais les vitraux ne l’inspirent pas. L’église moderne (que les moines ont préféré à l’ancienne, où se rendait Huysmans, sur la place du village) ressemble, écrit-il dans Soumission, au « centre commercial Super-Passy de la rue de l’Annonciation ». » Lire l’intégralité de l’article 7 janvier, la collision tragique 6/6Alors que Michel Houellebecq commence en fanfare la promotion de Soumission, les frères Kouachi font irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo. Au moment même où elle était en train de rire et de se disputer au sujet du romancier…Extrait :En septembre 2014, il avait remporté un succès inattendu avec un petit essai, Houellebecq économiste, où il expliquait que, si Balzac avait été le romancier de la bourgeoisie et du capitalisme triomphants, l’auteur d’Extension du domaine de la lutte était celui de la finance et d’un modèle économique en plein déclin.Il admirait Houellebecq comme une groupie et depuis si longtemps ! « Je le revois encore il y a quelques années, raconte le romancier toulousain Christian Authier, devant la Maison de la radio, qui me récitait des passages entiers et les plus beaux aphorismes des romans de Houellebecq. » C’était presque comme s’il avait écrit cet essai pour forcer une amitié. Son éditrice chez Flammarion, Noëlle Meimaroglou (aujourd’hui directrice littéraire chez Fayard), finit par arracher à Teresa Cremisi un rendez-vous avec l’auteur des Particules, à l’été 2014. Houellebecq économiste était achevé, mais qu’importe ! « Ce fut la rencontre de son année, raconte Dominique Seux. Je ne l’ai pas vu une fois entre septembre et sa mort sans qu’il me parle de Houellebecq. » Maris était l’homme des coups de foudre amicaux, Houellebecq est celui des amitiés séquentielles. Quelques dîners avant Noël avaient suffi pour échafauder quelques projets, un débat ensemble en mars : après le 7 janvier, en tout cas.Michel Houellebecq, sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 6 janvier.Sur le nouveau calendrier de 2015, toute la critique littéraire a entouré cette date de rouge. Personne ne sait encore que ce sera un jour noir pour Charlie, pour la liberté de pensée, pour la France et l’esprit des Lumières, mais nul n’ignore que c’est le jour de parution du « nouveau-livre-évènement-de-Michel-Houellebecq », Soumission. Lire l’intégralité de l’article Lire aussi :Etre houellebecquisé ou ne pas l’être Ariane Chemin Métal lourd, le tungstène possède deux caractéristiques principales : sa couleur, qui varie du presque noir au blanc ; sa température de fusion, très élevée. En donnant le nom de cet élément à son nouvel album, Marcello Quintanilha promet donc d’emblée un récit à l’image de la société brésilienne, ­métissée et brûlante, qu’il a quittée il y a une dizaine d’années afin d’exercer son métier en Espagne.Le prétexte est, ici, un fait divers banal : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite en toute impunité. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire : un retraité de l’armée et un petit trafiquant. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle bientôt à ­l’affaire.Porté par des dialogues truculents, ce récit construit comme un thriller à tiroirs tient davantage de la comédie sociale. En émergent des thèmes récurrents dans le Brésil d’aujourd’hui, tels que la banalisation de la violence ou la précarité des classes moyennes. La rupture n’est jamais loin : ce qui est dur casse ­facilement – comme le tungstène. Frédéric PotetTungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et là, 184 p., 20 €(en librairie le 25 août).Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Noiville Il disait : « Si je n’écris pas, je ne vois rien, je suis vide ». Décapante, sans concession, sa plume avait fait de lui l’une des plus grandes voix de la littérature espagnole. L’écrivain et critique littéraire Rafael Chirbes est mort samedi 15 août d’un cancer du poumon fulgurant. Il était âgé de 66 ans.Sur le rivage, son septième roman traduit en français — par Denise Laroutis, sa fidèle et excellente traductrice — était sorti en janvier aux éditions Rivages. Il restera l’un des éblouissements de l’année. Chirbes n’était pas seulement un styliste génial, un écrivain dont la prose pleine de sève vous précipite dans des cascades de mots et d’images, des accès de colère et des élans d’humanité. Il avait aussi le don d’aller jusqu’au bout de ce qu’il voulait dire. Le courage d’écrire noir sur blanc ce que les gens font mais ne disent pas. En exergue à Sur le rivage, il avait d’ailleurs placé cette phrase de Diderot dans Jacques le fataliste : « F… tez comme des ânes débâtés ; mais permettez que je dise le mot f… tre ; je vous passe l’action, passez-moi le mot ».Le peintre de la débâcle européenne actuelleDans presque tous ses livres, Chirbes disait le rêve politique brisé. Son désenchantement était celui de tous ceux qui, après le régime de Franco, avaient vu « la grande illusion démocratique » s’effacer devant ce qu’il appelait « la grande occasion mercantile ». Dans Tableau de chasse (Rivages, 1998), il campe un père franquiste essuyant le dédain de son fils pour s’être enrichi sous la guerre civile. Dans Les Vieux amis (Rivages, 2006), il montre les désillusions d’ex-communistes aigris ou confits dans la richesse. Tandis que dans Crémation, il épingle la financiarisation des années 1980, la spéculation immobilière, la corruption, les inégalités, la paupérisation… D’Ivan Repila à Pau Miro en passant par Isaac Rosa ou Sara Mesa, tous les jeunes talents de la littérature ibérique en conviennent : Rafael Chirbes était « le » grand écrivain de la crise espagnole. Et bien au-delà. Le peintre de la débâcle européenne actuelle.Né en 1949 près de Valence, Chirbes avait perdu son père, cheminot, à l’âge de 4 ans. Sa mère, modeste garde barrière, ne pouvant s’occuper de lui, le jeune et précoce Rafael avait été envoyé dans un établissement pour orphelins du Chemin de fer. A Avila d’abord, puis à Leon et à Salamanque. Dans ces endroits austères — il décrivait des pensionnats froids dans des paysages granitiques enneigés —, l’écriture n’allait pas tarder à devenir son seul refuge.En janvier, Chirbes était passé à Paris. Nous l’avions rencontré, près de Notre Dame, et il ne cachait pas son émotion. « J’ai vécu un an en France en 1969, racontait-il dans un français parfait. A 20 ans, j’ai quitté l’Espagne franquiste, irrespirable, pour le Paris d’alors, le Paris des intellectuels qui à l’époque faisait rêver. Je voulais respirer, lire Marx, Lénine, Sartre, aller au cinéma voir Le Cuirassé Potemkine et La Bataille d’Alger. » Il disait aussi comment, pendant la transition démocratique, il s’était senti « mal à l’aise » dans son pays. Après des études d’histoire, il avait refait ses valises, direction la France puis le Maroc. Il était devenu libraire, professeur, secrétaire de rédaction dans la presse du cœur, critique gastronomique, critique littéraire… sans jamais abandonner l’écriture romanesque.Lire aussi :Rafael Chirbes, les pépites et la boue« Je n’aime pas qu’on me cajole »« Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres », résume joliment son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro. « Par exemple Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »L’œuvre de Chirbes est totale. Elle parle d’Histoire, de faille économique, mais aussi de sexualité, d’amour, des bars qui sont les derniers lieux du lien social, de la décomposition des cadavres, de la mémoire qui s’effrite comme les illusions politiques. « “Chirbes contra Chirbes”, c’est ainsi qu’il définissait sa position de romancier, ajoute Nathalie Zberro. La gauche bien sûr, mais aussi le camp d’en face. Il se faisait un devoir de traiter avec la même acuité tous les sujets qui passaient par le filtre de sa création. Il ne voulait pas devenir le symbole d’un parti et prenait garde d’éviter les cases réductrices, de cultiver les paradoxes ». Chirbes disait d’ailleurs : « Quand je lis un livre, je n’aime pas qu’on me cajole comme un chat. Mais si on me prend à rebrousse poil, alors, là, ça commence à m’intéresser. »Florence NoivilleJournaliste au Monde A découvrir en voyage ou sur la plage, la sélection que vous offre « Le Monde des livres » cette semaine est emplie d’excentricité, de beaux dialogues et d’esprit révolutionnaire.UNE ANTHOLOGIE : « Scènes de ménage », de Pierre LepapeLoin de la trivialité boulevardière où on la cantonne, la dispute du mari et de la femme, de l’amant et de l’amante, remplit les pages des romans, extorque aux écrivains et dramaturges certains de leurs plus beaux dialogues, touche au tragique, au sublime. Ouvrez Scènes de ménage, l’anthologie que Pierre Lepape consacre à ces manifestations tourmentées du déplaisir d’être ensemble, et vous retrouverez certaines des plus belles pages de la littérature. On n’a jamais fait de romans, même de gare, inspirés de tranquilles idylles. Energie du désespoir, supplications, tremblements, c’est dans les cris et la violence que s’expriment les émotions mises en branle dans la dispute du couple. « Ce fut une scène atroce et tonitruante », raconte le narrateur de Lolita, le roman de Nabokov. Ce florilège de disputes est bel et bien une nouvelle anthologie de l’amour en littérature. Julie Clarini Scènes de ménage. Une anthologie, de Pierre Lepape, PUF, 342 p., 19 euros.UN ROMAN : « Nous », de David NichollsQuelle idée de se lancer dans un tour d’Europe en famille, quand vous savez que votre femme veut vous quitter et que votre fils, à peine sorti de l’âge ingrat, ne rêve que de vacances sans parents ! Douglas, biochimiste dont le pragmatisme sans faille frise parfois le non-sens, apprend en pleine nuit que son épouse adorée, Connie, souhaite le quitter. Malgré tout, ils décident de maintenir le grand voyage dont ils rêvaient pour leur fils. Peut-être l’occasion pour Douglas de sauver son mariage… De la rencontre inattendue de Connie et Douglas aux déchirements du désamour, David Nicholls, que le best-seller Un jour a imposé comme un maître britannique de la comédie romantique douce-amère, fait se croiser les époques et les souvenirs. Clémence Bragard Nous (« Us »), de David Nicholls, traduit de l’anglais par Valérie Bourgeois, Belfond, 400 p., 22 euros.DE L’HUMOUR ANGLAIS : « Avec le sourire » et « Cocktail time », de P. G. WodehouseEn France, le grand Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) est souvent réduit au personnage de Jeeves, valet et gentleman au flegme et à l’intelligence sans partage, apparu dans son œuvre dès 1917 pour n’en jamais disparaître. Mais l’écrivain, prince de l’humour British, a inventé d’autres personnages excentriques qui méritent qu’on les découvre. Ainsi de Frederick Altamont Cornwallis Twistleton, cinquième comte d’Ickenham, dit « Oncle Fred », au centre de deux romans inédits en France. Ce lord excentrique, charmant et importun, s’invite dans les affaires de famille, de cœur et d’argent de ses relations, les complique à plaisir en tentant de « semer douceur et lumière autour de lui », et ne s’extirpe des péripéties souvent catastrophiques qu’il provoque que par un aplomb et une science du mensonge pareillement admirables. Philippe-Jean Catinchi Avec le sourire et Cocktail time, de P.G. Wodehouse, traduits de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, Les Belles Lettres, 240 p. 13,90 euros et 296 p., 13,90 euros.UNE BIOGRAPHIE : « Blanqui. L’Enfermé », de Gustave GeffroyAuguste Blanqui est mort depuis seize ans quand paraît cet ouvrage, en 1897. La plume est élégante, portée par le rythme haletant du XIXe siècle. Le journaliste et critique Gustave Geffroy (1855-1926), ami de Claude Monet et l’un des fondateurs de l’académie Goncourt, éprouve de la fascination pour l’homme dont il raconte la vie, Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire des barricades et formidable orateur, l’agitateur qui a passé plus de quarante ans en prison. Aussi s’acquitte-t-il, dans L’Enfermé, de sa tâche de biographe avec un goût soigné du détail et ce brin de majesté qui donne ce qu’il faut d’allant au récit et de grandeur au héros. Des dessins d’Ernest Pignon-Ernest illustrent cette nouvelle et belle édition. Julie Clarini Blanqui. L’Enfermé, de Gustave Geffroy, L’Amourier, 596 p., 26 euros. Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)…En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur(Sabine Wespieser), Comme Ulysse, de Lise Charles(POL) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre.Lire aussi :Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai »Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Personne dans le milieu de la bande dessinée ne connaissait son nom ni son prénom. L’homme ne répondait que par un pseudonyme emprunté au monde animal : Coyote. C’était là sa seule coquetterie de grand gaillard barbu aux bras tatoués : sa véritable identité (Philippe Escafre) devait rester un mystère.Pilier de la bande dessinée humoristique à la façon du magazine Fluide glacial dont il fut un collaborateur pendant dix ans, le dessinateur et scénariste est mort dimanche 9 août à Toulouse des suites d’un accident cardiaque. Il était le créateur de la série à succès Litteul Kévin. Il avait 52 ans.Né le 9 octobre 1962 à Rodez, Coyote a exercé plusieurs métiers avant d’embrasser la carrière d’auteur. Peintre sur automobile, puis graveur dans le funéraire, puis créateur de modèles pour un tatoueur toulousain, il commence à réaliser divers travaux publicitaires après avoir gagné un concours de dessin organisé par La Dépêche du Midi. Suivront des illustrations, et ses toutes premières bandes dessinées dans des ouvrages collectifs publiés par l’éditeur Vent d’Ouest.C’est toutefois par le biais de sa grande passion – la moto – qu’il va pouvoir vivre pleinement de son dessin. A la fin des années 1980, Coyote intègre plusieurs revues spécialisées, telles que Hot Cycles, US Cycles, Bike for Ever et Freeway. Ce fan (et propriétaire) de Harley-Davidson ne le sait pas encore mais l’univers de la moto va s’avérer une véritable niche pour les créateurs de bande dessinée, comme en témoignera le succès phénoménal de la saga Joe Bar Team, lancée par Christian Debarre dans la revue Moto Journal en 1989.Coyote, dont la vie a basculé à l’âge de 11 ans en regardant Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, donne d’abord naissance dans Freeway à Mammouth & Piston, une série racontant les pérégrinations motorisées d’un biker au look de Viking et de son animal de compagnie, un rat. Son dessin « élastique », très inspiré de celui de son idole Marcel Gotlib, n’a pas échappé à la rédaction de Fluide glacial qui l’invite à rejoindre son sommaire en 1990.Cornaqué par Gotlib (qu’il vouvoiera pendant quatre ans) et Jean Solé (qui lui apprendra les ficelles du métier), Coyote y crée un personnage éphémère, « Bébert, clochard et philosophe » (inspiré d’un SDF toulousain), avant de lancer en 1991 la série Litteul Kévin, du nom d’un petit garçon chevauchant une Harley-Davidson conçue à sa taille.« Vrai faux dur »Inspirée de sa vie personnelle (son fils s’appelle Kevin), cette chronique familiale – le père biker, Chacal, et la mère à la plastique de pin-up, Sophie, y jouent des rôles à plein temps – va devenir, avec Les Bidochon, de Christian Binet, l’une des principales séries de Fluide glacial qui en publiera sept albums avant que Coyote ne décide de claquer la porte du magazine en 2005.Réfugié au Lombard, il y réalisera trois autres albums, selon le même principe : des histoires courtes en noir et blanc, truffées de gags et de jeux de mots – mais aussi traversées d’une véritable tendresse dans les relations entre le fils et ses parents. Comme il l’expliquait parfois, la moto n’était qu’« un personnage secondaire, voire tertiaire » dans ses histoires – ce qui n’empêchait pas une partie de son public de lui réclamer des dessins de grosses cylindrées.Lui-même « vrai faux dur » derrière ses lunettes noires et son blouson clouté, Coyote a créé deux autres séries. L’une, en tant que scénariste du dessinateur Eric Cartier : Diégo de la S.P.A (trois albums chez Fluide glacial). L’autre, comme dessinateur de la scénariste Nini Bombardier : Les Voisins du 109 (deux albums au Lombard), une chronique humoristique et sociale entre voisins de paliers.Réconcilié avec Fluide glacial, Coyote collaborait de nouveau avec le magazine de ses débuts. Dans le dernier numéro, daté d’août, il a dessiné la pin-up du mois sous les traits d’une femme bien en chair tatouée de la tête au pied d’un seul et même motif : la coccinelle de Marcel Gotlib. L’ultime hommage de l’élève à son maître.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste La photographe Irina Ionesco a été déboutée, vendredi 7 août, d’une demande de suppression de passages du prochain livre de l’écrivain Simon Liberati, qui constituaient, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Ce jugement est le dernier épisode d’une saga judiciaire l’opposant à sa fille Eva, ancien modèle de ses photos sulfureuses.Irina Ionesco, 84 ans, visait sept passages d’« Eva », le prochain livre de Simon Liberati, par ailleurs époux de sa fille qui en est le sujet, évoquant notamment sa santé, sa vie sexuelle, son rapport à l’argent ou sa consommation de haschich, ainsi que sa naissance d’origine incestueuse.Lire aussi : Vie privée, vie publique et littérature au tribunalElle avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, en demandant la suppression des passages, ou au moins l’insertion d’un encart dans le livre signalant l’atteinte à sa vie privée, ainsi que 40 000 euros de dommages à l’auteur et à son éditeur, Stock.Déjà condamnée pour atteinte à la vie privée de sa fille en 2012Tout en reconnaissant le caractère illicite de certains passages du livre, attendu en librairie le 19 août, le magistrat l’a pourtant déboutée de toutes ses demandes, estimant notamment que la photographe avait elle-même ouvertement abordé certains détails de sa vie dans un roman autobiographique (« L’Œil de la poupée »), paru en 2004, avant que sa fille n’évoque de son côté leur relation dans un film, « My little princess », présenté au Festival de Cannes en 2011.Et dans un commentaire sévère, le jugement estime que « l’ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d’autrui, en l’occurrence sa fille, âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».Lire l'entretien avec Eva Ionesco : "Me photographier, c'était me mettre dans une boîte"Au terme d’une précédente action en justice, Eva Ionesco avait obtenu en appel l’interdiction de toute nouvelle commercialisation de ses photos, alors qualifiées par les magistrats de celles « d’une très jeune enfant ou d’une toute jeune fille, sexualisées de façon malsaine et au caractère dégradant pour celle-ci », rappelle le juge des référés. A l’époque, Irina Ionesco avait invoqué la liberté de création artistique. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Tatiana Levha, la cuisine en toute liberté Au Chelsea Hotel, sur les traces de Patti Smith William Gibson, inventeur du cyberespacetous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Julie Clarini Robert Conquest est mort à l’âge de 98 ans, à Palo Alto (Californie), lundi 3 août. Un livre a particulièrement compté dans la carrière de cet historien né en Angleterre et installé aux Etats-Unis dans les années 1980 : celui qu’il a consacré, en 1968, aux purges staliniennes (1937-1938), La Grande Terreur. Avec une lucidité qui fait dire à son confrère Timothy Garton Ash qu’il fut « Soljenitsyne avant Soljenitsyne », Robert Conquest y reconstitue, de manière détaillée, notamment grâce aux témoignages des survivants, la trame générale de la Grande Terreur, insistant sur son degré de centralisation, sur la paranoïa de Staline et le nombre effroyable de victimes fixé par lui à 20 millions, qu’il s’agisse de mort par exécution, de famine ou dans les camps de travail. Ce livre pionnier, traduit dans une vingtaine de langues, est devenu une référence majeure pour les historiens de l’URSS, lançant de nouveaux débats sur la nature du régime stalinien.Avec cet ouvrage, Conquest s’affirme comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique. Parmi ses nombreuses publications – une vingtaine –, Moissons sanglantes, en 1986, démontre à nouveau sa perspicacité d’historien. Ce premier livre sur la Grande Famine qui dévasta l’Ukraine (1932-1933) établit, pour la première fois, la responsabilité pleine et entière de Staline dans les millions de morts qu’elle provoqua. « Encore une fois, Robert Conquest a irrévocablement démontré l’ampleur colossale des horreurs staliniennes. Il a correctement identifié leurs origines dans la pensée et les pratiques marxistes et pointé du doigt la cohorte des naïfs européens qui ont relayé les mensonges soviétiques, à l’époque de Staline et dans les décennies qui ont suivi », disait Stephen Kotkin, chercheur à l’Institut Hoover et professeur d’histoire à l’université de Princeton.Proche de Margaret ThatcherEn effet, Robert Conquest ne ménage pas ses critiques à l’encontre des intellectuels occidentaux pour ce qu’il considérait comme de l’aveuglement devant le stalinisme (Bernard Shaw, Jean-Paul Sartre…). Farouche anti-communiste, pro-américain, il soutient, pendant la guerre froide, une politique ferme à l’égard de Moscou et des pays satellites. En 1967, il signe un appel collectif dans The Times pour défendre la politique menée par le gouvernement américain dans la guerre du Vietnam. Observateur engagé, il est également proche de Margaret Thatcher qui le consulte régulièrement sur la ligne à tenir face aux Soviétiques.La chute de l’URSS ouvre pour lui une nouvelle ère, celle, à ses yeux, de son triomphe : l’ouverture des archives soviétiques confirme une partie de ses thèses. Quand il est question, en 1990, d’une nouvelle édition de La Grande Terreur, Conquest suggère un titre : « I Told You So, You Fucking Fools » (« Je vous l’avais bien dit, bande de cons »). Même si quelques-unes de ses hypothèses sont abandonnées et d’autres encore discutées, la grande majorité des historiens saluent aujourd’hui sa sagacité. Que doit-elle à l’expérience ? Pendant ses études à Oxford et en France, à Grenoble – sa famille, prospère, vit entre l’Angleterre et le Sud de la France –, le jeune Conquest est membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Il prend vite ses distances, cependant, et s’engage, pendant la seconde guerre mondiale, en tant qu’officier du renseignement. En poste en Bulgarie – pays dont il maîtrise la langue –, il s’installe de ce côté-là du Rideau de fer pendant plusieurs années, y restant après la fin de la guerre, puis rejoint, dans les années 1950, l’Information Research Department, créé par l’Intelligence Service pour « collecter et synthétiser des informations fiables sur les méfaits du communisme ».Un poète anglaisCe fut toutefois à une autre activité, bien loin de celle d’espion ou d’historien, que Robert Conquest dut sa première reconnaissance publique : la poésie. Dès 1937, il publie des recueils de vers. Dans les années 1950, il est l’une des figures du cercle « The Movement », avec Kingsley Amis et Philip Larkin. Le dernier ouvrage portant sa signature fut du reste, en 2009, une anthologie de ses poèmes, parue sous le titre Penultimata. C’est ainsi que cet intellectuel volontiers provocateur, au cœur des polémiques les plus chaudes de sa discipline, resta toute sa vie un poète anglais.Julie ClariniJournaliste au Monde Depuis deux ans, Didier Conrad est le dessinateur d’Astérix. Il partage un point commun avec Uderzo, le ­cocréateur du ­célèbre Gaulois : comme lui, il a publié ses premiers dessins à 14 ans. Embauché comme « grouillot » à la ­Société parisienne d’édition, ­Uderzo avait réussi à placer une ­illustration dans l’hebdomadaire ­Junior, en 1941. Conrad a, lui, été l’un des premiers lauréats de Carte ­blanche, un concours lancé par Spirou auprès de ses lecteurs.C’était en 1974 : deux ­pages mettant en scène un personnage qui tente de devenir un héros de bande dessinée avaient été retenues par le ­magazine belge, toujours en quête de talents. « Nul doute qu’en travaillant plus avant son trait actuel, éliminant les ­faiblesses de débutant, se rodant dans les vieilles ­ficelles de dessinateur, il n’arrive à faire d’ici quelques années une œuvre originale et ­efficace », indiquait un texte d’accompagnement.Humour parodiqueLancée neuf mois plus tôt par le ­rédacteur en chef de Spirou, Thierry Martens, Carte blanchea vu débuter Bernard Hislaire, ­Philippe Bercovici, André Geerts ou le scénariste Yann avec qui ­Conrad réalisera un sommet d’humour parodique, Les Innommables (14 tomes entre 1983 et 2004). « Le choix était simple pour rentrer dans le métier à l’époque : soit tu devenais assistant dans un studio professionnel, mais il fallait pour cela vivre à Bruxelles ou Paris, soit tu commençais à ­publier », se ­souvient le dessinateur.Conrad n’est pas devenu pro tout de suite, malgré « trois ou quatre » autres Cartes blanches dans Spirou. Sous la pression de sa mère qui le rêve ingénieur, il envisage des études scientifiques auxquelles il renonce vite, puis entre aux Beaux-Arts où il ne reste que trois mois pour cause d’ennui profond. A 19 ans, il fait son retour dans ­Spirou avec une série appelée « Jason » (sur un scénario de Mythic) et, à 22 ans, il commence à ­gagner sa vie. « C’est un métier qu’on ­apprend sur le tas. Il faut publier un minimum de 200 à 300 pages pour comprendre comme ça marche vraiment. Mes “études”, je les ai ­faites dans Spirou », raconte-t-il.Tout sauf un boulot “normal”Et la vocation ? Celle-ci ne lui est pas venue à la seule lecture de Franquin et Uderzo – les idoles de sa jeunesse. Un ouvrage « technique » a eu beaucoup d’influence sur lui : Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969, réédition Niffle, 2014). L’auteur, Philippe Vandooren, y interrogeait Franquin et Jijé sur les facettes du métier : quel type de plumes utiliser, quel format privilégier, qu’est-ce qu’un « bleu »… « J’avais 11 ans. C’est ce livre qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait vivre de la BD. C’était parfait pour moi qui ne me voyais pas faire un boulot “normal” dans un bureau… »En 1974, sa mère est hospitalisée alors qu’il se lance dans ses deux planches pour Spirou. Son père n’est déjà plus là. « J’avais peur de me retrouver orphelin. Faire cette BD m’a aidé à penser à autre chose », dit-il en se rappelant le chèque reçu pour cette première publication : 500 francs (382 euros actuels). « Je ne comprenais pas comment un métier si formidable pouvait payer si peu », s’en amuse-t-il. En la matière, les choses ont quelque peu changé pour lui.Retrouvez les premières œuvres de Conrad sur le blog « Les petits miquets » : Bandedessinee.blog.lemonde.frFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique L’Afrique au cœur du grand théâtre du monde Chen Guangbiao, le mégalo Huang Nubo, le « marchand lettré »tous les articles de la thématique Florent Massot s’est installé au lit et il a pris le manuscrit. Baise-moi, ça s’appelle. L’auteur porte un prénom de fille et, forcément, ça excite davantage Massot que si c’était écrit par un taulard dépressif. D’habitude, Massot, jeune éditeur fauché, publie des albums sur les cultures de la rue, pas des romans. Dans celui-là, aucun érotisme. C’est du sexe, du cul, un livre trempé de porno où deux femmes partent en cavale à travers la France des sous-préfectures. Elles tuent, elles baisent, elles se défoncent, à fond et consciencieusement. Elles aiment ça. Le choc est là, le premier en tout cas. On est en 1993, neuf éditeurs ont déjà refusé Baise-moi. Virginie Despentes elle-même a lâché l’affaire. De toute façon, son ordinateur a avalé le texte, il ne reste que la copie passée à Massot, par un ami. Quand il la publie, les librairies non plus n’en veulent pas.Cet été 2015, il est vingt-deux ans plus tard, soit une génération. Les sex-toys s’achètent dans des supermarchés, les actrices X sont invitées à Cannes et le magazine GQ titre sur « Le nouvel âge du sexe », où des chercheurs dissertent du « devenir porn de la société tout entière » grâce aux nouvelles technologies. Un jour, Despentes recevra le prix Nobel (pour les paris, s’adresser à l’écrivain Laurent Chalumeau) et les jeunes filles qui s’offrent aujourd’hui en France le risque de la liberté devraient toutes lui payer un Coca Zéro, du côté des Buttes-Chaumont. « Tu es chaman, tu as fait avancer la société à coups de pompe dans le cul », lui disait Philippe Manœuvre, patron de Rock & Folk, à l’époque où ils ont vécu ensemble et avant qu’elle ne parte avec des femmes. Sur le balcon, ils fumaient et buvaient des nuits entières, se demandant par quelle grâce un bouquin pareil vous tombe dessus, sorti comme un cri, en un mois. Il conviendrait à ce stade d’envoyer les violons, mais l’histoire possède aussi une face amère, ses légendes et ses sales coups.Ça démarre au ralenti, début des années 1990, odeur de bière au petit matin dans des endroits où on ne se souvient pas toujours s’être endormi. Despentes fait partie de la petite troupe cavalant autour des Bérurier Noir et leurs concerts, deux types post-punk, guitare saturée et boîte à rythmes. Baise-moi est exclu des circuits officiels ? « Et alors ? Ça nous paraissait normal d’être des parias, voire glorieux », dit BB Coyotte, graphiste. Le livre se met à cheminer dans le réseau rock alternatif, les fanzines, les squats, les cafés où Florent Massot le diffuse lui-même, à vélo.« Quelque chose d’unique »Dans cette mouvance, les filles traînent dans les mêmes endroits pourris que les hommes. Elles gazent les contrôleurs de la RATP et se font taper aux manifestations. Elles dirigent leurs propres groupes. Elles s’imposent, massivement, grandes gueules, envoyant se coucher la pin-up que l’imagerie classique du rock cantonne à la figuration à l’arrière des motos. Il y a Karine, par exemple, qui deviendra plus tard Eric. Ou Betty, qui pose nue, montrant un sein, parfois deux, sortant le couteau au besoin. Elle préfère ça que travailler. « La libération des femmes nous semblait l’héritage majeur des seventies, mais sclérosé », dit Herr Sang. Lui a fondé New Wave, fanzine de référence et tient une boutique de cinéphilie. « On voulait une révolte au-delà des choses connues, une autre identité féminine, ne pas être jugé selon sa pratique sexuelle. Baise-moi était en plein là-dedans. »Pendant des mois, le livre tourne à 1 000, 2 000 exemplaires dans ce milieu fermé. Autant dire que rien de ce qu’on y lit n’étonne, ni le sexe, ni la poisse, ni la colère, ni le viol d’une des cavaleuses. Une chanson des Bérus s’appelle Hélène et le sang, une copine qui s’est fait violer justement, « comme beaucoup des filles que je connaissais alors », dit Marsu, le manageur. C’est arrivé à Despentes aussi. Elle avait 17 ans. Aux psys, elle balance systématiquement, comme un bras d’honneur : « Ça ne m’a pas marquée plus que ça. »Pour la sortie de Baise-moi, elle s’est surtout concentrée sur la liste de ceux à qui l’envoyer, dix noms, pas plus, mais vitaux, comme s’il n’était écrit que pour eux. Patrick Eudeline arrive en tête, fascination numéro un, héros hors limites, dandy, junky, critique rock, chanteur chantant faux, obsessionnel de la nostalgie. Aujourd’hui attablé chez un cafetier grognon de banlieue, Eudeline, 60 ans, paraît fragile et particulièrement dans la dèche. Sa splendeur intrépide reste intacte. « Beaucoup de filles voulaient me rencontrer, vous vous en doutez. »Eudeline vient des années 1970, quand les copines faisaient du strip-tease à Pigalle dans les baraques foraines en guise de transgression. « On regardait des pornos aussi, mais pour les scènes entre celles de sexe, pas pour le X. » Même lui, Baise-moi le choque, mais il lui trouve « quelque chose d’unique ». Despentes et Eudeline se retrouvent à Belleville. Ils se racontent leurs « trucs les plus farfelus ». Il la suspecte d’abord d’en rajouter, quand elle dit avoir été pute occasionnelle, sur le Minitel rose entre les petits boulots et le baby-sitting. Pute ? Cette fille costaude avec son grand rire punk ? Elle paraît plus étonnée que lui : « Il n’y a pas 50 façons de trouver de l’argent, non ? » Il n’arrive pas à démêler chez elle l’innocence de la fureur. « On est resté trois jours ensemble, mais je ne veux pas être indiscret. »Eudeline aime perdre pied. Il chronique le bouquin. Les quotidiens s’y mettent. Thierry Ardisson le programme sur le câble. Les ventes sautent à 40 000. Il atterrit chez Laurent Chalumeau, à Canal+, première chaîne à diffuser du porno dans les années 1980 et en faire le phénomène branché du samedi soir. « Despentes est incapable d’écrire une phrase où il ne se passe rien, une très grande artiste », siffle Chalumeau. Il se précipite à la programmation. « On l’invite, ça va cartonner », annonce Canal+ à l’éditeur Massot. « Vous avez de quoi en tirer 15 000 de plus ? » On est en décembre 1995, Baise-moi va en faire des centaines de milliers.Comme un bras d’honneurA l’époque, Despentes chronique des vidéos X pour un magazine spécialisé, rideaux tirés à cause des voisins, dans un deux-pièces où elle cohabite avec Ann Scott. Scott a été un peu mannequin, grande famille, en pleine love story avec Sextoy, DJette du Pulp, la boîte lesbienne où elle fait entrer Despentes. Elles écrivent aussi, toutes les deux, persuadées chacune de voir en l’autre le véritable talent (c’est toujours le cas), se nourrissant d’une fascination réciproque devant le même menu chez McDo, parce qu’elles n’ont pas de quoi en prendre deux, la pute et le top model, occasionnels l’une comme l’autre. « Sa phrase, c’était : “Il faut mettre ses tripes sur la table”, dit Scott. Elle m’appelait “Madame” et disait : “Moi, je suis la femme des bois.” »Sans transition, la femme des bois est propulsée de la bulle alternative à l’arène surexposée des médias. Tout le monde la veut, maintenant, sans trop savoir comment manier l’engin, ni le livre ni la fille. Aux journalistes, elle continue de raconter sans manière avoir été pute « avec autant de plaisir que j’avais eu à le faire », dit Despentes aujourd’hui. La plupart s’emparent d’elle, en font « une victime des bas-fonds que la réussite va sauver de la drogue et de la prostitution », se souvient Massot. D’autres, au contraire, floutent l’épisode. « Ça me touchait, je voyais qu’ils voulaient me protéger », reprend Despentes.Elle sort un nouveau livre, et un autre. Quand les éditions Grasset l’approchent, elle croit deviner « des vieux tournant autour de [s]on cul ». Il faut qu’Ann Scott lui explique que c’est une vraie chance à saisir. Massot, lui, a fait faillite, sombrant avec le trésor de Baise-moi. Despentes pense réaliser un film, sans sexe, mais joué par des hardeuses, Coralie Trinh Thi surtout. Trinh Thi possède un peu la même ambivalence, punk option gothique, surnommée « l’Intello » dans le X, mais fière de raconter que La Princesse et la Pute, son premier rôle, a cartonné au hot-parade. Certains collègues rient dans son dos quand elle revendique « oser prendre son pied sur un tournage et oser le dire ». Personne ne veut du film de Despentes. « Pas assez du Despentes. »En revanche, Philippe Godeau accepte de la produire quand elle propose de tourner Baise-moi, caméra à l’épaule et sexe non simulé. Despentes a 30 ans alors, Trinh Thi, 25. Elles seront coréalisatrices, deux actrices X joueront les cavaleuses. Au montage, on leur propose d’ouvrir le film sur la scène du viol. Le viol comme point de départ ? « On ne voulait pas que ça apparaisse comme une justification morale à la dérive des filles », se souvient Trinh Thi. C’est non. Même si Despentes a commencé « à vieillir avec ça, la sensation insupportable qu’en une nuit, tout avait basculé. Et j’ai jamais voulu l’admettre que j’étais vulnérable à ce point-là, juste parce que j’ai une chatte ».Baise-moi tient trois jours dans soixante salles en France avant le carnage, en juillet 2000, démoli par le milieu du cinéma, les associations féministes autant que catholiques, les militants néo-FN ou Le Nouvel Observateur, qui exige : « Sexe, violence, le droit d’interdire ». Et c’est interdit, tout de suite : le Conseil d’Etat fabrique, sur mesure, une barrière pour les « moins de 18 ans » (utilisée quinze fois depuis). Les portes se referment de nouveau, comme si on se rendait soudain compte que la charge explosive de Baise-moi était toujours là. « Dans un livre, quelque chose reste classe, personne n’aurait osé le censurer, dit Despentes. Là, on pouvait nous jeter : “Vous êtes des putes.” » Et Trinh Thi : « Ce n’est pas le porno qui tue, c’est quand on le quitte. On se retrouve dans le monde réel avec des gens qui ne comprennent pas pourquoi on a fait ça. Ils nous veulent soit coupable, soit victime. Aujourd’hui, le porno est partout, les codes ont changé, mais ils restent des codes. »Six ans plus tard, dans King Kong Théorie, Despentes revient sur le viol. « J’imagine toujours pouvoir liquider l’événement (…). Impossible, il est fondateur, de ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et ce qui me constitue. » La photo date des années 1990, on voit Despentes jouer dans un éphémère groupe de hip-hop. Elle en avait envoyé une cassette à Massot aussi. L’éditeur avait refusé celle-là. « Trop soft. » Pendant les répétitions, Juan, le bassiste, hurlait toujours une même vieille blague : « Baise-moi, baise-moi. » C’est ce que crie la petite fille dans une scène culte de L’Exorciste.Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25-26 et 27 septembre et à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festivalFlorence Aubenas ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste 13.04.2015 à 15h26 • Mis à jour le13.04.2015 à 17h49 | Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le deuxième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le deuxième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi :Amazon lance son forfait lecture en FrancePour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Philippe-Jean Catinchi Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €.Philippe-Jean CatinchiJournaliste au Monde Virginia Bart Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié.Critique. Le livre noir d’une colonisationIl se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €.« Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia BartJournaliste au Monde Florent Georgesco Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €.« Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent GeorgescoJournaliste au Monde Pauline CroquetOn imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace.Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. »Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs.Lire notre grand format : Tetsuya Tsutsui règle ses comptesPlutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. »Dystopies réalistesDans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui.Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité.L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il.L'histoire avant les personnagesTetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France.Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” »Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. »Popularisé par deux FrançaisCe sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France.Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444463', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Pauline CroquetJournaliste au Monde Matthieu Vaillant Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi :La nouvelle Cendrillon d’Eric ReinhardtProblème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier.Matthieu Vaillant Florence Noiville L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa.Florence NoivilleJournaliste au Monde Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué.Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts.Lire (en édition abonnés) : La librairie La Hune baisse définitivement pavillonLes librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation.Combien de librairies à Paris ?La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée.Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu.(source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015)Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement.Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période.Quelle évolution ?Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . #container_1426778056905 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426778056905 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426778056905 .subtitre{ display:block; }Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel.(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426778056905", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "area", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Atelier parisien d'urbanisme (2015)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:0, max:1100, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["2000","2003","2005","2007","2011","2014"], title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "nombre de librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 1051 ], [ "", 969 ], [ "", 965 ], [ "", 909 ], [ "", 839 ], [ "", 756 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP.Du Quartier latin vers les arrondissements périphériquesLa prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple.C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique.Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques.>> Lire aussi la tribune du fils du fondateur de La Hune : Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’œuvre de toute une vieSelon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantesSi les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services.Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. #container_1426777895144 .titre{ position:relative; z-index:5 margin-top: 5 0 0 10; } #container_1426777895144 .titre:before{ font-size:13px; content:"▶ "; vertical-align: middle; } #container_1426777895144 .subtitre{ display:block; }Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; o.src = u; if (c){o.addEventListener('load', function(e){c(null,e);},false);} s.parentNode.insertBefore(o, s); },initCharts = function(){ //FONCTIONS GLOBALES Highcharts.setOptions({ lang: { decimalPoint: ',', thousandsSep: ' ', months: ['Janvier', 'Février', 'Mars', 'Avril', 'Mai', 'Juin', 'Juillet', 'Août', 'Septembre', 'Octobre', 'Novembre', 'Décembre'], shortMonths: [ 'jan.' , 'fév.' , 'mars' , 'avr.' , 'mai' , 'juin' , 'juil.' , 'août' , 'sept.' , 'oct.' , 'nov.' , 'déc.'], weekdays: ['Dimanche', 'Lundi', 'Mardi', 'Mercredi', 'Jeudi', 'Vendredi', 'Samedi'], noData: 'Pas de données à afficher', numericSymbols: [null, 'M', 'G', 'T', 'P', 'E'] } });//GRAPHE var chart = new Highcharts.Chart({ chart:{ renderTo:"graphe_1426777895144", backgroundColor: 'rgba(255,255,255,0)', borderRadius: 0, alignTicks:false, type: "column", events:{ load:function(){ this.credits.element.onmouseenter = function(){ this.style.cursor = 'default' } this.credits.element.onclick = function(){} } } }, colors:["#0386c3","#FFc832","#ff3232","#F19300","#28beaa","#285a82","#821400"], credits:{ enabled:true, text:"Insee, Sirène (2009)", position: { align: "right", x: -15, y: -5 }, }, title: { text: "" }, subtitle: { text: ""}, plotOptions: { series: { connectNulls:true, stacking:"normal", marker:{ symbol:"circle", fillColor:"#FFF", lineWidth: 2, radius:3, lineColor:null } }, pie:{ dataLabels:{ enabled:false }, showInLegend:true } }, yAxis:[{ id:"gauche", title:{ text:"" }, showEmpty:false, labels:{ format: "{value} " }, min:null, max:null, endOnTick:false, startOnTick:false, reversed:false, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align:"center", verticalAlign:"middle", textAlign:"center" } }] }, { id:'droit', reversed:false, opposite:true, showEmpty:false, title:{ text:"" }, labels:{ format:'{value}' } }], xAxis:{ type:"linear", categories:["0","1 à 2","3 à 5","6 à 9","10 à 19","20 à 49","50 à 99","100 à 199"], title:{ text:"Nombre de salariés" }, labels:{ format:'{value}', step:"", staggerLines:"", rotation:0 }, plotBands:[{ color:"#2f5ea1", from:"", to:"", label:{ useHTML:true, text:"", align: "center", verticalAlign: "middle", textAlign:"center" } }] }, tooltip:{ useHTML:true, valueSuffix:"", shared:false, backgroundColor:{ linearGradient: [0, 0, 0, 60], stops: [ [0, '#FFFFFF'],[1, '#E0E0E0'] ] }, borderWidth: 1, borderColor: '#AAA', valueDecimals: 0, xDateFormat: "" }, legend:{ enabled:false, layout:"horizontal", verticalAlign:"bottom", align:"center", y:-10 },//SERIES series:[ { "name": "Librairies", "type": "", "yAxis": 0, "stack": "", "data": [ [ "", 490 ], [ "", 303 ], [ "", 143 ], [ "", 82 ], [ "", 43 ], [ "", 18 ], [ "", 5 ], [ "", 3 ] ], "color": "#0386c3" }] }) }; if (!window.Highcharts) { async('http://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('http://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires.Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ».Lire : Il faut défendre la librairie indépendanteDelphine RoucauteJournaliste au Monde.frSuivreAller sur la page de ce journaliste © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Par Florence Seyvos, écrivaineC’est un amour immense qui vit sa vie à côté. Il lui est parfois donné de se poser sur la personne, de façon très fugace, un peu comme les pattes d’un oiseau rencontrent une branche et l’épousent fermement, pendant quelques secondes. C’est l’amour de la famille.Il y a toujours, au commencement, une méprise. L’amour que nous éprouvons semble précéder l’existence de ce père, de cette mère, et parfois ne plus avoir de lien avec eux. Il y a une méprise, ensuite il y a de la colère, des blessures qui peuvent être ravivées en un instant comme une éclaboussure d’huile chaude saute de la poêle et frappe au visage.En lisant le merveilleux livre de Zeruya Shalev [Ce qui reste de nos vies, Gallimard, 2014], un souvenir m’est brusquement revenu en mémoire, ou plutôt, m’a frappée au visage. J’étais accusée d’un vol que je n’avais pas commis. Je m’étais défendue et mon père ne m’avait pas crue. L’objet du vol m’était inconnu, il n’avait fait son apparition, sous forme d’image mentale, que pour me tourmenter. J’aurais aimé dire qu’il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un bijou. Une vague honte m’étreint encore aujourd’hui en avouant la vérité : il s’agissait d’un revolver.J’étais âgée de 12 ou 13 ans et, ne sachant pas encore que je ne serais pas crue, mon premier sentiment fut la honte, la honte que mon père possédât un revolver. Tandis que son épouse, sa seconde épouse, mandatée pour obtenir ma confession, me parlait avec douceur, assise près de moi sur mon lit d’enfant : Dis-moi la vérité, ma chérie, c’est... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Au cœur des émotionsZeruya Shalev © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Les familles : liaisons et déliaisons »Zeruya ShalevSur les liens familiauxDans presque toutes les familles, là où je vis, il manque quelqu’un. Parfois, c’est un grand-père exterminé pendant la Shoah ; parfois une mère, une tante, un frère assassiné au cours d’un attentat, parfois un père, un gendre ou – le pire du pire – un fils tombé à la guerre. Il arrive donc que cette réalité engendre des situations absurdes. Par exemple, dans notre famille, l’absent, en l’occurrence, c’est le premier mari de ma mère, mort pendant la guerre d’Indépendance et qui l’a laissée veuve à vingt-trois ans. Bien que je sois née plus de dix ans après ce drame, je l’ai trouvée encore éplorée et j’ai partagé son deuil pendant toute mon enfance. Elle me parlait volontiers de cet homme, de leur amour, de sa tragédie aussi. Je l’écoutais, douloureuse, mais je savais aussi, en mon for intérieur, que sans cette perte, notre famille n’aurait jamais existé. Que je n’aurais, moi, jamais vu le jour. Ma mère aurait-elle préféré la fille issue de ce premier lit ? Voilà comment, dans mon pays, les familles se font et se défont, se construisent sur les ruines de familles antérieures, se nourrissent de souvenirs et d’angoisses, de culpabilité et d’espoir. Cela induit des liens plus intenses et plus étroits que dans les familles européennes que je rencontre. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, car nous n’arrivons pas à laisser partir nos enfants vers la vie qui les attend, de même que nos propres parents n’ont pas réussi à nous laisser partir vers la vie qui nous attendait. La menace existentielle, oscillant entre conscient et inconscient, réactive à chaque fois le mécanisme qui nous cloue les uns aux autres, de génération en génération. Dans mon dernier livre, Ce qui reste de nos vies, je me suis efforcée de mettre à nu ce mécanisme. J’ai même osé essayer de transformer cette malédiction en bénédiction. Le roman s’articule autour d’une vieille femme à l’agonie et de ses deux enfants qui se trouvent à un tournant de leur vie. Ils tentent de s’offrir mutuellement un ultime cadeau d’adieu, de réparer ce qui n’avait pu l’être auparavant. Les thèmes comme la jalousie fraternelle, la rivalité pour l’amour des parents, le désir d’enfant, sont très anciens et apparaissent de manière récurrente dans l’œuvre en langue hébraïque écrite il y a plus de deux mille ans. Les récits bibliques sur lesquels j’ai grandi regorgent d’histoires de famille et de liens familiaux – preuve sans cesse renouvelée que les sentiments premiers, l’amour premier que nous éprouvons envers nos parents et notre fratrie, nous accompagnent, nous et l’humanité entière, d’une génération à l’autre, tout au long de l’Histoire. Les sciences et la technologie ont beau s’être extraordinairement développées, tout comme le monde qui nous entoure, il n’en reste pas moins que le monde affectif, lui, n’a quasiment pas bougé et que, en dépit, ou peut-être justement à cause, de cet immobilisme, il captive toujours les lecteurs autant que les auteurs, et continuera de captiver lecteurs et auteurs bien après que nous et nos enfants, nous aurons disparu. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz Le mot cléManu JosephCinématographiqueNote à moi adolescent… Jeune homme solitaire passablement délaissé par le monde et transparent aux yeux des splendides créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose vaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : divertir. Est-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves le besoin de passer un contrat avec ton public : « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’est-ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que, sinon, tu deviendras fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme d’une image. Certes, tu intègres des notions abstraites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est capable de voir. Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opprimé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une histoire a besoin de mouvement, or le parcours de l’opprimé est le mouvement même. Et comme c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce domaine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle © Philippe MATSAS Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'Autriche des écrivainsArno Geiger © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Ce qui importe, peut-être… »Arno GeigerCe qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses. Et : que les matières traitées tendent à une banalité grandissante, car enfin rien n’est vraiment banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes perspectives s’en élargira d’autant. Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire, même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup. Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances. Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, et privilégie dès lors des personnages qui sont pris dans des engrenages qui les dépassent. Alors1 ! Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay 1 Ce dernier mot en français dans le texte. Le mot cléJosef WinklerPénicillineLe père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et reste fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface glacée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! », aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit le conseil du docteur, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé, l’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline – et plusieurs décennies après, lorsque cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Deuxième Guerre mondiale et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le Jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blanches, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année au Jour des Morts la Deuxième Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le Jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! », répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! ». (traduit de l’allemand par Bernard Banoun © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas, le romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon et dont une grand-mère était une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas, le romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon et dont une grand-mère était une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas, le romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon et dont une grand-mère était une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Par Florence Seyvos, écrivaineC’est un amour immense qui vit sa vie à côté. Il lui est parfois donné de se poser sur la personne, de façon très fugace, un peu comme les pattes d’un oiseau rencontrent une branche et l’épousent fermement, pendant quelques secondes. C’est l’amour de la famille.Il y a toujours, au commencement, une méprise. L’amour que nous éprouvons semble précéder l’existence de ce père, de cette mère, et parfois ne plus avoir de lien avec eux. Il y a une méprise, ensuite il y a de la colère, des blessures qui peuvent être ravivées en un instant comme une éclaboussure d’huile chaude saute de la poêle et frappe au visage.En lisant le merveilleux livre de Zeruya Shalev [Ce qui reste de nos vies, Gallimard, 2014], un souvenir m’est brusquement revenu en mémoire, ou plutôt, m’a frappée au visage. J’étais accusée d’un vol que je n’avais pas commis. Je m’étais défendue et mon père ne m’avait pas crue. L’objet du vol m’était inconnu, il n’avait fait son apparition, sous forme d’image mentale, que pour me tourmenter. J’aurais aimé dire qu’il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un bijou. Une vague honte m’étreint encore aujourd’hui en avouant la vérité : il s’agissait d’un revolver.J’étais âgée de 12 ou 13 ans et, ne sachant pas encore que je ne serais pas crue, mon premier sentiment fut la honte, la honte que mon père possédât un revolver. Tandis que son épouse, sa seconde épouse, mandatée pour obtenir ma confession, me parlait avec douceur, assise près de moi sur mon lit d’enfant : Dis-moi la vérité, ma chérie, c’est... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde Lire aussi :Coquelicots d’Irak, épisode 2 Par Florence Seyvos, écrivaineC’est un amour immense qui vit sa vie à côté. Il lui est parfois donné de se poser sur la personne, de façon très fugace, un peu comme les pattes d’un oiseau rencontrent une branche et l’épousent fermement, pendant quelques secondes. C’est l’amour de la famille.Il y a toujours, au commencement, une méprise. L’amour que nous éprouvons semble précéder l’existence de ce père, de cette mère, et parfois ne plus avoir de lien avec eux. Il y a une méprise, ensuite il y a de la colère, des blessures qui peuvent être ravivées en un instant comme une éclaboussure d’huile chaude saute de la poêle et frappe au visage.En lisant le merveilleux livre de Zeruya Shalev [Ce qui reste de nos vies, Gallimard, 2014], un souvenir m’est brusquement revenu en mémoire, ou plutôt, m’a frappée au visage. J’étais accusée d’un vol que je n’avais pas commis. Je m’étais défendue et mon père ne m’avait pas crue. L’objet du vol m’était inconnu, il n’avait fait son apparition, sous forme d’image mentale, que pour me tourmenter. J’aurais aimé dire qu’il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un bijou. Une vague honte m’étreint encore aujourd’hui en avouant la vérité : il s’agissait d’un revolver.J’étais âgée de 12 ou 13 ans et, ne sachant pas encore que je ne serais pas crue, mon premier sentiment fut la honte, la honte que mon père possédât un revolver. Tandis que son épouse, sa seconde épouse, mandatée pour obtenir ma confession, me parlait avec douceur, assise près de moi sur mon lit d’enfant : Dis-moi la vérité, ma chérie, c’est... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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if (!window.Highcharts) { async('https://code.highcharts.com/adapters/standalone-framework.js', function() { async('https://code.highcharts.com/highcharts.js', function() { initCharts(); }); }); } else { initCharts(); }})(window);function findLength(str) { 100) { el = document.getElementsByClassName('highcharts-tooltip')[1].firstChild if (el.classList) {el.classList.add('tooltiplarge');} else {el.className += ' ' + 'tooltiplarge';} }}« Il existe aussi les années de refonte où l'ensemble du dictionnaire est revu. Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Par Florence Seyvos, écrivaineC’est un amour immense qui vit sa vie à côté. Il lui est parfois donné de se poser sur la personne, de façon très fugace, un peu comme les pattes d’un oiseau rencontrent une branche et l’épousent fermement, pendant quelques secondes. C’est l’amour de la famille.Il y a toujours, au commencement, une méprise. L’amour que nous éprouvons semble précéder l’existence de ce père, de cette mère, et parfois ne plus avoir de lien avec eux. Il y a une méprise, ensuite il y a de la colère, des blessures qui peuvent être ravivées en un instant comme une éclaboussure d’huile chaude saute de la poêle et frappe au visage.En lisant le merveilleux livre de Zeruya Shalev [Ce qui reste de nos vies, Gallimard, 2014], un souvenir m’est brusquement revenu en mémoire, ou plutôt, m’a frappée au visage. J’étais accusée d’un vol que je n’avais pas commis. Je m’étais défendue et mon père ne m’avait pas crue. L’objet du vol m’était inconnu, il n’avait fait son apparition, sous forme d’image mentale, que pour me tourmenter. J’aurais aimé dire qu’il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un bijou. Une vague honte m’étreint encore aujourd’hui en avouant la vérité : il s’agissait d’un revolver.J’étais âgée de 12 ou 13 ans et, ne sachant pas encore que je ne serais pas crue, mon premier sentiment fut la honte, la honte que mon père possédât un revolver. Tandis que son épouse, sa seconde épouse, mandatée pour obtenir ma confession, me parlait avec douceur, assise près de moi sur mon lit d’enfant : Dis-moi la vérité, ma chérie, c’est... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde Par Florence Seyvos, écrivaineC’est un amour immense qui vit sa vie à côté. Il lui est parfois donné de se poser sur la personne, de façon très fugace, un peu comme les pattes d’un oiseau rencontrent une branche et l’épousent fermement, pendant quelques secondes. C’est l’amour de la famille.Il y a toujours, au commencement, une méprise. L’amour que nous éprouvons semble précéder l’existence de ce père, de cette mère, et parfois ne plus avoir de lien avec eux. Il y a une méprise, ensuite il y a de la colère, des blessures qui peuvent être ravivées en un instant comme une éclaboussure d’huile chaude saute de la poêle et frappe au visage.En lisant le merveilleux livre de Zeruya Shalev [Ce qui reste de nos vies, Gallimard, 2014], un souvenir m’est brusquement revenu en mémoire, ou plutôt, m’a frappée au visage. J’étais accusée d’un vol que je n’avais pas commis. Je m’étais défendue et mon père ne m’avait pas crue. L’objet du vol m’était inconnu, il n’avait fait son apparition, sous forme d’image mentale, que pour me tourmenter. J’aurais aimé dire qu’il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un bijou. Une vague honte m’étreint encore aujourd’hui en avouant la vérité : il s’agissait d’un revolver.J’étais âgée de 12 ou 13 ans et, ne sachant pas encore que je ne serais pas crue, mon premier sentiment fut la honte, la honte que mon père possédât un revolver. Tandis que son épouse, sa seconde épouse, mandatée pour obtenir ma confession, me parlait avec douceur, assise près de moi sur mon lit d’enfant : Dis-moi la vérité, ma chérie, c’est... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui.Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle.C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... Tout le monde, depuis le 7 janvier, connaît l’histoire du « gars qui n’est pas mort parce qu’il est arrivé en retard à une réunion ». Vouée à la postérité, sa panne d’oreiller a été racontée en long et en large dans les médias : c’est en effet pour avoir fêté son anniversaire la veille de manière un peu trop arrosée que Luz a échappé à la tuerie de Charlie Hebdo. En sautant dans son pantalon ce matin-là, le dessinateur s’était même trouvé une excuse bidon : « Une intoxication alimentaire en mangeant indien » – et non chinois ainsi qu’il avait l’habitude de l’avancer en conférence de rédaction. L’histoire en marche – celle du terrorisme et du fondamentalisme religieux – l’aura finalement privé de ce running gag éprouvé.« J’ai envie de passer à autre chose  »L’anecdote est racontée dans les dernières pages de Catharsis, l’album de bande dessinée que Luz a publié jeudi 21 mai, quatre mois et demi après les attentats de Paris. Ecrit à des fins notamment thérapeutiques, l’ouvrage s’apparenterait à un « carnet de santé en images » ou à un « traité de psychanalyse illustré » s’il n’était pas traversé d’humour et de tendresse d’un bout à l’autre. Dépourvu de tout pathos, il commence par ces mots : « Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers. A la seule différence qu’il est revenu, lui. »Le dessin est revenu, mais c’est Luz qui s’en va. Le dessinateur de 43 ans a annoncé ces jours-ci qu’il quittera Charlie Hebdo en septembre. Lassé du traitement de l’actualité, et ne supportant... Elisa Perrigueur « Mémériser », « chneuquer », « siester », « lose » pour le Petit Larousse. « Climatosceptique », « Zad », « écoconduite », « grainothèque » pour le Petit Robert. Comme chaque année, les éditions 2016 des deux dictionnaires français, à paraître fin mai, accueilleront des nouveaux mots et expressions de tous registres.Environ 150 articles et expressions sur les thèmes de la gastronomie, de la médecine ou encore des nouvelles technologies font ainsi leur entrée dans les pages du Petit Larousse. Les éditeurs ne livrent pas eux-mêmes de liste détaillée de ces nouveaux mots. Mais Camille Martinez, linguiste et auteur du Petit dico des changements orthographiques récents, compare à titre privé les éditions successives du Larousse depuis 1998. Page par page, l'expert repère chaque année les nouveaux termes (en dissociant les articles des « mots cachés », que l'on trouve dans une définition sans qu'ils disposent d'une entrée propre), qu'il répertorie sur le site du Club d'orthographe de Grenoble. Contactée par Le Monde, la direction de Larousse juge ces études fiables. #container_14320376581{ padding:5px 5px 0px 10px; width:100%; background-color:#f8f9fb; border:1px solid #d2d6db!important; } #graphe_14320376581{ height:500px; } #container_14320376581 .titre{ position:relative; z-index:5; } #container_14320376581 .titre:before{ font-size:13px; content:"► "; vertical-align: middle; } #container_14320376581 .subtitre{ display:block; } .highcharts-tooltip span { height: auto; min-width: 170px; z-index: 9998!important; overflow: auto; opacity: 1; white-space: normal !important; } .tooltiplarge { width: 230px; } #container_14320376581 .credits{ text-align: right; margin-right: 5px; padding-bottom: 5px; }Le nombre de mots nouveaux reste stable sauf événement exceptionnel2005 : 100e édition du petit Larousse grand format / 2012 : année de refonte du dictionnaireLe classement ne prend pas en compte les mots cachés, qui ne possèdent pas leur entrée propre mais qui se trouvent à l'intérieur d'un autre article.Source : Camille Martinez(function(window){ var async = function async(u, c){ var d = document, t = 'script', o = d.createElement(t), s = d.getElementsByTagName(t)[0]; 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Cela se traduit par une nouvelle maquette, de nombreux ajouts et le réexamen de tout le texte », précise Camille Martinez. C'est lors des refontes qu'un grand nombre de mots entrent mais sortent aussi du dictionnaire, afin d'équilibrer l'ouvrage. Lors de la dernière révision, en 2012, quelque 1 882 articles ont été ajoutés et 447 supprimés, d'après le linguiste. « Keepsake », « inemploi », « avant-soirée », « boudinage » ont ainsi disparu des pages du petit pavé. Lire aussi : « Bolos », « boloss » ou « bolosse »… une querelle orthographiqueEviter les effets de « mode »Reflets de leur époque, les termes récents se réfèrent souvent à la gastronomie, à l'environnement, à l'informatique, aux sciences ou encore aux évolutions des mœurs et aux tendances de société.Chez Larousse, une équipe de lexicographes s'appuie sur un réseau externe d'une quarantaine de particuliers pour valider l'entrée de mots. Selon Carine Girac-Marinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies, ces particuliers sont « des conseillers, experts et professionnels d'un domaine particulier de la connaissance (philo, sciences, musique, informatique…). Ils sont consultés pour savoir quels mots nouveaux arrivent dans leurs domaines. » Les lexicographes évaluent de leur côté la pertinence des termes rapportés grâce à une « veille terminologique » : lecture des journaux, écoute des radios ou des conversations... Au terme de plusieurs mois de travaux, les nouveaux mots sont soumis au vote d'un comité d'une dizaine de personnes et à l'avis d'un linguiste reconnu. Le quota est de 150 mots maximum par an, d'après Carine Girac-Marinier qui explique : « Il faut que le terme soit d'un usage répandu dans le grand public, nous cherchons principalement à éviter les effets de mode éphémères. Il nous arrive d'attendre un peu plus longtemps pour vérifier qu'un mot va effectivement “prendre”, ce qui explique l'entrée parfois tardive de certains mots après leur apparition réelle dans la langue. »En 2000, le mot « appelette » (terme informatique pour désigner une petite application interactive) avait par exemple été ajouté aux pages du Larousse. Peu utilisé, il a finalement été remplacé par « appliquette », un terme que le dictionnaire estime être plus employé.Elisa PerrigueurJournaliste au Monde Mathilde Damgé Le dictionnaire Larousse enregistre 150 nouveaux mots cette année. Depuis dix ans, ce sont 3 026 mots qui ont été intégrés dans les pages de l'ouvrage de référence. Vérifiez si vous êtes à jour du vocabulaire en vogue.Mathilde DamgéDe l'éco, du décryptage et une pincée de dataSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) et Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires.Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS)Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Thomas Wieder C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros.Thomas WiederRédacteur en chef - chef du service FranceSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... © Philippe MATSAS | © Jessica Marx Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / « Générations, révolutions »Dana Spiotta © Jessica Marx Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Générations, révolutions »Dana SpiottaUne des questions posées pour cette table ronde est la suivante : « Comment peut-on évoquer les lendemains de la révolution quand le rêve a cédé la place à la désillusion ? » Le sujet de l’« après », ou disons du « retour à la réalité », est très intéressant à mes yeux. Pour moi, ce n’est pas seulement une question politique ou sociale ; cela touche au plus profond de l’humain. Nous sommes faits pour être idéalistes et désenchantés. Je ne pense pas que cette idée soit désespérante : elle est au contraire essentielle et fascinante. Résister à l’inévitable désillusion, voilà ce qui m’émeut le plus. Dans mon livre, par exemple, je me suis attachée à dépeindre un être comme Nik, l’artiste, qui semble incarner l’échec selon les critères traditionnels mais qui refuse de renoncer à faire ce qu’il aime. Il crée un univers où son art prend tout son sens. Il refuse l’identité que veut lui coller la société. Il résiste. J’ai aussi essayé de faire vivre quelqu’un comme Nash, un autre de mes personnages. Nash est un révolutionnaire pacifiste qui a « perdu », mais qui poursuit sa quête du parfait acte de résistance. Il cherche quelque chose de libérateur en soit, peu importe le résultat. Les êtres qui proposent une nouvelle définition du succès au cœur d’un monde indifférent me passionnent. Je ne les considère pas comme des échecs ; je vois en eux des innocents désabusés. Les tentatives de rébellion protègent l’âme, même si l’on pressent qu’elles sont vaines. Et quand on sait justement que l’on va échouer, cela devient peut-être encore plus fondamental. Nous agissons sachant que la révolution accouchera d’une souris, nous tombons amoureux sachant que l’amour prend souvent plus qu’il ne donne, nous créons sachant que la plupart des œuvres ne trouvent pas leur public, de même que nous vivons conscients de notre mort inéluctable. Malgré tout, nous continuons, nous aimons, nous créons, nous combattons sans jamais déposer les armes. Voilà ce sur quoi j’aime écrire, le quotidien d’une vie face à ces vérités implacables. Et je crois qu’il est essentiel de ne pas schématiser les personnages, de résister au cliché et d’en faire des êtres vrais, pétris de défauts. Mes personnages ont tendance à commettre de graves erreurs au nom d’un rêve ; ensuite, ils n’ont d’autre choix que de persévérer, jour après jour, de préparer le petit déjeuner, de faire des enfants, de regarder la télévision – de vivre en d’autres termes. Cette vie « d’après » est très riche pour un écrivain. C’est là que les personnages sensibles se confrontent à l’ironie de l’existence. Ce moment peut être drôle ou triste, et même si l’on n’y découvre pas forcément de vérités fondamentales, on peut en tirer une certaine consolation. En tant qu’écrivain, les réponses ne m’intéressent pas. Je préfère m’interroger sur ce que signifie être vivant aujourd’hui. Je me concentre sur les forces qui nous façonnent (argent, histoire, nationalité, sexe, environnement de vie, langue, accès aux technologies), et j’envisage l’humain dans ces contextes particuliers. De quoi est capable la fiction ? Je m’efforce de décrire la complexité d’une époque et d’un lieu ; je cherche à saisir le moment où les gens agissent et à retracer les conséquences de leurs actes. D’habitude, je commence par la langue du personnage. Je m’attache à sonder les idées reçues, les habitudes de langage et les schémas de réflexions qui nous oppriment et nous musellent. J’explore en particulier la manière dont les technologies (anciennes ou nouvelles) influent sur notre façon de penser, d’agir et de sentir. Montrer la vie dans sa complexité est crucial. Pour moi, cette quête est subversive ; c’est un acte de rébellion. Le roman peut contrecarrer la fugacité de l’instant : les jugements à l’emporte-pièce et la marchandisation à tout-va. Il peut aussi nous prémunir contre la tendance qui veut tout réduire à une chose unique. Le roman est polyvalent, multiple et contradictoire. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson Le mot cléAurélien BélangerStructuralismeJe vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel. L’anthropologue structuraliste Philippe Descola est ainsi revenu du pays des Achuar avec un catalogue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de découper le réel pour le rendre lisible. Elles regardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique. À l’inverse, en régime analogique, tout est singulier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, seul outil cognitif valide. Serge Marti En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai.Serge Marti C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi :Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifascisteDans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €).Anne CheminJournaliste au supplément Culture-IdéesSuivreAller sur la page de ce journaliste Il sera le deuxième Noir à siéger à l’Académie française, 32 ans après Léopold Sédar Senghor (1906-2001), élu en 1983. A sa manière, Dany Laferrière, écrivain et journaliste, est aussi un des illustres chantres de la francophonie. Elu au premier tour de scrutin, en décembre 2013, pour succéder à l’écrivain d’origine argentine Hector Bianciotti, dont il est chargé de faire l’éloge, il est reçu, jeudi 28 mai, par l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf.A travers tous ces auteurs, tous nés sur des continents différents, c’est bien la langue française, pierre angulaire de l’Académie française qui est mise à l’honneur. « A un Franco-argentin d’origine italienne va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu par un Libanais. Voilà ce que c’est, l’Académie française », a tenu a rappeler l’académicien Jean d’Ormesson, lors de la cérémonie de remise de l’épée qui s’est tenue, mardi 26 mai, à l’Hôtel de ville de Paris.Ecrivains voyageursDepuis trois décennies, l’Académie française s’est ouverte aux vents de la francophonie et aux écrivains voyageurs, venus du monde entier. Né à Port-au-Prince, il y a 62 ans, Dany Laferrière est le fils de l’ancien maire de la capitale haïtienne, contraint à l’exil lorsque le dictateur Jean-Claude Duvalier prend le pouvoir. Comme beaucoup d’Haïtiens, il trouve alors refuge au Québec s’installant à Montréal où longtemps, il a vécu « comme un clochard », travaillant au noir dans des tanneries, avant de connaître un succès fulgurant avec son premier livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, publié en 1985. Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas, le romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon et dont une grand-mère était une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'obsessionAvec Lionel Shriver, Pierre Patrolin et Alan Pauls. Pascal, Ma et Andréi © JF PAGA | © Claude Gassian | © Philippe MATSAS sTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Le post-communisme : laboratoire de folie libérale à l'état pur ? Avec Pascal Bruckner, Ma Jian et Andréi Kourkov. Alan Pauls DRLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’obsession »Alan PaulsJe lis qu’obsession vient d’obsido, un ancien verbe latin qui signifie « prendre une forteresse », et une fois de plus je me réjouis de la discrétion avec laquelle l’étymologie secoue régulièrement l’amnésie du langage. L’idée de siège (et de forteresse assiégée) restitue à l’obsession une valeur militaire qu’elle avait perdue. Lorsque la mauvaise presse qui poursuit les émotions drastiques (et probablement aussi la crainte de devenir le sujet de celles-ci) tentait de nous persuader du caractère renfermé de l’obsessionnel, l’étymologie vient nous rappeler deux choses capitales : que les obsessionnels (qu’ils s’appellent Gustave Flaubert, Adèle Hugo, Brian Sweeney Fitzgerald – alias Fitzcarraldo – ou Travis Bickle) sont des personnes fondamentalement actives, qu’on peut définir moins par une introspection narcissique et une hyperactivité mentale stérile que par un rapport préhensile au monde. Des forteresses, il y en a des milliers : celle de Flaubert était le mot juste, miracle de pertinence stylistique pour lequel il était capable de sacrifier (autrement dit : prendre du plaisir) des semaines entières ; celle d’Adèle H., l’extraordinaire fille de Victor Hugo, était le lieutenant Pinson, l’amour impossible pour lequel elle abandonne sa maison et sa famille, traverse toute seule les mers hostiles du dix-neuvième siècle, repère les détachements militaires et finit folle dans un asile ; celle du mélomane Fitzcarraldo (et sans doute celle de Werner Herzog, qui l’a immortalisé dans un film débridé) était de monter un théâtre lyrique en pleine forêt amazonienne, ce pourquoi il trimballa un transatlantique de trois cent vingt tonnes grâce à un cruel système d’esclaves et de poulies ; celle de Travis Bickle, le chauffeur de taxi de Martin Scorsese, était deux femmes : la distinguée et inaccessible Betsy, assistante de campagne d’un candidat politique, et Iris, l’adolescente prostituée qu’il arrache, à feu et à sang, d’un bordel de New York. L’important en matière d’obsession est que cette place forte, perchée comme elle l’est, ne soit jamais disponible et qu’elle ne se rende pas facilement. Voilà pourquoi elle doit être repérée, assiégée et, dans le meilleur des cas – c’est l’ultime phase de l’obsession, son coup de grâce –, prise. Ainsi, donc, le modèle de l’obsessionnel est aussi bien psychopathologique que stratégico-belliqueux : toute démarche obsessionnelle suppose la nécessité, le plan, la frénésie de la traque, l’infraction et l’annexion finale. Peut-être l’obsession n’est-elle qu’un dialecte de la conquête. Les « psychopathologistes » rétorqueront que l’obsessionnel ne déploie pas le siège, qu’il le subit. C’est la version passive, « victimiste », du syndrome, qui dépeint son héros comme une créature traquée par des idées et des désirs incontrôlables, tellement insistants que pour les conjurer il s’enroule dans une toile d’araignée de rituels laborieux et sophistiqués : cérémonies pour traverser la rue, mystérieuses séances d’hygiène, priorités, protocoles insensés. Les Anglais, si prompts à percevoir du style là où les médecins voient des maux, nomment ces créatures fragiles et idiosyncrasiques des excentriques. Flaubert, Adèle H., Travis Bickle, Fitzcarraldo (plus modestement, moi-même, qui ne me couche jamais sans avoir un verre de quelque chose sur ma table de nuit) sont des excentriques. Chacun possède ses protocoles, mais tous poursuivent comme des somnambules une idée fixe, une mission, une énigme, sans lesquels tout – non seulement la santé de l’obsessionnel, mais aussi le monde – court le risque de s’effondrer. Le problème – le facteur dinguerie – est que cette chose qu’ils poursuivent se trouve en général en dehors de tout horizon possible. Comme certains jeunes rebelles, les obsessionnels sont réalistes et réclament l’impossible. Mais comme personne ne le leur donne, ils n’ont d’autre choix que l’action. Alors, convaincus que la foi fait bouger les montagnes, ils sortent et assiègent la forteresse, mais ils se font presque toujours brûler dans leur tentative, misérables et splendides, comme les grands artistes de l’échec qu’ils sont. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge MestreLe mot cléLionel ShriverBelliqueuxBelliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteur présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festivals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ». Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard Parfois à la demande de grands musées, des dessinateurs revisitent la vie du Caravage, de Picasso, Vélasquez ou Rembrandt. Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique.N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. »“J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo ManaraPour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ».“Réinterpréter la vie d'un artiste”La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat.Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Le Louvre a lancé sa propre collection BDFoin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014.« Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. »Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée...Frédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Lire aussi :Wonderful job, épisode 2 © Hélie Gallimard | © Francisco SorresTexte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Noémi Lefebvre © Hélie GallimardLe texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« Dans la tête de… »Noémi LefebvreDonc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Nous remercions Céline Leroy pour son aide précieuse Le mot cléJoy SormanMonstreUn auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. © Mathieu Bourgois Texte de contextualisation - Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam.-->AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR Le texte de David Samuel sur "L'identité troublée" sera publié à l'automne dans les recueil des Assises Internationales du Roman aux éditions Bourgois.-->« L’Identité troublée »Adelle WaldmanIl y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne RabinovitchLe mot cléKenzaburo OéImaginaireLe mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Par Taiye Selasi, écrivaineLes premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... Macha Séry Après plusieurs années de prison, James ­Hogue est désormais un homme libre. Ni dangereux criminel ni cambrioleur de haut vol, cet Américain natif du Kansas n’a jamais eu de geste violent, ni même oublié de payer une facture. Ses larcins ont été, somme toute, bénins durant vingt ans : cheval à bascule, cadres de vélo, bidons d’essence, livres de médecine, ours en peluche, bouteilles de champagne, poêles en cuivre – qu’il offrait parfois même généreusement. Pas de quoi s’enrichir. Au reste, l’homme se plaisait à ­observer un mode de vie frugal.Non, ce qui est spectaculaire chez lui et qui a, sans doute, fasciné le journaliste David ­Samuels, éditeur au magazine Harper’s, au point de lui consacrer ce Mentir à perdre haleine, est son art consommé de la ­supercherie, ainsi que son habileté à faire de sa vie un roman. L’individu a, en effet, berné beaucoup de gens. Il s’est inventé des diplômes universitaires, des performances sportives et des parcours professionnels conformes à ce que ses interlocuteurs ­paraissaient attendre de lui.Son intelligence supérieure,... Lire aussi :Wonderful job, épisode 1 Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville Jérémie Lamothe Quatre mois après les attentats de Paris et les manifestations qui ont rassemblé près de quatre millions de personnes dans les rues, les livres sur l’après-Charlie continuent de fleurir dans les librairies. Le dernier essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, en est la dernière preuve : le démographe y dénonce « l’imposture » de cette France du 11 janvier qui s’est déplacée en masse pour défendre la liberté d’expression.Lire aussi :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Emmanuel Todd est le premier auteur à critiquer aussi ouvertement l’esprit post-Charlie, parmi les nombreux ouvrages sur les événements, et ses conséquences politiques, religieuses ou identitaires. Du dernier ouvrage de Caroline Fourest chez Grasset, à celui de Laurent Joffrin chez Stock, en passant par celui d’Abdennour Bidar chez Albin Michel… En tout, ce sont une quinzaine de livres liés directement ou indirectement au 11 janvier qui se trouvent dans les librairies.De nombreuses ventesMais le public est-il demandeur ? Oui, selon Jérome Dayre, fondateur des éditions Inculte : « En librairie, les lecteurs ont énormément réagi, dès le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo. Les libraires ont joué leur rôle en ressortant des livres sur la tolérance par exemple. Ça a très bien marché. Il y a eu une vraie attente du public, les gens étaient vraiment désemparés. »Dans la grande librairie Mollat à Bordeaux, Pierre Coutelle, responsable du pôle littérature et sciences humaines, compare cet engouement « à l’après-11 septembre. Les gens ont demandé des ouvrages d’exploration sur l’islam, la géopolitique… Après les attentats, il n’y a pas eu de réaction de fuite de la part des lecteurs. Au contraire, il y a eu une vraie demande de compréhension ».Une réaction spontanée qui a surpris Olivier Nora, PDG des éditions Grasset : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat. Lorsqu’il y a des actualités aussi fortes, les gens se précipitent vers la presse, Internet mais là il s’est produit l’inverse. C’est un mélange de réveil militant, républicain et citoyen. »Toutes les maisons d’édition interrogées le reconnaissent volontiers, les livres liés aux événements de janvier se portent très bien. C’est le cas de celui d’Edgar Morin et de Patrick Singaïny, Avant, pendant, après le 11 janvier, publié aux éditions de l’Aube. Pour le directeur des collections d’essai, Jean Viard : « Cet essai a été vendu pour l’instant à 4 500 exemplaires, on peut espérer en vendre 10 000. » Un bon chiffre : « Aujourd’hui, quand un essai se vend à 1 500-3 000 exemplaires, on commence à avoir de l’effet, avec des idées qui se diffusent ».Des bons résultats perçus également chez Grasset d’après Olivier Nora : « Le livre de Caroline Fourest, sorti le 29 avril, a déjà été vendu à près de 11 000 exemplaires. Il va rentrer dans les best-sellers à partir de la semaine prochaine. Je suis surpris que ça aille aussi vite. »Un temps de réaction différentDes scores qui s’expliquent peut-être aussi par la rapidité avec laquelle certaines maisons d’édition ont décidé de participer au mouvement. Le Livre de poche a par exemple sorti dès le 5 février Nous sommes Charlie, un recueil de soixante textes en réaction à la tuerie qui a touché le journal satirique : « Ce livre a été décidé dès le lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le jeudi. On a souhaité une réaction à chaud, un mouvement spontané », précise l’attachée de presse, Anne Bouissy.Albin Michel a également souhaité très vite réagir en sortant dès le 18 février Plaidoyer pour la fraternité, d’Abdennour Bidar. Une rapidité assumée par Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités : « Chez Albin Michel, on le fait très rarement, ça perturbe le réseau commercial. Mais là, ça valait le coup, on a réfléchi et on s’est dit qu’en cinq semaines, il devait être en librairie. »Une réactivité qui n’est pas partagée par tous. Aux éditions de La Découverte, on a fait le choix de ne pas surréagir au traumatisme des événements. Seul le livre d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, sorti en septembre 2014, a été réédité avec une nouvelle préface évoquant les attentats. D’après François Gèze, éditeur à La Découverte : « Nous n’avons pas souhaité sortir un livre directement. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet. Nous sommes plutôt à la recherche de livres qui aident, qui éclairent, sans être dépendants de l’actualité. »« La machine à débattre s’est remise en mouvement »De fait, le « filon » du 11 janvier a poussé de nombreux auteurs à démarcher les maisons d’édition. Avec plus ou mois de réussite, précise Olivier Nora : « Beaucoup d’auteurs nous ont sollicités pour écrire un livre sur ces événements mais tous n’ont pas une expertise telle que cela mérite un livre. » Pour ce dernier, cette effervescence est une très bonne nouvelle : « La machine à débattre s’est remise en mouvement, notamment entre les deux gauches, sur les concepts de laïcité par exemple. Il est vrai que l’événement permet une énorme traînée, et personne ne pense que ça va s’arrêter. » Prochainement, dans les rayons de la librairie Mollat, à Bordeaux, Pierre Coutelle prévoit en effet « une quarantaine de livres » sur ce sujet en 2015.Un renouvellement du débat indispensable et vital pour Jean Viard, des éditions de l’Aube : « On est entré dans un cycle de violence qui va durer dix à vingt ans, la société doit se charpenter. On n’a jamais eu une aussi forte volonté de débat. Le 11 janvier n’est pas une date, mais une ouverture de période, le champ intellectuel va être passionnant. »« Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion »« Jusqu’en février, on était dans les livres de réaction, puis ça a commencé à s’estomper. Mais depuis la sortie du livre de Todd, ça repart », précise Jérémie Chevallier, vendeur à la librairie Gibert Joseph à Barbès (XVIIIe arrondissement de Paris), pour qui « les lecteurs demandent maintenant des livres de réflexion, qui vont davantage sur le fond ».Le Traité de la tolérance de Voltaire a par exemple été réimprimé et vendu à plus de 90 000 exemplaires par les éditions Folio-Gallimard depuis les attentats de janvier. Selon Jean Mouttapa, directeur du département Spiritualités chez Albin Michel, l’une des premières préoccupations des Français a aussi été de s’informer sur l’islam : « Nous avions beaucoup de livres sur l’islam que nous avons ressortis et nos ventes ont explosé. Nous avons beaucoup revendu Islam sans soumission, d’Abdennour Bidar, la traduction du Coran, par Jacques Berque ou encore l’autobiographie d’Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France. »La volonté de comprendre ces événements a une incidence sur le reste du marché du livre, remarque également Olivier Nora : « Dès janvier, il y a eu une prime à la non-fiction. Les gens cherchaient plus des livres de réflexion que d’évasion. La littérature “haut de gamme” et le roman n’ont pas connu un très bon premier trimestre. »Jérémie LamotheJournaliste au Monde « Cette année, un Golden Globe. L’année prochaine, un Oscar ? » : voici comment le site d’information Bloomberg Businessweek concluait un récent article sur la progression fracassante d’Amazon dans le secteur de la production de contenus audiovisuels.Jugeons un peu : le 11 janvier, sa série « Transparent » a été récompensée par deux Golden Globes – le prix le plus significatif pour la télévision américaine. Le maître Woody Allen vient d’annoncer qu’il avait choisi Amazon pour assurer la production de sa toute première série télévisée. Et, pour ne pas en rester au petit écran, Amazon Studios lance un nouveau volet stratégique tourné vers les salles obscures, promettant la production d’une douzaine de longs-métrages par an !La culture semble s’imposer en ce début de XXIe siècle comme un réservoir inépuisable de croissance. C’est pour elle et pour les marges qu’elle offre que se battent à couteaux tirés les maîtres entrepreneurs d’aujourd’hui.Cadeau le plus désiréSur le marché audiovisuel, l’offensive d’Amazon Studios vise à s’assurer un vivier croissant d’abonnés. Netflix dépense 3 milliards de dollars en programmes, dont un pourcentage grandissant en contenus propres. La dernière-née de ses séries, « Marco Polo », affiche un budget record de 90 millions de dollars pour dix épisodes. Les Vimeo, Yahoo, Microsoft et autres Hulu suivent.Et le livre ? A Noël dernier, pour la première fois en France, le livre est arrivé en tête des cadeaux les plus désirés d’après une étude du cabinet Deloitte. D’après les derniers chiffres de la Fédération des entreprises de vente à distance (Fevad), parmi les 28 millions de Français ayant réalisé des achats sur Internet pour les fêtes, plus d’un sur deux a acheté un produit culturel et le livre physique a été le produit le plus commandé.Les innovations se succèdent, du point de vue des contenus – notamment avec les possibilités d’auto-édition offertes par les plateformes numériques – ou de la diffusion – l’annonce par Amazon du lancement de son offre Kindle Unlimited, qui permet un accès illimité sur abonnement mensuel à l’ensemble de sa bibliothèque, n’en finit pas d’alimenter le débat.Loin d’un assèchement culturel annoncé, Amazon et consorts semblent au contraire alimenter la création et la diversité des contenus. Côté films, l’offre s’élargit et se renouvelle sous le coup de nouveaux process interactifs – les consommateurs, interrogés par les plates-formes sur leurs préférences, font irruption dans le processus créatif. Dans une récente déclaration, Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, assumait également la vocation d’accélérateur de talents de la plate-forme, ouverte aux réalisateurs qui n’arrivent pas à percer dans des circuits traditionnels très verrouillés.« Une arme de plus »Et côté littérature ? Rappelons qu’un des objectifs d’Amazon est, selon les termes de son fondateur, Jeff Bezos, « de rendre chaque livre imprimé, disponible ou épuisé, accessible en soixante secondes partout dans le monde, dans toutes les langues ». L’écrivain pionnier du numérique François Bon décrivait Kindle Unlimited comme « une arme de plus dans ce chemin où la littérature, pour sa résistance, pour ce qu’elle est en tant que politique, fonctionne comme appel et accès ».Dans des déclarations relayées par l’hebdomadaire Challenges, le délégué général du Syndicat des librairies françaises (SLF) revenait sur la bonne résistance des libraires indépendants et sur la complémentarité de leur offre avec celle des plates-formes numériques, expliquant : « Les librairies représentent l’achat plaisir, face à Internet qui relève plus de l’achat pratique. »On peut se demander si l’appel de François Bon ne gagnerait pas à être repris, non seulement par les entrepreneurs du Web, mais aussi par les auteurs, réalisateurs, éditeurs et, in fine, par tout lecteur ou spectateur curieux : « Merci de nous autoriser l’invention numérique ! »Pascal de Lima (Économiste, fondateur d’Economic Cel) Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €.Yann PlougastelJournalisteSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Voir aussi l’édito vidéo de Jean Birnbaum sur « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » :Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Gaïdz Minassian Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €.Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le documentaire « Das Reich, une division SS en France » du réalisateur est diffusé, mardi 21 avril, sur Arte.Un livre, un film. C’est sur ce diptyque que s’est construite une grande partie de l’œuvre de Michaël Prazan, en tout cas la plus forte. Das Reich, une division SS en France, son nouveau documentaire, qu’Arte diffuse, mardi 21 avril, après France 3 en mars, aurait pu faire exception. Sauf que les éditions du Seuil ont eu l’heureuse idée de rééditer en poche Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis (Points « Histoire », 640 p., 12 €), dans la lignée duquel se situe Das Reich. C’est enquêtant en Europe de l’Est sur les exactions commises par ces commandos de la mort que la route de Michaël Prazan a croisé celle de cette division, dont le nom est attaché en France au massacre d’Oradour-sur-Glane (642 morts le 10 juin 1944). « En Biélorussie, explique l’écrivain et réalisateur, durant les trois ans d’occupation allemande, une telle tragédie se produisait tous les deux jours. Et ce qui frappe, c’est le mode opératoire, toujours identique à l’Est comme à l’Ouest, entraînant une forme de banalisation du mal. »Faire fi de toute idéologieRemonter à la généalogie d’un crime, en démonter ses mécanismes, comprendre ce qui pousse un homme, au nom d’un idéal, à tuer, voire massacrer, ses semblables : tels sont les principes qui guident l’écrivain et réalisateur. Et c’est sans doute parce que M. Prazan s’y est frotté de près, en a étudié les discours et les dérives, qu’il se défie de toute idéologie. Lorsqu’on lui parle d’œuvre engagée, il se cabre un peu, avant de préciser : « Si l’engagement est d’essayer de convaincre avec pédagogie, de défendre ces causes que sont la mémoire, l’Histoire, la vérité, pour comprendre la complexité du monde actuel, alors, oui, je suis engagé. »Un engagement conditionné, reconnaît-il volontiers, par l’histoire de son père. Enfant caché pendant la guerre avec sa sœur, il sera l’unique rescapé d’une famille de douze enfants déportée à Auschwitz. Mais, sur cela, son père restera silencieux longtemps. Pour autant, évoquant son enfance dans le quartier juif du Carreau du Temple, à Paris, Michaël Prazan lâche, soudain, de sa voix douce : « Je suis né dans la Shoah. D’aussi loin que mes souvenirs me portent, la Shoah et Auschwitz sont présents. » Et indissociablement liés. Jusqu’à ce qu’il découvre, à 10 ans, à travers le téléfilm Holocauste, d’autres meurtres de masse. « Ces images d’hommes et de femmes exécutés devant des fosses m’ont marqué, au point qu’à la fin de l’adolescence je me suis plongé dans les livres de Raul Hilberg », auteur, notamment, de La Destruction des juifs d’Europe (Gallimard, 2006).Passionné par l’histoire autant que par la littérature, Michaël Prazan va entamer des études de lettres… en historien, concevant, dit-il, les textes littéraires comme des « traces » à travers lesquelles peut s’appréhender une société. C’est ainsi qu’il soutiendra sa thèse de doctorat sur L’Ecriture génocidaire, l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005). Au-delà du sens du récit et des personnages qui lui servent pour l’écriture de ses documentaires – comme l’illustre parfaitement Das Reich, construit comme un road-movie sanglant –, la littérature qu’il enseignera pendant dix ans va aiguiser son sens de la pédagogie et son désir de transmettre au plus grand nombre.Contraint à la colorisationSur ce point, le documentaire de Brian Lapping, Yougoslavie, suicide d’une nation européenne, va jouer comme une révélation. « Après avoir vu ce film, je me suis dit, voilà, c’est ce que je veux faire. » D’un long séjour au Japon – où il était parti enseigner au sein de l’Alliance française de Nagoya –, il a rapporté la matière d’un film et d’un livre sur les années terroristes du mouvement étudiant au début des années 1970.Grâce à Patrick Rotman, éditeur au Seuil, et son frère, Michel Rotman, qui le produira chez Kuiv, M. Prazan va pouvoir mener les deux de front. Et mettre en place un diptyque qu’il reconduira ensuite, en enquêtant sur Pierre Goldman, sur les massacres à Nankin en 1937, sur la Confrérie des Frères musulmans et, bien sûr, les Einsatzgruppen. S’il demeure toujours – à ses yeux – son film le plus important, il confesse qu’il n’en a retiré aucune satisfaction. Celle-ci lui ayant été ôtée par le caractère très éprouvant du sujet.Lire aussi :La division Das Reich : « Une forme macabre de la réalité »Un sujet malgré tout qu’il prolonge avec Das Reich. Un filmconstruit uniquement d’archives qui ont nécessité un an de recherche et qu’il a été contraint de coloriser en grande partie, alors qu’il s’était jusqu’alors opposé à ce procédé. « Aujourd’hui, si vous désirez passer en prime time, vous y êtes obligé. Cependant, comme je voulais que cela reste réaliste, j’ai imposé une colorimétrie Agfa film 1943, afin d’uniformiser avec certaines archives en couleurs. » Un souci d’authenticité et de rigueur que l’on retrouve dans son propos, toujours précis, minutieux. Comme sa méthode, qui l’amène à s’entourer des meilleurs historiens, tel Christian Ingrao. « Lorsqu’on touche à des sujets aussi délicats, aucune erreur n’est permise. Il ne faut jamais prêter le flanc à quoi que ce soit. »Et Michaël Prazan le sait d’autant mieux qu’il y a un an tout juste, en 2014, il signait Les Faussaires de l’histoire, sur le négationnisme. Un film rendu nécessaire après l’affaire Dieudonné. Un film vécu comme une urgence, « une mission » pour ce « généalogiste du présent » qui est en train de terminer un livre sur son père. Avant de s’atteler, pour Arte, à une histoire de l’esclavage.Les Dates14 mai 1970 Naissance à Paris.2002 Japon, les années rouges.2005 L’Assassinat de Pierre Goldman.2009 Einsatzgruppen, les commandos de la mort.2015 Das Reich, une division SS en France.Christine RousseauJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoJulie ClariniJournaliste au Monde Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant) L’hommage de Lech Walesa n’a pas tardé. Quelques heures après l’annonce de la mort de Günter Grass, le Prix Nobel de la paix et ancien président polonais a salué la mémoire d’« un grand intellectuel qui aimait Gdansk, comme moi ».« Nous avons eu une vision similaire du monde, de l'Europe, de la Pologne. Nous avons vu l'avenir plutôt en rose, en tirant des leçons d'un mauvais passé entre Allemands et Polonais », a-t-il déclaré.« Nous avions beaucoup de choses en commun et peu de choses nous divisaient. Il savait que mon père était mort à cause de la guerre. Il savait que la conception allemande erronée avait coûté très cher au monde entier, et en particulier à la Pologne », a ajouté Lech Walesa, 71 ans, chef historique du syndicat Solidarité.Les premiers hommages en AllemagneComme on pouvait s’y attendre, la première réaction officielle au décès de Günter Grass est venue du Parti social-démocrate allemand (SPD), ce parti dont l’écrivain fut longtemps adhérent et dont il était resté un compagnon de route, parfois encombrant mais toujours fidèle. La longue déclaration faite par Sigmar Gabriel reflète cette relation : « Il a changé notre pays, l’a éclairé au meilleur sens du terme. Ses prises de parole souvent contestables et ses interventions dans différents domaines ont donné plus de couleurs, ont enrichi la culture politique allemande et ont modifié les relations entre la politique et la culture », note le président du SPD qui revient sur la « légendaire amitié [de l’écrivain] avec le chancelier Willy Brandt [1969-1974] » et le rôle actif pris par l’auteur du Tambour dans les campagnes de 1969 et 1972.Encore en février, Günter Grass avait pris part dans sa ville de Lübeck à une rencontre avec de jeunes auteurs. En 2013, il avait fait campagne en faveur de Peer Steinbrück, le candidat du SPD contre Angela Merkel.A la CDU, c'est Peter Tauber, le secrétaire général – et non Angela Merkel, la présidente, qui a réagi. Günter Grass était une « personnalité marquante de la République », note M. Tauber qui ajoute : « Il prenait parti, combattait pour ses positions et, de ce fait, n'était pas incontesté ». Néanmoins « avec sa mort, une voix critique, passionnée et provocante dans les débats de société s'est tue ».« Fier et obstiné »En avril 2012, Günter Grass avait publié dans la Süddeutsche Zeitung un poème « Ce qui doit être dit » dans lequel il accusait Israël de menacer l’Iran et du coup la paix dans le monde. Il critiquait les ventes d’armes allemandes, notamment des sous-marins, à Israël. Critiqué par la plupart des responsables politiques allemands, l’auteur avait fait en partie marche arrière, s’en prenant non plus à Israël mais à son gouvernement.Mais le soutien qu’il a alors reçu d’une partie de l’opinion avait conduit le SPD à modérer à son tour les critiques à son égard. Sigmar Gabriel avait affirmé dans un entretien au Spiegel, le 16 avril, que Günter Grass n'était pas « antisémite ». Il disait lire le poème incriminé comme « un appel à l'aide » de quelqu'un qui redoute une guerre au Proche-Orient et jugeait les critiques contre Günter Grass « exagérées et en partie hystériques ».Ce lundi, le journal conservateur Die Welt, qualifie « notre poète national » de citoyen « fier et obstiné ». Qu’ils l’aient aimé ou non, les Allemands semblent déjà regretter cet « esprit querelleur » (Süddeutsche Zeitung), ce « fauteur de troubles » (la chaîne 3 Sat) qui détonnait dans une Allemagne plus portée au consensus que jamais.Frédéric Lemaître (Berlin, correspondant)journalisteSuivreAller sur la page de ce journaliste Pierre Deshusses C’était un écrivain de cœur et de gueule, sans conteste le plus célèbre des auteurs allemands de l’après-guerre. Günter Grass est mort lundi 13 avril, dans une clinique de Lübeck, a annoncé la maison d’édition Steidl. Il avait 87 ans. Prix Nobel de littérature en 1999, il était aussi un homme politiquement engagé à gauche, qui avait activement soutenu le chancelier Willy Brandt dans les années 1970 et farouchement critiqué la réunification dans les années 1990, sans compter ses multiples prises de positions en faveur des opprimés de tous les pays.C’est en 1959 que Günter Grass fait son entrée en littérature. Une entrée fracassante sur la scène internationale avec son premier roman, Le Tambour (Die Blechtrommel), imposant par son volume, dérangeant par son propos, époustouflant par son style. Ce roman de plus de six cents pages rompt avec les deux singularités de la littérature allemande d’après-guerre : d’un côté la littérature des ruines (« trümmerliteratur ») représentée par Heinrich Böll, d’un autre la littérature expérimentale, dont le représentant le plus singulier est Arno Schmidt. Dans Le Tambour, Oskar Matzerath a trois ans lorsqu’il décide de ne plus grandir. Il se jette dans les escaliers d’une cave pour se briser les vertèbres et ne jamais ressembler aux adultes. Enfermé dans un asile, et à l’aide de son tambour en fer blanc qui l’accompagne partout, il rameute les souvenirs, depuis la conception de sa propre mère en 1899 jusqu’aux débuts de la République Fédérale d’Allemagne (RFA), en passant par le nazisme. Doué d’une lucidité extraordinaire, capable de pousser des cris stridents qui brisent instantanément toutes les vitres et les vitrines, comme l’ont fait les nazis en 1938 au cours de la « Nuit de cristal », il exprime, dans une parodie pathétique, sa solitude et son désir d’exister.« Le fascisme ordinaire »Dans cette œuvre centrale, qui tient à la fois du roman picaresque et du roman de formation, on reconnaît l’influence de Grimmelshausen (1622-1676) et de Döblin (1878-1957), modèle revendiqué par Grass, mais aussi de Fontane (1819-1898). Mais c’est surtout le premier roman allemand d’envergure à s’attaquer au « fascisme ordinaire » tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois. Hans Magnus Enzensberger ne s’y est pas trompé, qui écrivait de Grass : « Cet homme est un empêcheur de tourner en rond, un requin au milieu des sardines, un solitaire et un sauvage dans notre littérature domestiquée, et son livre est un pavé comme le Berlin Alexanderplatz de Döblin, comme le Baal de Brecht, un pavé sur lequel les critiques et les philologues vont avoir à ronger pendant au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il soit à point pour la canonisation ou l’oubli. » Le Tambour n’a pas sombré dans l’oubli. Porté à l’écran vingt ans plus tard par Volker Schlöndorff, en 1979, il a même obtenu la Palme d’or à Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Le Tambour est le premier volet de ce que l’on appelle la « trilogie de Dantzig », complétée en 1961 Par Le Chat et la Souris (Katz und Maus) et en 1963 par Les Années de chien (Hundejahre).C’est en effet à Dantzig, « ville libre » de Prusse orientale (aujourd’hui Gdansk en Pologne), que Günter Grass est né, le 16 octobre 1927, de parents commerçants n’ayant pas perdu leurs attaches paysannes. Sa famille est allemande du côté paternel et kachoube du côté maternel. Les Kachoubes sont des slaves installés dans les plaines de l’Allemagne du Nord, sur la rive gauche de la Vistule, territoire redevenu polonais en 1945. Cette population tient sa place dans de nombreux ouvrages de Grass, telle la grand-mère au début du Tambour cachant sous ses quatre jupes traditionnelles un fugitif qui, dans cet abri improvisé, fait des découvertes qui n’ont pas seulement un parfum ethnique. L’invasion de Dantzig – la ville du fameux « corridor » qui fut à l’origine de l’invasion de la Pologne – est approuvée par sa famille, même si l’un des oncles polonais du jeune Günter est fusillé par l’armée allemande. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé et est affecté à une batterie anti-aérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe. À la fin de la guerre, il est fait prisonnier par les Américains et libéré en 1946.« Un style nouveau »Grass mène alors une vie de bohème et tente de se reconstruire après des drames familiaux (sa mère et sa sœur ont vraisemblablement été violées par des soldats russes). Après avoir travaillé dans une mine de potasse près de Hanovre, il fait des études d’arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin-Ouest, notamment auprès du sculpteur Karl Hartung. Il se marie avec une danseuse suisse et gagne chichement sa vie grâce à ses sculptures et ses gravures. C’est à ce moment qu’il s’essaie à l’écriture, compose des poèmes et entreprend la rédaction d’un roman. En 1955, il se rapproche du Groupe 47 (réuni pour la première fois à Munich en 1947), mouvement de réflexion littéraire rassemblé autour de l’écrivain Hans Werner Richter qui appelle à « des moyens de mise en forme nouveaux, un style nouveau, une littérature nouvelle ».C’est parce qu’il a obtenu le Prix du Groupe 47 que Grass peut, avec l’argent de la bourse, partir à Paris où, entre 1956 et 1959, il va justement écrire Le Tambour, dans un minuscule appartement de la Place d’Italie. Il fréquente les milieux intellectuels de Saint-Germain, découvre le Nouveau roman, se lie d’amitié avec Paul Celan, alors lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et qui lui fait découvrir Rabelais. De retour en Allemagne dans les années 1960, Günter Grass s’engage politiquement à gauche et participe aux campagnes électorales des sociaux-démocrates allemands. Il fait 94 discours dans toute l’Allemagne en faveur de Willy Brandt qui est élu chancelier en 1969.« Valeur de vie »Après avoir pris ses distances avec l’engagement politique, né surtout de son amitié avec Willy Brandt, Grass, qui n’a jamais été un révolutionnaire et a eu des mots très durs pour les événements de mai 68, revient à la fresque épique et truculente avec Le Turbot (Der Butt - 1977) et se replie sur ce qui a pour lui « valeur de vie ». Faisant du langage le maître des choses, il retrace l’histoire de la nourriture, fait défiler devant nous les recettes fantastiques, et opère une sorte de réconciliation savoureuse des Allemands avec leur lointain passé, qui apparaît de nouveau comme un pays de légendes. S’inspirant d’un conte des frères Grimm, il retrace parallèlement l’évolution millénaire des relations entre l’homme et la femme et annonce la fin du règne masculin qui a conduit à la catastrophe.Mais le turbot, animal mythique qui, dans cette fable, décide de se mettre au service des femmes, est mis en accusation par quelques donzelles qui lui reprochent son rôle ambigu dans la guerre des sexes. Grass constate avec mélancolie la disparition d’un certain type de femme au dévouement absolu – ce qui lui vaut l’ire de certaines féministes, souvent aussi choquées par sa grivoiserie. En 1986, il propose une œuvre apocalyptique : La Ratte (Die Ratte) qui marque le retour d’Oscar, héros du Tambour, devenu quinquagénaire. Une actualité catastrophique (désastre nucléaire, manipulations génétiques) coïncide avec une vision de fin du monde. A l’époque post-humaine, le rat ou plutôt la femelle – la ratte – s’affirme comme la seule espèce viable. De plus en plus enclin au pessimisme, Grass en appelle cependant toujours à la raison : « Si nous abandonnions, si nous laissions la pierre au pied de la montagne en refusant de continuer à être Sisyphe, alors nous serions perdus. »« Grass n’aime pas son pays »En 1995, la publication du roman au titre programmatique : Toute une histoire (Ein weites Feld) remet brutalement la littérature en contact avec la politique et provoque un tollé. Günter Grass affirme que l’Allemagne de l’Ouest, avec la réunification, a purement et simplement annexé l’Allemagne de l’Est. Une grande partie de la presse populaire s’insurge contre le romancier et le journal à scandale, Bild Zeitung, titre : « Grass n’aime pas son pays. » Il est également attaqué avec une sauvagerie et une mauvaise foi inouïes par quelques « papillons » (entendez « petits papes ») de la critique s’arrogeant sans vergogne un don d’infaillibilité.Parce qu’il refuse d’adhérer à la pensée dominante, il est dénigré comme écrivain, accusé d’avoir écrit un « plaidoyer pour la RDA » et perfidement invité à poser la plume pour aller cultiver son jardin. Le coup est rude, mais c’est mal connaître Günter Grass, auteur combatif par excellence, pourfendeur de l’imbécillité ambiante. Il y a du Flaubert dans cet homme. Au cours d’un entretien télévisé avec Pierre Bourdieu en novembre 1999, Grass continue à critiquer les méfaits du libéralisme et affirme que « seul l’État peut garantir la justice sociale et économique entre les citoyens ». Il exprime également son désir de voir renaître « l’universalisme et le dialogue culturel hérité des Lumières ».« Un puits d’énergie et un roc d’indignation »Grass a en effet inlassablement soutenu la cause des opprimés : il a défendu Salman Rushdie, victime d’une fatwa en 1989, les écrivains arabophones contestataires et expatriés, le peuple palestinien. Il a souvent dénoncé la politique du gouvernement israélien qu’il jugeait « agressive » et « belliqueuse ». Grass est « l’écrivain des victimes et des perdants » déclare l’Académie suédoise du prix Nobel, qui l’honore en 1999. A l’âge de 72 ans, Günter Grass reçoit en effet le dernier prix Nobel de littérature du XXe siècle, « pour avoir dépeint le visage oublié de l’histoire dans des fables d’une gaieté noire ». Il est célébré comme « un puits d’énergie et un roc d’indignation ».Cette récompense consacre l’écho d’une œuvre immense et luxuriante. Tous les livres de Grass sont traduits dans une vingtaine de langues et il fut le premier à inviter, à chaque nouvelle parution, l’ensemble de ses traducteurs pour permettre l’échange de langues et de cultures, mais aussi pour donner des directives précises – il faut ici rendre hommage à Jean Amsler, premier traducteur de Grass, à Claude Porcell et Bernard Lortholary qui ont repris le flambeau, et à Jean-Pierre Lefebvre pour L’Agfa Box (2010). En Allemagne en revanche, peu de jeunes auteurs se réclament de Günter Grass, préférant de loin la littérature étrangère, notamment américaine.« La honte revenait sans cesse »En août 2006, Grass fait l’objet d’attaques plus violentes encore que les précédentes. A la veille de la sortie de son livre autobiographique, Pelures d’Oignons (Beim Häuten der Zwiebel), il révèle dans une interview son enrôlement en 1944 dans la Waffen-SS. Il avait 17 ans. Il avait prétendu jusque-là n’avoir servi que dans un service auxiliaire de la Luftwaffe. « Ce que j’avais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais, après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté et personne n’a pu l’alléger. »Cette révélation suscite malaise et incompréhension. La querelle qui s’ensuit dépasse les frontières allemandes et est à l’origine d’une controverse entre intellectuels européens, certains d’entre eux considérant que cet aveu lui ôte son statut de caution morale, d’autres au contraire, comme Christa Wolf, pensant que cette sincérité, même tardive, ne fait que renforcer sa légitimité. La droite allemande dénonce son hypocrisie et ses sermons galvaudés sur le passé nazi de la nation et le presse même de rendre son prix Nobel.« La pelure qui brille sous la pelure »Grass a fait ce qu’ont fait des milliers d’autres garçons de son âge dans une époque tourmentée. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attendu si longtemps pour le dire et, lourd de ce secret, d’avoir souvent pris la posture du donneur de leçons, du praeceptor germaniae. Les leçons étaient souvent bonnes, la posture était bancale. Mais il est une part de complexité irréductible à la logique, « aussi charnue que soit la pelure qui brille sous la pelure ».Depuis quelques années, Günter Grass s’était mis en retrait du monde. Il publiait peu (son dernier roman, Les mots de Grimm. Une déclaration d’amour, sorti en 2010, n’est pas encore traduit), il parlait peu, mais sa présence silencieuse veillait. Avec lui s’éteint un phare de la littérature mondiale, qui ne renvoyait pas seulement les éclats d’une mer mouvante, mais sondait aussi les profondeurs et les épaves d’un monde trouble, contradictoire, magique et parfois monstrueux. Grass aura ravivé le chaos d’une littérature fantasque et grotesque, irriguée par les exigences courageuses de l’humanisme.Pierre DeshussesJournaliste au Monde Une enquête officielle a été menée pour savoir si l'Américaine Harper Lee avait été manipulée pour publier un deuxième roman, 55 ans après son best-seller Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (To Kill a Mockingbird), qui lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie.Un porte-parole des services sociaux de l'Alabama, l'Etat où Mme Lee, 88 ans, vit dans une maison de retraite, a confirmé l'enquête, ajoutant que les conclusions en avaient été envoyées à son avocate, Tonja Carter. Il s'est refusé à livrer d'autres détails, évoquant la confidentialité imposée par la loi. Selon le Wall Street Journal, l'enquête, diligentée après au moins une plainte anonyme, a conclu que les accusations de manipulation ou abus étaient « infondées ».En février, l'enthousiasme suscité par l'annonce de la prochaine publication d'un deuxième roman de Mme Lee, retrouvé selon son avocate dans des cartons, avait rapidement cédé la place au doute et à la controverse, certains doutant que la vieille dame ait vraiment donné son accord. Go Set a Watchman (Va, et place une sentinelle, citation du livre d'Esaïe, 21.6), est une sorte de suite de l'Oiseau moqueur, mais avait été écrit avant, dans les années 1950.Il doit sortir le 14 juillet, et est déjà numéro un des ventes sur le site Amazon, où il peut être commandé à l'avance. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville, en Alabama. Elle aurait souffert d'un AVC en 2007, verrait et entendrait mal. Elle s'était dite, selon son avocate, « extrêmement blessée et humiliée » par ceux doutant qu'elle ait réellement donné son accord à la publication de ce livre.Ne tirez pas sur l'Oiseau moqueur a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Harper Lee n'avait depuis rien publié, expliquant à des proches qu'elle n'en avait pas l'intention, après le succès phénoménal de son premier roman. Frédéric Edelmann Décidément, rien ne se passe vraiment comme on veut avec Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris (1887-1965). Voici qu’à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, et parallèlement à l’exposition du Centre Pompidou (« La mesure de l’homme », jusqu’au 3 août), trois volumes sortent qui entendent retracer l’histoire de sa vie. Il en existe cent autres, mille autres, plus au moins ambitieux, comme celui où, en près de 1 000 pages, Nicholas Fox Weber trace un portrait plutôt souriant d’un Corbu qui ne l’était pas souvent, si l’on en croit ses photographies (C’était Le Corbusier, Fayard, 2009). Les trois nouveaux, celui de Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde (Michalon, 256 p., 19 €), celui de Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français (Albin Michel, 288 p., 19 €), celui enfin de François Chaslin, Un Corbusier, à des degrés divers, règlent son compte à l’architecte, portant un œil torve et triste sur la carrière de cet homme qui n’en avait qu’un, d’œil.Tant et si bien que la planète corbuséenne, sévèrement régie par cette fondation qu’il avait lui-même créée pour s’assurer la postérité qu’il se sentait mériter, s’apprête à exploser, agitée par un flot de courroux dont rendent compte des échanges de courriers furibards. Laissons de côté le Perelman, plutôt mesuré dans sa manière de regarder l’architecte et cette fameuse pensée fasciste qui semble devoir lui coller désormais à la peau. De même pour l’ouvrage de Jarcy, qui fait un lien direct entre cette pensée fasciste... Roger-Pol Droit Depuis un temps fou, l’Europe ressasse cette ritournelle : « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Platon a inventé le refrain, l’attribuant à Socrate. Montaigne a composé de nouveaux arrangements, Schopenhauer en a donné une version symphonique. Rien ne certifie toutefois que ce tube antique, bien qu’il exerce une fascination durable, ait pu fonder son succès sur une efficacité quelconque. La partie que la philosophie joue avec la mort demeure interminable et son issue incertaine. Simon Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, le sait bien. Ce philosophe – auteur d’une œuvre abondante et diverse, figure importante de la presse et de l’édition dans le monde anglo-saxon – a pour Thanatos une fascination non feinte. Avec Les philosophes meurent aussi – traduit en français chez François Bourin, en 2010 –, il décrivait par le menu les trépas singuliers de nombreux penseurs. Ce livre insolite, érudit et amusant, a connu un succès international. A présent, Critchley propose un déconcertant journal de sa propre fin.Précisons, à l’attention des personnes sensibles, qu’il... Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait :Emmanuel Todd, homme de tumulteL’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre :Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture »Nicolas TruongResponsable des pages Idées-DébatsSuivreAller sur la page de ce journaliste Florence Bouchy Lorsque, après vous avoir accordé un long et passionnant entretien, Alain Fleischer vous glisse, au moment de prendre congé, et avec le ­sourire de l’évidence, qu’il « n’écrit pas ses livres », quelques perles de sueur froide glissent sur vos tempes, les battements de votre cœur se font soudain bruyants. « Ce n’est pas un secret, ajoute-t-il. En fait, je les écris, mais je ne les inscris pas. Je m’assois dans un fauteuil, je ferme les yeux, je n’ai ni plan ni notes, je ne sais pas à quoi va ressembler le livre. Mais quand une première phrase me vient, je la dicte à ma compagne. C’est mon seul dispositif d’écriture. Je dicte ainsi huit heures par jour, pendant plusieurs semaines ». Phobie technologique ? En partie, mais circonscrite aux moments de création littéraire, car Alain Fleischer envoie des courriels, par exemple, comme tout un chacun. « Je déteste voir apparaître mes textes sur un écran, j’ai l’impression de les regarder à la télévision. Et puis, explique-t-il, j’ai fait beaucoup de piano, et j’ai écrit avec beaucoup de plaisir à la machine à écrire. Alors, le clavier qu’on effleure… »Dans ce dédain pour les demi-mesures, que semblerait confirmer l’activité prolifique de celui qui, non content d’être un cinéaste reconnu et un photographe exposé en France et à l’étranger, est l’auteur d’une petite cinquantaine de livres, essais ou romans, on verrait facilement la marque d’un tempérament excessif, si Alain Fleischer ne se confiait avec la plus complète placidité. Son constant souci de clarté, la limpidité et... Pauline Sauthier Au Royaume-Uni, si un auteur issu d'une minorité ethnique veut se faire publier, mieux vaut qu'il relaye des stéréotypes. C’est en tout cas ce qu’affirme une étude parue en avril, au moment de la London Book Fair. Menée par les agents littéraires de Spread the Word auprès de 203 auteurs britanniques, elle montre que les éditeurs acceptent plus volontiers les manuscrits d'auteurs asiatiques ou noirs s'ils traitent de « racisme, de colonialisme ou de l'époque post-coloniale ». Agents et relecteurs conseillent de « montrer davantage de saris, de traiter la culture des gangs ou d'autres images qui se conforment aux idées préconçues d'un public blanc ».Des auteurs interrogés pour l'étude reconnaissent avoir dû accepter ce type de suggestions pour que leur livre soit publié. Certains ont vu des campagnes de promotion de leurs ouvrages entièrement orientées sur leurs origines ethniques.« Je me rappelle qu'on m'a dit de faire attention à ce qu'il y ait au moins un Blanc dans une relation amoureuse, témoigne un écrivain cité anonymement dans le rapport, parce qu'autrement, les lecteurs blancs auraient du mal à suivre une intrigue dans un cadre “étranger” ou avec des personnages uniquement noirs ».L'auteure à succès Aminatta Forna a confié à la rapporteuse de l'étude : « Il y a une norme qui veut que le lecteur présumé soit un Anglais moyen, de culture uniforme et blanc […] alors même que les données prouvent que c'est une vision passéiste. »« Très peu ouverte à la diversité »Une très large majorité d'agents et d'éditeurs interrogés ont reconnu que l'industrie n'était que « très peu ouverte à la diversité », voire pas du tout.« Maintenant, les publicitaires le reconnaissent : nous mangeons, buvons, meublons nos maisons, utilisons nos téléphones et nettoyons nos vêtements [...] mais où sont les éditeurs qui admettent que nous lisons également ? ». Ce témoignage, rapporté par l’étude, est celui de Samenua Sesher, ancienne directrice de Decibel, un programme public de valorisation des artistes.Au sein de cette structure, elle avait décidé, en collaboration avec le quotidien The Times, de vérifier l’hypothèse selon laquelle les lecteurs blancs avaient des attentes stéréotypées envers les auteurs non-blancs. Un groupe d’auteurs de différentes origines a accepté d’écrire anonymement plusieurs parties d’une histoire orchestrée par la romancière Kate Mosse. On a mis au défi les lecteurs du Times de relier les auteurs à des segments. « Nous avons dansé dans le bureau quand une fan de David Baddiel [un auteur blanc], qui jurait pouvoir le reconnaître dans n’importe quel contexte, a fièrement soutenu qu’elle avait retrouvé sa contribution. C’était en fait le texte d’Alex Wheatle [un auteur noir]. »Le rapport émet l’hypothèse que ce serait en partie dû à l'absence de diversité au sein des maisons d'édition. Il recommande des audits internes permettant à celles-ci de corriger leurs préjugés culturels et de changer leurs méthodes de recrutement pour s’ouvrir davantage aux minorités.Les études sur des critères raciaux sont culturellement moins acceptées en France. Mais des témoignages d’auteurs tendent à corroborer la situation britannique. En 2013, l’auteure Léonora Miano expliquait au Magazine Littéraire : « [...] le lecteur français est habitué à ce que la production des auteurs noirs se cantonne à des espaces lointains, africains ou antillais. Quand vous choisissez Paris pour théâtre de votre histoire, vous êtes aussitôt moins légitime, ou alors il faudra parler d’allocations familiales, de chômage, etc. »Pauline Sauthier Raphaëlle Rérolle Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère.Raphaëlle RérolleJournaliste au Monde Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi :Comment les auteurs afro-contemporains racontent la FranceLa première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi :Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du TempleDans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. Brigitte SalinoJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Le prochain épisode de La Guerre des étoiles n’est pas encore sorti, mais sa seule annonce a ­déclenché une ferveur planétaire. Cette passion rappelle que l’univers du Jedi structure désormais une religion dont se réclament des centaines de milliers de fidèles à travers les continents. ­Certains pourront voir dans cet enthousiasme le symptôme d’une époque ­désenchantée, où le fétichisme hollywoodien constituerait l’esprit d’un monde sans esprit, pour paraphraser Marx. Mais on peut voir les choses tout autrement, comme le fait Mark Alizart dans un livre audacieux intitulé Pop théologie (PUF, « Perspectives ­critiques », 336 p., 19 €).Pour ce jeune intellectuel, qui a déjà parcouru les espaces de la philosophie, de l’art contemporain et de la haute couture, le succès de Star Wars illustre au contraire un authentique réen­chantement de notre monde. Comme d’autres productions populaires (depuis Harry Potter jusqu’aux chansons de Céline Dion), la saga de George Lucas signe le retour de la foi, et plus exactement le réveil d’un « principe protestant » qui nous guide plus que jamais, même à notre insu. Comme Luke Skywalker, nous sommes appelés à vaincre le mal en réglant son compte à notre incrédulité : seuls ceux qui croient ont une morale, et seuls ceux qui ont une morale ont « la force » de se libérer, de réussir.Telle est la thèse de cet essai aussi stimulant que contestable : prolongeant la fameuse thèse de Max Weber sur les ­affinités électives entre esprit protestant et modernité capitaliste, il affirme que notre postmodernité, loin d’être hédoniste, décadente et nihiliste, renoue avec un puritanisme 2.0 qui impose ses valeurs ascétiques à chaque internaute et à chaque fan (atique). Lâcher prise et sans cesse repartir de zéro, choisir une religion, une apparence, un sexe… bref, se choisir, voilà le credo de Star Wars, mais aussi de tant d’artistes contemporains ou de jeux vidéo, celui d’une « pop religion » méthodiste que Mark Alizart reconstitue en mixant Luther, Philip K. Dick et Derrida. Imaginez Darth ­Vader en Cromwell de l’Etoile noire, et Calvin en jeans !Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Xavier EutropeAvengers : L'ère d'Ultron, en salles depuis mercredi 22 avril, a réalisé le meilleur démarrage de l'année en France. Parallèlement, la bande-annonce de Batman vs Superman, dévoilée cette semaine, a fait le tour du Web. Les crossovers, ces récits qui mêlent des univers issus d'œuvres différentes, font le bonheur des fans... et des éditeurs. Eclairage avec Jean-Marc Lainé, auteur de Super-héros ! La puissance des masques.Les cross-overs sont un modèle important dans les comics. D'où viennent-ils ?Le cross-over vient de l'idée que, dans un ensemble d'œuvres, tous les personnages évoluent dans un univers commun et se croisent. Mais ce n'est pas apparu avec les comics. Il suffit de voir ce qu'a produit Emile Zola avec la saga des Rougon-Macquart : vous retrouvez les mêmes personnages, les mêmes noms, les familles qui évoluent au fil des ouvrages.Dans les comic books, le cross-over arrive très rapidement après la naissance du genre des superhéros [en 1938 avec Superman]. Le premier apparaît [en 1940] dans un numéro de Marvel Mystery Comics, et montre le combat entre la Torche humaine, androïde couvert de feu, et Namor, prince des océans. Après la simple rencontre entre deux personnages, l'idée de groupe apparaît avec la bande de la Justice Society chez DC, en 1940, qui mêle des personnages aussi hétéroclites que Superman, Batman ou Sandman. Il y a aussi celle de l'All Winner Squad chez Marvel, en 1946, avec Captain America, Bucky, Namor et la Torche humaine. Mais ce sont encore des essais, peu formalisés. Il faut attendre les années 1960 avec le retour de Captain America et de Namor chez Marvel pour voir apparaître les Avengers [qui devient le premier véritable phénomène commercial pour un cross-over]. On peut aussi voir comme des cross-overs les apparitions éclairs que font certains personnages, comme lorsque Reed Richards des Quatre Fantastiques ouvre la fenêtre et que Spider-Man passe devant. Il y a aussi eu l'histoire qui réunissait les Defenders et les Avengers, entre octobre et décembre 1973. Pour tout comprendre, vous étiez obligé d'acheter les numéros des deux séries.Il y a une vraie logique marketing : si Thor se vend bien séparément d'Iron Man, on peut supposer qu'il se vendra encore mieux si l'histoire combine les deux. Avengers sur papier, c'est 300 épisodes de partenariat permanent.Marvel montre clairement sa volonté de construire un univers commun à ses bandes dessinées, ses séries et ses films. DC, au contraire, segmente très clairement chacun de ces secteurs. Comment expliquez-vous cela ?La différence majeure entre DC et Marvel, c'est que DC est une société qui s'est construite en en rachetant d'autres. Elle a vu son catalogue de héros grossir au fil du temps. En plus de ça, de nouvelles versions des personnages originaux créés avant la guerre apparaissent au début des années 1960. Des versions alternatives de différents héros coexistent donc. Pour justifier certaines incohérences, DC se référait à ces univers parallèles. Marvel, de son côté, n'a jamais eu recours à ce mécanisme pour expliquer ses propres problèmes de continuité, la société a toujours trouvé d'autres solutions, les personnages restant toujours plus ou moins les mêmes.Et cela se retrouve dans la façon dont ils traitent leurs franchises à la télévision et au ciné. Le personnage de Phil Coulson, par exemple, est joué par le même acteur dans la série Agents Of S.H.I.E.L.D. et dans le film Avengers. DC n'a pas la même politique. Les acteurs qui interpréteront les héros de la Justice League au cinéma ne seront pas les mêmes que dans les séries ; l'interprète de la série Flash ne sera pas le même que dans le film qui lui sera consacré. On peut dire que, chez DC, on met plus l'accent sur le personnage que sur l'acteur, et l'inverse pour Marvel. Comment cette dernière fera-t-elle lorsque Robert Downey Jr. décidera qu'il ne veut plus jouer le rôle d'Iron Man ? Il a tellement imprégné le personnage de sa patte que cela s'annonce compliqué. Un des cross-overs les plus marquants est Secret Wars (Les guerres secrètes) chez Marvel...C'est l'un des gros événements des années 1984 et 1985. L'histoire se passe dans une série à part mais elle rassemble tous les personnages emblématiques [comme Spider-Man, Captain America, Iron Man, et leurs méchants respectifs]. Au départ, il s'agissait d'une opération de marketing qui visait à mettre en avant une ligne de jouets. Ce qui explique pourquoi Daredevil n'apparaît pas dans l'histoire : il n'y avait pas de figurine prévue à son effigie.A la sortie du premier numéro de Secret Wars, les superhéros impliqués ont même momentanément disparu de leurs comic books respectifs. La plupart d'entre eux sont réapparus dans le numéro suivant, certains avec un costume différent, comme Spider-Man [après des événements survenus dans Secret Wars]. C'était une publication à part. Vous n'aviez pas à tout acheter, mais si vous vouliez comprendre pourquoi She-Hulk avait pris la place de la Chose parmi les Quatre Fantastiques, il vous fallait suivre les douze numéros. Marvel va récidiver sur papier avec une nouvelle version de Secret Wars. DC, de son côté, s'apprête à proposer une vieille recette avec Convergence, mais avec un nom et un habillage différents. N'y a-t-il pas un manque d'imagination et d'ambition pour ces cross-overs ?Souvent, ces deux gros éditeurs que sont Marvel et DC se marquent à la culotte. Convergence et Secret Wars se ressemblent beaucoup sur la structure et les enjeux. Si Civil War, un gros événement Marvel, a marché, c'est parce qu'il est arrivé après une longue période où il n'y en avait plus eu. Certes, il n'était pas très original mais il a secoué l'univers, il a bouleversé le statu quo avec une connotation politique et ça a marché [Dans Civil War, les héros Marvel se déchirent autour d'une loi qui vise à réguler leurs activités]. Il ne faut pas oublier qu'il y a une logique marchande derrière tout ça. On tourne donc un peu en rond mais on ne peut pas définitivement tout transformer, il serait dangereux de trop s'écarter du status quo.Lire : « Daredevil » sur Netflix, la face sombre de l'univers Marvel //sas_manager.render(25258); ADVERT_AD(['50270/444461', 25258, '', 'parallax', '']); require(["lmd/core/ux/longform"], function (advertLongform) { advertLongform.moveAdvert('[data-adformat=parallax]', '#articleBody'); });Xavier EutropeJournaliste au Monde Margherita Nasi « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros.Margherita NasiJournaliste au Monde A première vue, on se dit qu’il faut une bonne dose de culot pour intituler un roman Les Intéressants. Pour certifier dès la couverture que ses personnages sont captivants – comme si elle était barrée du slogan « satisfait ou remboursé ». Cependant, quand bien même Meg Wolitzer aurait choisi son titre dans cet esprit, on ne l’en blâmerait pas, tant son dixième roman (le troisième traduit en français) déclenche l’addiction ; tant cette épaisse saga, courant sur près de quarante ans, empreinte d’un humour corrosif et d’une grande finesse psychologique, se lit avec délectation et ne se ferme qu’à regret. Mais le premier degré n’est pas tout à fait le genre de l’écrivaine américaine, il suffit de lire quelques lignes pour s’en convaincre. Son titre contient une nuance de tendre raillerie à l’égard de ses créatures, et du nom qu’ils avaient choisi à l’adolescence pour leur groupe, révélant une conception d’eux-mêmes qui aura des conséquences sur le reste de leurs vies. Ce n’est pas individuellement que Meg Wolitzer les juge fascinants, mais collectivement, par leurs relations faites d’affection, de jalousie, de compassion, d’ambiguïté et de rancœur, par la manière dont leurs liens évoluent au fil des décennies. Les Intéressants est ainsi, entre autres, un grand roman de l’amitié.La leur débute quand ils ont entre 15 et 16 ans, pendant l’été 1974, au camp de vacances de Spirit-in-the-Wood, où sont encouragées les dispositions artistiques. Julie va être au centre du roman... Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Migrants : et si ouvrir les frontières générait de la richesse ? Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivains Mona Eltahawy : « Femmes musulmanes, il faut briser la barrière de la honte »tous les articles de la thématique En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »Il se rêve écrivainIl y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».Modèle économique à bas coûtAlors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.« Charismatique et entrepreneur efficace »Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »Prix symboliquesLibraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur. Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment lutter contre le réchauffement climatique ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Pascale Krémer A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Voilà une biographie de Mustafa Kemal dit « Atatürk », le père de tous les Turcs, qui ne fera pas plaisir à ses héritiers à Ankara et à ses thuriféraires européens. L’ouvrage de l’historien Fabrice Monnier, spécialiste de l’empire ottoman, propose un portrait sans concession de Mustafa Kemal (1881-1938), le héros de la bataille des Dardanelles en 1915. Sans concession, mais non sans une certaine admiration pour le père de la Turquie moderne, qui a transformé ce vieil Empire ottoman dépecé par les Européens au lendemain de la première guerre mondiale, en une jeune République occidentalisée et laïque, le premier Etat musulman à avoir séparé le politique du religieux dans le monde islamique.En France, le gazi (le victorieux) jouit d’une forte réputation auprès de certains milieux intellectuels qui voient en lui l’artisan d’une Turquie orientée vers le progrès, le jacobinisme, les valeurs républicaines, l’Europe et la mise à l’écart de l’islam dans la société. Fabrice Monnier ne nie pas cet héritage des Lumières propre au père de la nation turque. Mais, il sort des sentiers battus d’une histoire officielle turque qui n’a pas vu chez ce « loup gris » – expression éponyme de l’actuel mouvement d’extrême droite turque qui revendique son héritage – le dictateur et l’oppresseur qui sommeillaient en lui. Un personnage pétri de contradictionsTenant compte des travaux les plus récents sur « Atatürk », Fabrice Monnier procède à une histoire critique, grâce à une réévaluation de ce personnage énigmatique hors du commun en restituant sa part d’ombre et la dimension tyrannique de son pouvoir. Chef adulé pour avoir sauvé la nation turque du naufrage, Mustafa Kemal était pétri de contradictions, tantôt ouvert et plein d’empathie avec son entourage, tantôt impitoyable et froid avec son prochain.A lire cette nouvelle biographie, qui s’inscrit dans l’historiographie dissidente de la République turque, Mustafa Kemal passe pour un intouchable, un homme de la démesure dont les frasques successives ont rythmé le règne à Ankara, nouvelle capitale qu’il préfère à Istanbul, trop marquée par l’ancien régime. Il a combattu le califat, la monarchie et l’obscurantisme religieux, tout en se comportant comme un nouveau sultan à la tête de la République et du nationalisme turc. Anecdotes croustillantesFabrice Monnier réussit à retracer l’œuvre magistrale et la complexité d’un homme qui buvait une demi-bouteille de raki par jour tout en étant président, puis « guide » de la République en construction. Rempli d’anecdotes croustillantes et inédites , ce récit biographique a le mérite de la cohérence et de l’unité. Toutes les phases de la vie de ce leader charismatique, de son enfance mouvementée à sa mort en 1938, sont revisitées à la lumière d’une narration fidèle à l’histoire, très loin des clichés et de toutes les entreprises de falsifications du passé turco-ottoman.Les passages sur Kemal et la création d’une bourgeoisie turque, née sur les spoliations des biens grecs et arméniens, et sur les liens étroits noués entre Kemal et Hitler servent à mieux comprendre combien il est illusoire de vouloir changer l’identité d’un peuple par la force, même celle des lois.Atatürk, naissance de la Turquie moderne, Fabrice Monnier, CNRS Editions, 346 pages, 22,50 euros.Lire aussi :Recep Tayyip Erdogan se rêve en « sultan »Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Migrants : et si ouvrir les frontières générait de la richesse ? Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivains Mona Eltahawy : « Femmes musulmanes, il faut briser la barrière de la honte »tous les articles de la thématique En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »Il se rêve écrivainIl y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».Modèle économique à bas coûtAlors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.« Charismatique et entrepreneur efficace »Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »Prix symboliquesLibraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur. Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment lutter contre le réchauffement climatique ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Pascale Krémer A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Migrants : et si ouvrir les frontières générait de la richesse ? Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivains Mona Eltahawy : « Femmes musulmanes, il faut briser la barrière de la honte »tous les articles de la thématique En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »Il se rêve écrivainIl y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».Modèle économique à bas coûtAlors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.« Charismatique et entrepreneur efficace »Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »Prix symboliquesLibraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur. Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment lutter contre le réchauffement climatique ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Pascale Krémer A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. ROMAN : « Avant et après la chute », de Richard BauschLui, Michael, est un prêtre de bientôt 50 ans qui a décidé de rompre ses vœux ; elle, Natasha, la trentaine, veut quitter son boulot d’assistante parlementaire pour devenir peintre. Leur rencontre est une évidence, même s’ils ne parviennent pas à parler de leur couple autour d’eux. Le 11 septembre 2001, alors que son amant est à New York pour un mariage, Natasha, en vacances à la Jamaïque avec une amie, se laisse aller à échanger des baisers avec un autre touriste. Lors de leurs retrouvailles, c’est un engrenage de non-dits et d’incompréhension qui se met en branle entre les amants. Explorant les effets collatéraux du 11-Septembre sur la vie d’un couple, la manière dont les attentats ont pu « toucher l’intimité » des êtres, Richard Bausch livre un roman qui décrit avec puissance les angoisses du quotidien, et fustige les faux-semblants. Frédéric PotetAvant et après la chute (Before, During, After), de Richard Bausch, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphanie Levet, Gallimard, « Du monde entier », 480 p., 23,50 €.GUIDE : « Huit quartiers de roture », d’Henri Calet« En fait de ville, je ne connais rien de plus beau. C’est la mienne, je suis né dans son ventre », écrit le Parisien Henri Calet (1904-1956) dans Le Tout sur le tout, en 1948. L’année suivante, le journaliste et romancier s’attelle à un guide des XIXe et XXe arrondissements de la capitale, ceux de son enfance brinquebalée. De La Villette à Charonne, celui qui s’apprête à écrire L’Italie à la paresseuse (1950) flâne dans « ces faubourgs pauvres où il n’y a rien à voir », hume l’air – « Cette espèce de brume grisâtre que j’ai bue étant tout petit : c’est mon lait » –, note les changements survenus au cours des dernières décennies, ranime le souvenir de la Commune… Et, comme toujours, mêle la subtilité à la nonchalance, la tendresse à la mélancolie. A défaut de publier ces textes en un livre, il en fit paraître dans Combat et en livra une adaptation radiophonique. On en trouve des extraits dans le CD qui accompagne la parution de ce très bel inédit. Raphaëlle LeyrisHuit quartiers de roture, d’Henri Calet, édition établie et préfacée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 224 p. (un CD inclus), 20 €.ESSAI : « Les Fictions encyclopédiques », de Laurent DemanzeDe cette éblouissante traversée de la littérature contemporaine, on ressort avec la conviction que Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, juste après la mort de Flaubert, constitue une clé essentielle. Cette fiction encyclopédique, où deux copistes font vainement l’inventaire de tous les savoirs de leur temps, hante nos meilleurs écrivains, de Georges Perec à Camille Laurens, en passant par Pascal Quignard, Gérard Macé ou Pierre Senges. Une même fascination pour les catalogues, dictionnaires et autres cabinets de curiosités les anime, joyeusement inventive. La littérature, « excentrée et excentrique », apparaît comme « la mauvaise conscience langagière » d’une époque écartelée entre son obsession de l’archive et son scepticisme à l’égard de la science. Jean-Louis JeannelleLes Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, de Laurent Demanze, Corti, 348 p., 25 €.MÉMOIRES : « L’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images », d’Etienne DelessertEtienne Delessert a signé certains des plus beaux albums jeunesse de la deuxième partie du XXe siècle. A 74 ans, l’artiste suisse livre ses souvenirs, revenant sur son enfance auprès d’un pasteur généreux et charismatique, puis sur son choix de tourner le dos aux écoles d’art pour découvrir en autodidacte tout ce que l’image peut porter de sens, comme graphiste, illustrateur, publicitaire, directeur artistique et éditeur. Il relève les actions marquantes, les rencontres décisives et ne cesse jamais de faire l’éloge de l’art graphique, qui le conduit à oser toujours de nouvelles expériences. Philippe-Jean CatinchiL’Ours bleu, Mémoires d’un créateur d’images, d’Etienne Delessert, Slatkine, 256 p., 32 €.UN ROMAN : « L’Oreille de Lacan », de Patrice TriganoIl vit hors du monde, Samuel Rosen. Ou plutôt dans son monde. Le seul qui existe vraiment. Une galaxie à laquelle son hôtel particulier du VIIIe arrondissement de Paris tient lieu de centre et qui se ramifie dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. Il s’y est installé dans un confort ouaté, raffiné, entre les livres précieux, les toiles et les gravures. Mais en lui tout s’agite. Les obsessions, les frustrations, les culpabilités. Surtout, il rumine le regret de n’avoir jamais osé, lorsqu’il avait 20 ans, franchir la porte du cabinet de Jacques Lacan. Son voisin du 5, rue de Lille… Ce livre de Patrice Trigano est comme un petit traité de l’art de la névrose. Drôle, féroce, intelligent. On y avance dans la brousse des pensées empêchées. A l’affût des traumatismes du passé et du temps oublié. Xavier HoussinL’Oreille de Lacan, de Patrice Trigano, La Différence, 192 p., 18 €. Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Adèle Haenel, actrice tout-terrain Adrienne Charmet-Alix, au-delà de l’écran Björn Borg, l’archange du tennistous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Michel Foucault va faire, bientôt, son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est le 5 novembre, a confirmé au Monde Gallmard, que paraîtront les deux volumes regroupés sous le titre Œuvres dans la prestigieuse collection.Figure de la philosophie des années 1960, historien, militant, titulaire d’une chaire au Collège de France, Michel Foucault est mort en 1984, à l’âge de 57 ans. Un peu plus de trente ans après sa mort, celui qui a écrit sur le pouvoir, la médecine ou la sexualité est célébré comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Il est aussi l’un des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde. L’an dernier, ses archives, classées « trésor national » par le gouvernement français, ont été rachetées par la Bibliothèque de France.Auteur de plusieurs ouvrages à son sujet, c’est le philosophe Frédéric Gros qui dirige la publication des œuvres de Michel Foucault par la Pléiade. Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, les trois volumes de L’Histoire de la sexualité ainsi qu’une sélection d’articles vont ainsi être rassemblés.« Devenir un classique, c’est bien sûr ambigu dans le cas de Foucault, a expliqué Frédéric Gros au magazine Télérama. Il ne construisait pas son œuvre dans la perspective d’être réuni un jour en un tout, clos sur lui-même. Sa vision de l’écriture était différente, davantage située dans la discontinuité, la rupture, et dans le fait de privilégier les infra-écritures, les marges littéraires. »Lire aussi :Michel Foucault, la pensée en actions Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Adèle Haenel, actrice tout-terrain Adrienne Charmet-Alix, au-delà de l’écran Björn Borg, l’archange du tennistous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Michel Foucault va faire, bientôt, son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est le 5 novembre, a confirmé au Monde Gallmard, que paraîtront les deux volumes regroupés sous le titre Œuvres dans la prestigieuse collection.Figure de la philosophie des années 1960, historien, militant, titulaire d’une chaire au Collège de France, Michel Foucault est mort en 1984, à l’âge de 57 ans. Un peu plus de trente ans après sa mort, celui qui a écrit sur le pouvoir, la médecine ou la sexualité est célébré comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Il est aussi l’un des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde. L’an dernier, ses archives, classées « trésor national » par le gouvernement français, ont été rachetées par la Bibliothèque de France.Auteur de plusieurs ouvrages à son sujet, c’est le philosophe Frédéric Gros qui dirige la publication des œuvres de Michel Foucault par la Pléiade. Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, les trois volumes de L’Histoire de la sexualité ainsi qu’une sélection d’articles vont ainsi être rassemblés.« Devenir un classique, c’est bien sûr ambigu dans le cas de Foucault, a expliqué Frédéric Gros au magazine Télérama. Il ne construisait pas son œuvre dans la perspective d’être réuni un jour en un tout, clos sur lui-même. Sa vision de l’écriture était différente, davantage située dans la discontinuité, la rupture, et dans le fait de privilégier les infra-écritures, les marges littéraires. »Lire aussi :Michel Foucault, la pensée en actions Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueXavier Duportet, le défricheur interactif Dan Schechtman cristallographe envers et contre tous Hôtel Rwanda : le bûcher d’une vanitétous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Michel Foucault va faire, bientôt, son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est le 5 novembre, a confirmé au Monde Gallmard, que paraîtront les deux volumes regroupés sous le titre Œuvres dans la prestigieuse collection.Figure de la philosophie des années 1960, historien, militant, titulaire d’une chaire au Collège de France, Michel Foucault est mort en 1984, à l’âge de 57 ans. Un peu plus de trente ans après sa mort, celui qui a écrit sur le pouvoir, la médecine ou la sexualité est célébré comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Il est aussi l’un des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde. L’an dernier, ses archives, classées « trésor national » par le gouvernement français, ont été rachetées par la Bibliothèque de France.Auteur de plusieurs ouvrages à son sujet, c’est le philosophe Frédéric Gros qui dirige la publication des œuvres de Michel Foucault par la Pléiade. Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, les trois volumes de L’Histoire de la sexualité ainsi qu’une sélection d’articles vont ainsi être rassemblés.« Devenir un classique, c’est bien sûr ambigu dans le cas de Foucault, a expliqué Frédéric Gros au magazine Télérama. Il ne construisait pas son œuvre dans la perspective d’être réuni un jour en un tout, clos sur lui-même. Sa vision de l’écriture était différente, davantage située dans la discontinuité, la rupture, et dans le fait de privilégier les infra-écritures, les marges littéraires. »Lire aussi :Michel Foucault, la pensée en actions Ceux qui ont eu la chance de les voir en parlent avec des trémolos dans la voix. Ce sont huit pages crayonnées « parmi les plus belles » jamais réalisées par Hergé. Elles sont les pièces maîtresses de ce qu’il reste de Tintin et le Thermozéro, projet inabouti que le maître entreprit à la fin des années 1950. L’ensemble du matériel – ces planches, des dizaines de croquis, pages d’études et autres scripts dactylographiés – dort dans un coffre-fort. Jusqu’à quand ? Verra-t-on un jour un vingt-cinquième album des aventures du reporter, dans le moule de Tintin et l’Alph-Art, histoire inachevée publiée en 1986, trois ans après la mort de son créateur ? Seule certitude : la matière est là.Récit d’espionnage sur fond de guerre froide, Tintin et le Thermozéro avait sa place dans cette période où Hergé tutoyait les sommets. Le dessinateur y crut. En 1957, il a terminé Coke en stock et traverse une crise profonde en raison de sa séparation avec sa première femme, Germaine. La lecture d’un article de Philippe Labro dans Marie-France attire son attention : il y est question de deux familles américaines devenues « radioactives » après le bris accidentel d’une pilule. Une trame se met en place dans son esprit. Un premier synopsis est ébauché sous le titre « La boîte de Pandore », mais l’histoire s’avère trop classique pour le Hergé tourmenté d’alors. Celui-ci préférera satisfaire son besoin d’épure dans ce qui sera son œuvre la plus intime, Tintin au Tibet.Une course-poursuite hitchcockienneIl y revient toutefois près de deux ans plus tard en demandant à l’un de ses collaborateurs, Jacques Martin, l’auteur de la série « Alix », de densifier son synopsis. Le résultat ne le satisfaisant pas, il sollicite Greg, scénariste des « Achille Talon », « Bernard Prince » et « Luc Orient », alors chargé de superviser les dessins animés inspirés des aventures de Tintin. Payé 50 000 francs belges, comme s’en souvient Roger Leloup, ex-collaborateur des Studios Hergé, Greg va écrire deux variantes : la première intitulée « Les pilules », la seconde « Le Thermozéro ». La structure du récit est celle d’une course-poursuite hitchcockienne.Des espions ont subtilisé un mystérieux produit destiné aux « futurs explorateurs de l’espace ». Ce composé chimique, le « Zero heating », peut déclencher une forte chaleur là où il n’y a pas d’oxygène, comme sur la Lune. Activé sur Terre, il embraserait les molécules de l’air. « Où se trouve-t-il maintenant, cet échantillon à côté duquel une bombe H n’est qu’un inoffensif pétard ? », lance Tintin, qu’un accident de voiture a mêlé à l’intrigue, sans deviner que la fiole a été glissée dans son imper.« Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Benoît Peeters, écrivainHergé va y croire, donc, mais pas longtemps. Il saborde l’amorce de l’histoire, que Greg a fait commencer à Naples, afin d’attaquer avec la scène de l’accident de voiture. Il n’apprécie pas plus l’épilogue révélant que l’inventeur du Thermozéro n’est autre que le professeur Tournesol. Surtout, il étouffe dans un scénario qui n’est pas de lui, comme il le confiera à l’écrivain et scénariste Benoît Peeters : « Je me sentais prisonnier d’un carcan dont je ne pouvais me défaire. Or, j’ai besoin d’être constamment surpris par mes propres inventions. »Si l’extrême rigueur de son style ligne claire ne l’indique pas, Hergé est d’abord un « feuilletoniste dans l’âme », comme le rappelle Benoît Peeters : « Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Le scénario de Greg va s’avérer « trop ficelé, trop construit, trop imbriqué pour être déconstruit », poursuit l’auteur du Monde d’Hergé (Casterman, 1990).Un scénario qui le désarçonnaitLe père de Tintin entretenait alors des relations complexes avec les membres de son équipe. « Il avait une très haute estime de ce qu’il faisait, se souvient Roger Leloup, 81 ans, l’auteur de Yoko Tsuno. Si nous l’aidions pour les décors, les accessoires, jamais il n’aurait laissé Tintin entre les mains d’un autre. Un jour, Jacques Martin et Bob de Moor avaient profité de son absence pour réaliser une planche de Tintin afin de lui montrer qu’ils en étaient capables. A son retour, Hergé est entré dans une de ces colères : “Quand je ne suis pas là, on ne dessine pas Tintin !” »Est-ce la peur de se « pasticher » qui a fait reculer Hergé avec ce Thermozéro taillé sur mesure ? « Ce scénario le tirait vers l’arrière, l’empêchait d’évoluer alors qu’il voulait repartir de zéro, estime Benoît Peeters. C’est l’époque où il quitte sa femme, se passionne pour l’art contemporain, fréquente des gens plus jeunes avec sa nouvelle compagne, Fanny. Hergé ne veut plus faire Tintin comme avant. Il perd cette foi première qui fait les grands conteurs. »Une publication devenue introuvableLe projet est de nouveau mis de côté : en 1960, un vol de bijoux appartenant à Sophia Loren sur le tournage des Dessous de la millionnaire lui inspire un autre récit – plus ambitieux puisque respectant les trois unités du théâtre (temps, lieu, action). Ce sera Les Bijoux de la Castafiore. Hergé n’oublie pas l’idée du Thermozéro, pensant la recycler pour une aventure de Jo, Zette et Jocko. Celle-ci ne verra pas plus le jour.Une malédiction pèserait-elle sur cette non-histoire ? « Ce serait une erreur qu’elle ne soit jamais publiée sous une forme ou une autre », plaide en tout cas Philippe Goddin, président de l’association Les Amis de Hergé et auteur d’une biographie en sept tomes. La veuve du dessinateur, Fanny Rodwell, s’est longtemps opposée à tout projet éditorial au motif que son mari n’avait pas réussi à terminer ce récit de son vivant. « Je suis certain que s’il avait pris le temps de trouver une bonne dynamique narrative, il en aurait fait une excellente histoire », affirme Philippe Goddin.Rassemblées par Benoît Peeters, les huit planches crayonnées de Tintin et le Thermozéro et l’ensemble du matériel préparatoire ont pourtant été déjà publiés. C’était en 1989, une époque où il était encore facile d’emprunter des documents auprès des ayants droit de Hergé. L’éditeur, Rombaldi, a depuis fermé boutique. Le livre est devenu introuvable."Hergé, Fils de Tintin", de Benoît Peeters, Flammarion, 2002. Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitterFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Plaidoyer pour une fin de vie apaiséeLa famille Mifa, épisode 9Galichot en campagne, épisode 9tous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueCoquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?tous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueCoquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?tous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueCoquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?tous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Plaidoyer pour une fin de vie apaiséeLa famille Mifa, épisode 9Galichot en campagne, épisode 9tous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Plaidoyer pour une fin de vie apaiséeLa famille Mifa, épisode 9Galichot en campagne, épisode 9tous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Plaidoyer pour une fin de vie apaiséeLa famille Mifa, épisode 9Galichot en campagne, épisode 9tous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Gisèle Bienne panse ses blessures familiales Svetlana Alpers : regarder, tout un art Histoire de l’art, patience de l’œiltous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Gisèle Bienne panse ses blessures familiales Svetlana Alpers : regarder, tout un art Histoire de l’art, patience de l’œiltous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Gisèle Bienne panse ses blessures familiales Svetlana Alpers : regarder, tout un art Histoire de l’art, patience de l’œiltous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Julie Clarini Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle.Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud.Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth.Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés…De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possibles Prière d’insérer. Le djihadiste, ce fanatique de l’imagetous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possibles Prière d’insérer. Le djihadiste, ce fanatique de l’imagetous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possibles Prière d’insérer. Le djihadiste, ce fanatique de l’imagetous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Alain Beuve-Méry La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi :L’offre illimitée de livres illégale en France, les éditeurs divisésLe streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Stéphanie Gibaud, en première ligne pour protéger les lanceurs d’alerte Migrants : et si ouvrir les frontières générait de la richesse ? Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainstous les articles de la thématique En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »Il se rêve écrivainIl y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».Modèle économique à bas coûtAlors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.« Charismatique et entrepreneur efficace »Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »Prix symboliquesLibraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur. Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment lutter contre le réchauffement climatique ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Pascale Krémer A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.LittératureQuinze ans après sa mort, survenue le 6 juin 2000, Frédéric Dard, le père de San-Antonio, continue de faire preuve d’une réjouissante vigueur dont témoignent rééditions, compilations de bons mots (Dicocard) et une pièce de théâtre inédite. Amateurs et novices pourront se plonger avec délice dans cette prose truculente. Par exemple, dans la lecture de deux romans réunis sous le titre Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, écrits en 1979 et 1981 par un Frédéric Dard au sommet de son art. Préfacées par Jean-Pierre Mocky, ces satires des mœurs politiciennes ont quelque chose d’amer et de jouissif. Plus insolite encore est la pièce Les salauds vont en enfer, huis clos âpre entre un truand et un flic dont aucun des deux ne sait qui est vraiment l’autre, montée au Théâtre du Grand Guignol, à Paris, en 1954, par Robert Hossein. Guillaume Fraissard Y a-t-il un Français dans la boîte à gants ?, de Frédéric Dard dit San-Antonio, Omnibus, 878 p., 26 euros.Les salauds vont en enfer. Pièce en 2 actes, de Frédéric Dard, Editions universitaires de Dijon (EUD), 236 p., 16 euros.Dicodard, édité par Pierre Chalmin, Fleuve, 720 p., 19,90 euros. EssaiL’opposition entre le naturel et l’artificiel est spécifique aux sociétés occidentales. Si la plupart des sociétés ne conçoivent pas une nature séparée de l’action humaine mais plutôt un ensemble d’êtres avec lesquels les hommes sont en relation, en quoi la diversité des façons d’habiter le monde peut-elle orienter nos débats écologiques les plus urgents ? Pour répondre à cette question, Catherine et Raphaël Larrère choisissent la forme de l’« enquête philosophique », c’est-à-dire d’une clarification des concepts les plus discutés en philosophie de l’environnement (biodiversité, biotechnologies, catastrophe écologique…). Les auteurs plaident pour une justice environnementale qui fasse place aux différentes façons d’habiter le monde et instaure une jouissance équitable des biens communs dans une démocratie renforcée. Nul doute qu’un tel ouvrage, à la fois clair, informé et engagé, deviendra une référence dans les débats écologiques à venir. Frédéric Keck Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, de Catherine et Raphaël Larrère, La Découverte, « Sciences humaines », 280 p., 23 euros. RomanAustère, le thème de la première guerre mondiale ? Rebattu pour cause de centenaire ? Pas lorsqu’il est revisité sur le tempo allegro vivace de l’écrivain serbe Aleksandar Gatalica, qui conjugue si plaisamment érudition, ampleur de vue et art du détail. Sans parler d’un sens de l’humour et d’une verve qui vous attrapent d’emblée… Dans A la guerre comme à la guerre !, on trouvera, donnant vie à des armées de personnages, une fresque qui – depuis les trois coups de feu tirés par « un petit jeune homme sur le prince héritier et l’archiduchesse de Hohenberg » jusqu’à l’étonnante description par Apollinaire de son propre « chemin vers la mort » – se déploie selon cinq chapitres, un par année de cette guerre « foutrement longue ». A chaque fois, le point de vue varie ainsi que le pays d’où l’on raconte. Aleksandar Gatalica est à la fois historien, écrivain et un peu prof. On est saisi par l’efficacité de ses constructions, la fluidité joyeuse de son écriture et, bien sûr, hélas, par la profondeur étrangement actuelle de son propos. Quand des réalités européennes que l’on croyait irréversibles se retournent sous vos yeux d’un jour à l’autre. La dilacération du bonheur. Florence Noiville A la guerre comme à la guerre ! (Veliki rat), d’Aleksandar Gatalica, Belfond, traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, 570 p., 22,50 euros. Bande dessinéeVous aimez l’inclassable, le bizarre, le pas banal, vous allez être servi. C’est un petit annuaire de l’excentricité que propose l’illustrateur allemand Simon Schwartz à travers cette évocation de 43 personnages au destin « remarquable ». Il n’existe pourtant aucun point commun entre Joshua Norton, empereur autoproclamé des Etats-Unis au XIXe siècle, et Thomas Harvey, un pathologiste de l’université de Princeton qui déroba le cerveau d’Albert Einstein pour en comprendre le génie. Ou entre Joseph Pujol, pétomane du Moulin Rouge capable de jouer La Marseillaise avec son sphincter, et Shin Sang-ok, cinéaste sud-coréen enlevé par Pyongyang pour réaliser un remake socialiste de Godzilla. Et rien non plus ne réunit Hetty Green, la milliardaire la plus radine que la Terre ait portée, et les frères siamois Chang et Eng Bunker, qui eurent 22 enfants en tout avec leurs femmes respectives. Peu importe : artistes incompris, doux cinglés ou héros tragiques, ces iconoclastes méritaient qu’on confronte leur histoire personnelle dans un catalogue étrange nous invitant à réfléchir sur les potentialités insoupçonnées du genre humain. La prouesse de l’auteur est d’avoir traité chaque biographie dans un style différent correspondant à la forme narrative de l’époque évoquée. On en reste soufflé, comme disait Joseph Pujol. Frédéric Potet Vita obscura, de Simon Schwartz, traduit de l’allemand par Mathilde Ramadier, Ici Même, 72 p., 19,50 euros. Plus d’un demi-siècle de silence, et soudain, quel raffut ! Annoncé depuis cinq mois, le deuxième roman d’Harper Lee a été mis en vente le 14 juillet dans sa version originale, cinquante-cinq ans après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, dont les admirateurs s’étaient résolus à admettre qu’il serait l’unique livre de l’auteure, aujourd’hui âgée de 89 ans. En février, Harper Collins avait fait savoir qu’un inédit avait été retrouvé et qu’il serait publié avec l’accord d’Harper Lee. Go Set a Watchman était présenté comme la matrice et comme la suite de Ne tirez pas… Ayant été écrit avant celui-ci, en 1957, il racontait des événements postérieurs ; son éditeur avait convaincu l’écrivaine de le réécrire en le centrant sur l’enfance de l’héroïne.Lire aussi :Après cinquante-cinq ans de silence, Harper Lee publie son second romanLa publication de Go Set a Watchman a été orchestrée comme un événement planétaire, avec ses 2 millions d’exemplaires imprimés, disponibles dans 70 pays, ses préventes record sur Amazon, lesquelles n’ont pas empêché des scènes de frénésie et de communion aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Irlande. Des librairies ouvrant à minuit, le 14 juillet, envahies de clients voulant acquérir en premier leur exemplaire ; des marathons de lecture débutant sitôt l’ouvrage en vente…Questions autour des conditions de la publicationC’est qu’ils sont rares, les auteurs entourés par une légende à la mesure de celle d’Harper Lee. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, prix Pulitzer 1961, s’est vendu en anglais à quelque 30 millions d’exemplaires, et a été traduit en 40 langues (et adapté au cinéma par Robert Mulligan, avec Gregory Peck). Aux Etats-Unis, il est le roman le plus étudié dans les lycées, et le plus cité, avec la Bible, parmi les ouvrages susceptibles de changer une vie… Chaque année, 30 000 personnes se rendent à Monroeville (Alabama), où est née et vit Harper Lee, pour voir le lieu qui lui a inspiré le village de Maycomb, rendu inoubliable par le récit de la jeune Scout Finch. Son père, Atticus, avocat humaniste dans le Sud raciste des années 1930, défend un homme noir accusé du viol d’une femme blanche ; il est le personnage central de Ne tirez pas…, qui explore la question des rapports de classes et de races, celle du courage, de la transmission, de l’éveil à l’injustice.Dès le week-end, les journaux ont vendu la mèche : dans Go…, on découvre un Atticus Finch très différent du héros autrefois révéré par sa fille et par tant de lecteurs. Agée de 26 ans, la jeune femme, vivant désormais à New York, lui rend visite à Maycomb. Ce séjour est l’occasion d’un dessillement : Atticus, septuagénaire, tient des propos racistes et confie avoir assisté à une réunion du Klu Klux Klan. Une révélation dans laquelle le Daily Mail voit « ce qui peut se faire de pire en matière de scandale littéraire », et dont tous les critiques soulignent à quel point elle est « perturbante ». Mais si le Guardian, qui a consacré au livre un supplément de 16 pages, juge que cette lecture apporte une complexité bienvenue, le New York Times estime que « les personnages déversent des discours de haine » au fil d’une « narration pénible » – « sinueuse », dit le Los Angeles Times, selon lequel le texte montre bien « les promesses » de l’auteure, mais « s’écroule ».Derrière ces critiques mitigées pointent les questions autour des conditions de la publication. En février, l’avocate d’Harper Lee, Tonja B. Carter, affirmait avoir découvert le tapuscrit accroché à celui de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, durant l’été 2014. Le 11 juillet, elle a livré une autre version dans une tribune au Wall Street Journal, où elle explique avoir vu ces pages pour la première fois en 2011, quand un expert vint estimer le prix du manuscrit de Ne tirez pas…, et qu’il trouva au coffre un texte inconnu, dont il ne fut plus question avant que le souvenir n’en revienne à Mme Carter en 2014.Le New York Times souligne les revirements de l’avocate et les contradictions apportées par d’autres témoins. Quant à son allusion à un éventuel autre inédit encore au coffre, elle est accueillie avec suspicion par toute la presse, qui note la concomitance entre le choix de publier Go… et le décès, en novembre 2014, d’Alice Lee, sœur et avocate de l’écrivaine veillant sur ses intérêts depuis toujours… Mais si Harper Lee est âgée, sourde et vit recluse, des proches s’élèvent contre l’idée qu’elle aurait été abusée. Pour se faire une idée en français de la qualité du texte, il faudra attendre le 7 octobre, et sa parution chez Grasset, sous le titre Va et poste une sentinelle, dans une traduction de Pierre Demarty.Raphaëlle LeyrisJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Voilà une biographie de Mustafa Kemal dit « Atatürk », le père de tous les Turcs, qui ne fera pas plaisir à ses héritiers à Ankara et à ses thuriféraires européens. L’ouvrage de l’historien Fabrice Monnier, spécialiste de l’empire ottoman, propose un portrait sans concession de Mustafa Kemal (1881-1938), le héros de la bataille des Dardanelles en 1915. Sans concession, mais non sans une certaine admiration pour le père de la Turquie moderne, qui a transformé ce vieil Empire ottoman dépecé par les Européens au lendemain de la première guerre mondiale, en une jeune République occidentalisée et laïque, le premier Etat musulman à avoir séparé le politique du religieux dans le monde islamique.En France, le gazi (le victorieux) jouit d’une forte réputation auprès de certains milieux intellectuels qui voient en lui l’artisan d’une Turquie orientée vers le progrès, le jacobinisme, les valeurs républicaines, l’Europe et la mise à l’écart de l’islam dans la société. Fabrice Monnier ne nie pas cet héritage des Lumières propre au père de la nation turque. Mais, il sort des sentiers battus d’une histoire officielle turque qui n’a pas vu chez ce « loup gris » – expression éponyme de l’actuel mouvement d’extrême droite turque qui revendique son héritage – le dictateur et l’oppresseur qui sommeillaient en lui. Un personnage pétri de contradictionsTenant compte des travaux les plus récents sur « Atatürk », Fabrice Monnier procède à une histoire critique, grâce à une réévaluation de ce personnage énigmatique hors du commun en restituant sa part d’ombre et la dimension tyrannique de son pouvoir. Chef adulé pour avoir sauvé la nation turque du naufrage, Mustafa Kemal était pétri de contradictions, tantôt ouvert et plein d’empathie avec son entourage, tantôt impitoyable et froid avec son prochain.A lire cette nouvelle biographie, qui s’inscrit dans l’historiographie dissidente de la République turque, Mustafa Kemal passe pour un intouchable, un homme de la démesure dont les frasques successives ont rythmé le règne à Ankara, nouvelle capitale qu’il préfère à Istanbul, trop marquée par l’ancien régime. Il a combattu le califat, la monarchie et l’obscurantisme religieux, tout en se comportant comme un nouveau sultan à la tête de la République et du nationalisme turc. Anecdotes croustillantesFabrice Monnier réussit à retracer l’œuvre magistrale et la complexité d’un homme qui buvait une demi-bouteille de raki par jour tout en étant président, puis « guide » de la République en construction. Rempli d’anecdotes croustillantes et inédites , ce récit biographique a le mérite de la cohérence et de l’unité. Toutes les phases de la vie de ce leader charismatique, de son enfance mouvementée à sa mort en 1938, sont revisitées à la lumière d’une narration fidèle à l’histoire, très loin des clichés et de toutes les entreprises de falsifications du passé turco-ottoman.Les passages sur Kemal et la création d’une bourgeoisie turque, née sur les spoliations des biens grecs et arméniens, et sur les liens étroits noués entre Kemal et Hitler servent à mieux comprendre combien il est illusoire de vouloir changer l’identité d’un peuple par la force, même celle des lois.Atatürk, naissance de la Turquie moderne, Fabrice Monnier, CNRS Editions, 346 pages, 22,50 euros.Lire aussi :Recep Tayyip Erdogan se rêve en « sultan »Gaïdz MinassianJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Les vacances s’annoncent à peine mais, sur la route de la rentrée littéraire, c’est déjà le grand chassé-croisé estival. D’un côté, les livres de l’année écoulée. Salvayre, Gauz, Salter, Roudinesco, Carrère, Volodine, Bosc, Ismard, Zenatti, Ellroy, Donner, Selasi, Rolin, ­Adichie… impossible de citer tous les auteurs qui ont marqué l’équipe du « Monde des livres », et dont les ouvrages sont maintenant en chemin vers nos bibliothèques personnelles, toujours prêts à être relus.Lire aussi :Livres. Nos coups de cœur pour l’étéD’un autre côté, des livres à paraître cet automne et qui affluent quotidiennement au journal par dizaines. Moment d’excitation partagée : cartons en cascade, grand déballage, vol plané des prières d’insérer flottant dans les airs avant d’atterrir sur tel ou tel bureau…Au cœur de cet affairement, néanmoins, un certain ­ordre s’ébauche peu à peu sur nos étagères. En bonne place se trouvent les livres que nous avons déjà pu lire. Certains d’entre eux se sont même installés dans la première sélection du Prix littéraire du Monde, qui sera ­ décerné le 9 septembre :Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion);La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset);Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L'Olivier);Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia);Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud);Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard);Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil);La Carte des Menselssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser);Comme Ulysse, de Lise Charles (POL);D'après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). « J’avais commencé à midi, et il était bien minuit avant que j’aie entrepris les dernières caisses », écrivait le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) dans un texte enthousiasmant intitulé Je déballe ma bibliothèque, qui reparaît en poche (Rivages poche, « Petite bibliothèque », 224 p., 9 €). Evoquant quelques-uns de ses livres préférés (un Balzac, des textes pour enfants), il célébrait les joies du classement. Ma bibliothèque n’est pas encore dressée, disait-il, je ne peux pas encore « marcher le long de ses rangées pour les passer en revue, accompagné d’auditeurs amis ». On en est là. Et on a hâte de vous retrouver pour passer en revue ces livres avec vous, chers lecteurs amis. Rendez-vous le 20 août.D’ici là, et dès la semaine prochaine, retrouvez deux pages « Livres » chaque jeudi (daté vendredi) dans la formule estivale du quotidien.Jean BirnbaumJournaliste au Monde, responsable du "Monde des Livres"SuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter Edouard Launet La Revue des deux mondes fête cet été ses 186 ans, ce qui en fait sans doute la plus vieille revue européenne encore en activité. Ce journal du conservatisme éclairé se flatte d’avoir poursuivi une trajectoire « à distance des adhésions idéologiques dont les bilans désastreux parlent pour eux-mêmes ».Fondée en 1829, célèbre pour avoir accueilli des textes de Sand, Chateaubriand, Nerval, Dumas et autres grandes plumes du temps où elle était le rendez-vous littéraire du pays, la revue fut progressiste à ses débuts, soutenant la monarchie libérale de Louis-Philippe. Elle s’est raidie dès la révolution de 1848, puis n’a cessé d’évoluer vers « des positions politiques de plus en plus conservatrices sur le fond et modérées sur la forme qui la conduiront, par exemple, à une réserve plus que prudente pendant l’affaire Dreyfus, tout comme à se prononcer contre la guerre d’Espagne en 1936 », a naguère analysé Olivier Corpet, fondateur de La ­Revue des revues. Elle compte désormais moins de 5 000 abonnés, contre 40 000 juste avant la Grande Guerre.Pessimisme prophétique et réactionnaireDepuis cinq mois – depuis, exactement, que Valérie Toranian, ancienne directrice du magazine Elle, en a repris les rênes – la revue modérée a pris un drôle de tournant, servant à ses lecteurs des plats particulièrement relevés avec des interventions ou interviews d’Eric Zemmour, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Régis Debray : c’est un festin du pessimisme prophétique et réactionnaire. Les couvertures agressives et la mise en scène des dossiers ne font pas dans la dentelle, ­tirant la revue vers la polémique à l’arme lourde. Le virage inquiète plusieurs ­contributeurs : ils y voient une rupture avec le ­patrimoine génétique de la revue.Il est vrai que sont désormais aux commandes deux anciens patrons de la presse magazine. Deux, oui, car Franz-Olivier Giesbert, ancien directeur du Point, compagnon à la ville de Valérie Toranian et ami du propriétaire de la revue Marc ­Ladreit de Lacharrière, a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon specta­culaire puisque, aux dires de témoins ­effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti-intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre : « Il faut arrêter d’en­culer les mouches. » ­Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat ­intellectuel français, la phrase a fait sensation.Quelques attaques ad hominem (le grand islamologue Christian Jambet qualifié de « musulman fanatique » et l’éditeur Bernard ­Condominas de « censeur ») ont contribué à alourdir le climat. Deux membres du ­comité de rédaction se sont inquiétés de cette radicalisation au point de démissionner  : Bernard Condominas et l’écrivaine Edith de la ­Héronnière.Michel Crépu, qui a dirigé la revue pendant quinze ans avant de partir au début de l’année s’occuper de la gallimardienne NRF, craint ainsi que la Revue des deux mondes ne se transforme en « produit de marketing intellectuel ». Pour lui, le fond du problème est celui de la transmission : « La revue de la bourgeoisie ­cultivée française, dont le lecteur modèle était le proustien baron de Norpoix, ­semble avoir été abandonnée par les ­petits-enfants de Norpoix. »Le prophète ZemmourRupture ? Valérie Toranian s’en défend : « Nous voulons refaire de la revue un acteur pertinent et visible du débat d’idées, en phase avec son époque. Or il se trouve que les gens qui ont de l’audience aujourd’hui sont des pessimistes. » Quel degré d’adhésion avec les idées de ces plumes tonitruantes ? Dans le numéro de juin, Franz-Olivier Giesbert laissait poindre une sympathie, écrivant à la suite de l’interview d’Eric Zemmour : « Contrairement à Sartre, Barthes, Badiou, Althusser, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation. » Et l’auteur du Suicide français a pour FOG cette qualité de ne pas être un « intellectuel »,mais un « prophète rongé par un pessimisme compulsif ».C’est d’ailleurs dans cette logique, semble-t-il, que la revue consacre son dossier de juillet-août aux écrivains prophètes avec, au premier rang, Michel Houellebecq. ­Valérie Toranian écrit : « Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la ­société de consommation, les pensées ­visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et ­intellectuel. »Peut-être est-ce là la nouvelle idée-force : combattre la vacuité de l’époque par une angoisse radicale et bruyante. Plutôt les prophètes noirs que les penseurs encombrés de nuances. Mais alors, que va-t-il rester de cette ­Revue des deux mondes dans laquelle le narrateur d’A la recherche du temps perdu rêvait d’écrire ?Edouard Launet //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Peter Thiel, fondateur de PayPal, rêve d'un monde sans politique Migrants : et si ouvrir les frontières générait de la richesse ? Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainstous les articles de la thématique En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »Il se rêve écrivainIl y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».Modèle économique à bas coûtAlors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.« Charismatique et entrepreneur efficace »Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »Prix symboliquesLibraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur. Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment lutter contre le réchauffement climatique ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.  Pascale Krémer A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question.La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... Cela s’appelle tout simplement Grey et cela coûte 17 euros pour 556 pages. Le quatrième volet des aventures érotiques du milliardaire Christian Grey et de l’étudiante Anastasia Steele, rédigé par l’auteure britannique E.L. James, paraît, mardi 28 juillet, aux éditions Jean-Claude Lattès.Avec un tirage prévu de 400 000 exemplaires pour la France – 500 000 exemplaires en incluant la Belgique, la Suisse et le Canada – il s’agit, pour l’heure, de la sortie la plus massive de l’année. Avant les gros tirages de la rentrée littéraire et surtout la parution du 36e album d’Astérix, Le papyrus de César, prévue pour le 22 octobre.Le succès devrait forcément être au rendez-vous. La France n’a, en effet, pas échappé au raz-de-marée éditorial de cette romance sirupeuse, parue à partir de 2012. Les trois premiers volumes, Cinquante nuances de Grey, Cinquante plus sombres, Cinquante plus claires se sont écoulés au total, toutes éditions confondues, à 7,2 millions d’exemplaires.C’est grâce au flair et à l’absence de préjugés d’Isabelle Laffont, patronne des éditions Lattès, que le groupe Hachette a réalisé cette excellente opération commerciale. Le chiffre d’affaires de Lattès en 2013 a même correspondu au chiffre d’affaires cumulé des quatre autres maisons littéraires d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Stock et Calmann-Lévy).Paru le 18 juin aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le 4e volume, qui raconte l’histoire de l’étudiante et du milliardaire du point de vue de Christian, a été numéro un des ventes pendant quatre semaines avant d’être détrôné par Go Set a Watchman (« Va et poste une sentinelle ») de Harper Lee, l’auteur du best-seller Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.Trois livres, 125 millions d’exemplaires vendusGrey s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires, en langue anglaise. Le tirage a quant à lui dépassé les deux millions. Le livre est aussi sorti le 3 juillet en Espagne et le 16 juillet en Italie, où la trilogie avait rencontré un grand succès.La trilogie d’origine s’est vendu à plus de 125 millions d’exemplaires dans le monde. L’adaptation au cinéma du premier tome a rapporté 570 millions d’euros. Un deuxième film devrait sortir sur grand écran, en février 2017.Initialement prévue pour le 10 septembre, la sortie de Grey, cinquante nuances de Grey par Christian, a été avancée au 28 juillet. Pour réaliser cette prouesse – le livre est paru en langue anglaise le 18 juin –, il a fallu mobiliser une équipe de trois traducteurs : la québécoise Denyse Beaulieu, ainsi que Dominique Defert et Carole Delporte.En septembre 2014, la rentrée littéraire avait été bousculée par le lancement surprise de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiller, publié aux éditions des Arènes. Le titre de l’ex-compagne du chef de l’Etat avait capté une grande partie du lectorat qui, traditionnellement, achète les titres parus fin août début septembre.C’est pour échapper à ce dilemme et parce que Lattès publie à la rentrée le nouveau roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, sur laquelle la maison nourrit de grands espoirs qu’elle a avancé la publication de Grey.Alain Beuve-MéryJournaliste chargé de l'économie de la cultureSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitter //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/464684', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueAdrienne Charmet-Alix, au-delà de l’écran Björn Borg, l’archange du tennis Au Mount Washington Hotel, les fantômes de Bretton Woodstous les articles de la thématique Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi :Conversation avec Murong XuecunIl s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festivalFrançois Bougon Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. Michel Foucault va faire, bientôt, son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est le 5 novembre, a confirmé au Monde Gallmard, que paraîtront les deux volumes regroupés sous le titre Œuvres dans la prestigieuse collection.Figure de la philosophie des années 1960, historien, militant, titulaire d’une chaire au Collège de France, Michel Foucault est mort en 1984, à l’âge de 57 ans. Un peu plus de trente ans après sa mort, celui qui a écrit sur le pouvoir, la médecine ou la sexualité est célébré comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Il est aussi l’un des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde. L’an dernier, ses archives, classées « trésor national » par le gouvernement français, ont été rachetées par la Bibliothèque de France.Auteur de plusieurs ouvrages à son sujet, c’est le philosophe Frédéric Gros qui dirige la publication des œuvres de Michel Foucault par la Pléiade. Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, les trois volumes de L’Histoire de la sexualité ainsi qu’une sélection d’articles vont ainsi être rassemblés.« Devenir un classique, c’est bien sûr ambigu dans le cas de Foucault, a expliqué Frédéric Gros au magazine Télérama. Il ne construisait pas son œuvre dans la perspective d’être réuni un jour en un tout, clos sur lui-même. Sa vision de l’écriture était différente, davantage située dans la discontinuité, la rupture, et dans le fait de privilégier les infra-écritures, les marges littéraires. »Lire aussi :Michel Foucault, la pensée en actions Ceux qui ont eu la chance de les voir en parlent avec des trémolos dans la voix. Ce sont huit pages crayonnées « parmi les plus belles » jamais réalisées par Hergé. Elles sont les pièces maîtresses de ce qu’il reste de Tintin et le Thermozéro, projet inabouti que le maître entreprit à la fin des années 1950. L’ensemble du matériel – ces planches, des dizaines de croquis, pages d’études et autres scripts dactylographiés – dort dans un coffre-fort. Jusqu’à quand ? Verra-t-on un jour un vingt-cinquième album des aventures du reporter, dans le moule de Tintin et l’Alph-Art, histoire inachevée publiée en 1986, trois ans après la mort de son créateur ? Seule certitude : la matière est là.Récit d’espionnage sur fond de guerre froide, Tintin et le Thermozéro avait sa place dans cette période où Hergé tutoyait les sommets. Le dessinateur y crut. En 1957, il a terminé Coke en stock et traverse une crise profonde en raison de sa séparation avec sa première femme, Germaine. La lecture d’un article de Philippe Labro dans Marie-France attire son attention : il y est question de deux familles américaines devenues « radioactives » après le bris accidentel d’une pilule. Une trame se met en place dans son esprit. Un premier synopsis est ébauché sous le titre « La boîte de Pandore », mais l’histoire s’avère trop classique pour le Hergé tourmenté d’alors. Celui-ci préférera satisfaire son besoin d’épure dans ce qui sera son œuvre la plus intime, Tintin au Tibet.Une course-poursuite hitchcockienneIl y revient toutefois près de deux ans plus tard en demandant à l’un de ses collaborateurs, Jacques Martin, l’auteur de la série « Alix », de densifier son synopsis. Le résultat ne le satisfaisant pas, il sollicite Greg, scénariste des « Achille Talon », « Bernard Prince » et « Luc Orient », alors chargé de superviser les dessins animés inspirés des aventures de Tintin. Payé 50 000 francs belges, comme s’en souvient Roger Leloup, ex-collaborateur des Studios Hergé, Greg va écrire deux variantes : la première intitulée « Les pilules », la seconde « Le Thermozéro ». La structure du récit est celle d’une course-poursuite hitchcockienne.Des espions ont subtilisé un mystérieux produit destiné aux « futurs explorateurs de l’espace ». Ce composé chimique, le « Zero heating », peut déclencher une forte chaleur là où il n’y a pas d’oxygène, comme sur la Lune. Activé sur Terre, il embraserait les molécules de l’air. « Où se trouve-t-il maintenant, cet échantillon à côté duquel une bombe H n’est qu’un inoffensif pétard ? », lance Tintin, qu’un accident de voiture a mêlé à l’intrigue, sans deviner que la fiole a été glissée dans son imper.« Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Benoît Peeters, écrivainHergé va y croire, donc, mais pas longtemps. Il saborde l’amorce de l’histoire, que Greg a fait commencer à Naples, afin d’attaquer avec la scène de l’accident de voiture. Il n’apprécie pas plus l’épilogue révélant que l’inventeur du Thermozéro n’est autre que le professeur Tournesol. Surtout, il étouffe dans un scénario qui n’est pas de lui, comme il le confiera à l’écrivain et scénariste Benoît Peeters : « Je me sentais prisonnier d’un carcan dont je ne pouvais me défaire. Or, j’ai besoin d’être constamment surpris par mes propres inventions. »Si l’extrême rigueur de son style ligne claire ne l’indique pas, Hergé est d’abord un « feuilletoniste dans l’âme », comme le rappelle Benoît Peeters : « Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Le scénario de Greg va s’avérer « trop ficelé, trop construit, trop imbriqué pour être déconstruit », poursuit l’auteur du Monde d’Hergé (Casterman, 1990).Un scénario qui le désarçonnaitLe père de Tintin entretenait alors des relations complexes avec les membres de son équipe. « Il avait une très haute estime de ce qu’il faisait, se souvient Roger Leloup, 81 ans, l’auteur de Yoko Tsuno. Si nous l’aidions pour les décors, les accessoires, jamais il n’aurait laissé Tintin entre les mains d’un autre. Un jour, Jacques Martin et Bob de Moor avaient profité de son absence pour réaliser une planche de Tintin afin de lui montrer qu’ils en étaient capables. A son retour, Hergé est entré dans une de ces colères : “Quand je ne suis pas là, on ne dessine pas Tintin !” »Est-ce la peur de se « pasticher » qui a fait reculer Hergé avec ce Thermozéro taillé sur mesure ? « Ce scénario le tirait vers l’arrière, l’empêchait d’évoluer alors qu’il voulait repartir de zéro, estime Benoît Peeters. C’est l’époque où il quitte sa femme, se passionne pour l’art contemporain, fréquente des gens plus jeunes avec sa nouvelle compagne, Fanny. Hergé ne veut plus faire Tintin comme avant. Il perd cette foi première qui fait les grands conteurs. »Une publication devenue introuvableLe projet est de nouveau mis de côté : en 1960, un vol de bijoux appartenant à Sophia Loren sur le tournage des Dessous de la millionnaire lui inspire un autre récit – plus ambitieux puisque respectant les trois unités du théâtre (temps, lieu, action). Ce sera Les Bijoux de la Castafiore. Hergé n’oublie pas l’idée du Thermozéro, pensant la recycler pour une aventure de Jo, Zette et Jocko. Celle-ci ne verra pas plus le jour.Une malédiction pèserait-elle sur cette non-histoire ? « Ce serait une erreur qu’elle ne soit jamais publiée sous une forme ou une autre », plaide en tout cas Philippe Goddin, président de l’association Les Amis de Hergé et auteur d’une biographie en sept tomes. La veuve du dessinateur, Fanny Rodwell, s’est longtemps opposée à tout projet éditorial au motif que son mari n’avait pas réussi à terminer ce récit de son vivant. « Je suis certain que s’il avait pris le temps de trouver une bonne dynamique narrative, il en aurait fait une excellente histoire », affirme Philippe Goddin.Rassemblées par Benoît Peeters, les huit planches crayonnées de Tintin et le Thermozéro et l’ensemble du matériel préparatoire ont pourtant été déjà publiés. C’était en 1989, une époque où il était encore facile d’emprunter des documents auprès des ayants droit de Hergé. L’éditeur, Rombaldi, a depuis fermé boutique. Le livre est devenu introuvable."Hergé, Fils de Tintin", de Benoît Peeters, Flammarion, 2002. Cédric PietralungaJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journalisteSuivre ce journaliste sur twitterFrédéric PotetJournaliste au MondeSuivreAller sur la page de ce journaliste Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématique Petits meurtres entre amis à La Baule Le Vietnam, un « nouvel ami américain » ?Habiter le monde, nouveaux possiblestous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire.Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. »Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... Anne Favalier Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros.Anne Favalier //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueGalichot en campagne, épisode 9Coquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Bauletous les articles de la thématique Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation.Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueGalichot en campagne, épisode 9Coquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Bauletous les articles de la thématique Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsComment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi :Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Laure Belot //sas_manager.render(21483); ADVERT_AD(['50270/360741', 21483, '', 'pave_haut', '']);les derniers articles de la thématiqueGalichot en campagne, épisode 9Coquelicots d’Irak, épisode 9 Petits meurtres entre amis à La Bauletous les articles de la thématique Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi :Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivainsVous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi :Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio »Lire aussi :Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire »Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ?Laure Belot Florian Reynaud Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon.Florian ReynaudJournaliste au Monde